Isabel Heck était chercheure-boursière postdoctorale à l’équipe PRAXCIT (CREMIS) en 2012 et 2013. Elle travaille aujourd’hui comme chercheure en milieu communautaire pour l’organisme Parole d’excluEs et elle est également professeure associée au Centre de Recherche sur les innovations sociales (CRISES) à l’Université du Québec à Montréal.
À une ère de fortes coupures dans les services sociaux, où la pression pour une plus grande efficacité des interventions s’accentue et où un défi important consiste à joindre des clientèles dites « vulnérables », un organisme communautaire réussit, contre vents et marées, à mobiliser des familles immigrantes vivant en situation d’isolement, en investissant dans le développement de liens de confiance et de relations humaines. Cet organisme que nous appelons ici « Participation et entraide familiale » (PEF)1 a été fondé par une résidente d’origine africaine d’un grand complexe de logements sociaux à Montréal. Sa mission consiste à favoriser l’insertion des familles immigrantes dans leur milieu de vie. Elle intervient dans un environnement où se côtoient des personnes provenant de 70 pays différents.
Les immigrants vivant en HLM sont non seulement exposés aux difficultés socio-économiques communément vécues par des personnes à faible revenu, mais ils font souvent face à des défis supplémentaires découlant de l’apprentissage d’une nouvelle langue, de la non-reconnaissance des acquis, de l’appropriation de nouvelles normes sociales. Tous ces facteurs rendent l’insertion sociale pour les personnes immigrées et défavorisées d’autant plus complexe.
À la demande de la PEF de « mettre des mots » sur sa pratique et avec la collaboration de Pierre Langlois (organisateur communautaire du CSSS Jeanne-Mance) nous avons élaboré ensemble un projet de recherche pour mieux comprendre le fonctionnement de la PEF. Dans le cadre d’un stage postdoctoral à l’équipe PRAXCIT2, j’ai effectué un terrain ethnographique de cinq mois au sein de l’organisme. L’analyse des observations et des entretiens effectués avec des citoyens et intervenants permet de dégager quatre éléments caractéristiques de cette pratique qui parvient à joindre et à mobiliser les familles immigrantes : la proximité, la création de liens, la souplesse (en lien avec une approche «globale») et la réciprocité.3
Proximité
L’intervenante raconte comment sa pratique a commencé spontanément, en entrant en contact avec les gens qui l’entouraient dans son milieu de vie, bien avant de fonder la PEF en 2005 :« Quand je suis arrivée ici […] j’étais habituée de bouger au village avec les villageois, avec les voisins, avec ma mère, tout le monde […] Et arrivée ici, c’était un contexte tout à fait différent, surtout [dans cette HLM]. Personne ne se parlait. Les voisins, même pas « bonjour », là. […] Je me suis dit, bon, quand même, eux ils ne vont pas me dire «bonjour», mais moi je vais leur dire «bonjour», parce que mes enfants ne peuvent pas grandir dans un contexte comme ça».
Loin d’être découragée devant des portes qui ne s’ouvrent pas après une ou deux essais, elle persiste et songe à des stratégies qui permettent de les faire ouvrir : «Les papas ouvraient les rideaux et commençaient à me regarder. Et ils fermaient. OK! [Rires] Et je continuais dans les autres maisons. Plus tard, je revenais. Et ils disaient : « What do you want? » Et ils fermaient [le rideau], et je repartais. Et là je me suis dit: Ah, peut-être si je m’habillais comme eux, hein? […] Un jour, je retourne […] Ils ouvraient le rideau. Après, il a ouvert la porte. Je demande : « Comment on dit bonjour en bengali ou arabe? » « Asalam aleikum ». […] Et là, ils ouvraient la porte […] « Where do you come from? » Je dis: « I come from Bangladesh» – «Really? Bangladesh? » « Yes» «When? » Puis, après on a ri. Et j’ai dit : « I come from Africa », « Ah, Africa, which country? »
L’intervenante cherche ainsi littéralement les personnes chez elles – cette étape étant préliminaire à toute action de mobilisation et de participation ultérieure. Selon elle, créer des espaces d’accueil, tels des locaux communautaires, n’est pas suffisant en soi. Il faut inviter les gens à les habiter.
Liens
Dès l’entrée en contact avec les résidents, l’intervenante se présente d’abord comme une voisine plutôt que comme une professionnelle. Grâce aux échanges utilisant un vocabulaire simple tiré du langage de tous les jours, incluant quelques mots d’autres langues (arabe, bengali) ainsi qu’au recours au langage non verbal, elle arrive à communiquer avec les personnes pour créer des liens, même dans les cas où les échanges verbaux sont limités.
En dehors des visites à domicile, différents lieux permettent de tisser des liens et de les consolider. Le bureau de la PEF en constitue un. Les résidents rencontrés l’apprécient pour l’accueil qu’ils y reçoivent. Ils viennent pour y prendre un thé, échanger des nouvelles, demander un service ou encore pour donner un coup de main à l’organisme. Une jeune femme souligne le contraste entre cet accueil et l’expérience qu’elle a eue dans un autre organisme du secteur, où elle se sentait jugée et mal accueillie en raison de son origine. Les aires communes extérieures du complexe d’HLM constituent d’autres lieux où des gens se croisent et peuvent échanger, en particulier pendant l’été.
Une fois que les personnes viennent aux activités, celles-ci deviennent des occasions privilégiées pour tisser des liens. La fréquentation des activités se fait de façon graduelle. La présence des parents lors des ateliers de soutien scolaire ou leur participation à des fêtes constituent un premier pas. Viennent ensuite les activités où la participation des parents – des femmes en particulier – est plus active, tels les cafés-rencontres, les cours de natation ou les exercices physiques.
L’accent est mis sur la création du lien par des « visites d’amitié » dans les familles pour prendre un thé. Cette approche permet de créer des liens de confiance. Par la suite, les gens peuvent accepter de s’ouvrir pour discuter de problèmes vécus. Ainsi, l’intervenante devient une personne de référence à qui les personnes s’adressent en cas de problèmes. Ceux qui ne voulaient pas lui ouvrir leur porte au début lui confient maintenant des préoccupations de tout ordre. Au-delà des problèmes scolaires, économiques ou de santé, ils peuvent s’adresser à l’intervenante en cas de crises familiales ou de problèmes de violence.
Approche globale et souplesse
Un jeune homme d’origine haïtienne, qui avait participé aux premières activités de la PEF, raconte comment l’intervenante est arrivée à s’ajuster aux besoins du terrain : « elle a vécu tout le temps ici, elle a vu les […] petits jeunes qui ont grandi, qui sont allés dans la drogue. […] elle ne veut pas qu’on tombe dans cette affaire-là […] Elle a essayé une activité et elle a vu que ça n’a pas marché. Elle en essaie une autre. Jusqu’au jour où elle a vraiment posé la question : « Qu’est-ce qui vous intéresserait? » C’est comme ça que ça a commencé et marché».
Cet ajustement se traduit par un large éventail de secteurs d’intervention. Dans les premières années, il y avait, au-delà du soutien scolaire, différentes activités pour les jeunes, telles la danse et la boxe. Venaient ensuite les cafés-rencontres qui s’adressent à tous, mais qui avaient une forte présence de femmes. Puis, la PEF a expérimenté avec des projets en sécurité alimentaire et a organisé avec les femmes des séances d’exercice physique et des cours de natation. L’été dernier, les jeunes filles – majoritairement de familles originaires du Bangladesh – ont exprimé leur désir de faire du sport. À la suite d’une consultation avec celles-ci, des séances de badminton ont été organisées.
Ces activités englobent plus qu’un but. Par exemple, au-delà de l’activité de natation qui permet de faire de l’exercice, il y a de nombreux avantages selon nos observations et nos échanges avec des participantes : sortir de chez elles, prendre de l’air, avoir un moment dans la semaine à elles seules, sortir du quartier, diminuer le stress, socialiser, échanger avec d’autres, pratiquer le français.
Ce maillon entre la famille et le reste de la société devient un endroit où les personnes peuvent trouver quelqu’un à l’écoute de leurs demandes. Il permet de trouver des solutions avant d’aller ailleurs et de continuer leur chemin. C’est dans cette perspective qu’il est crucial que l’organisme soit souple et travaille de façon globale à partir des besoins des familles.
Réciprocité
La réciprocité de la relation d’aide est une dimension qui ressort des entrevues comme une caractéristique importante de la PEF. Il ne s’agit pas d’un organisme de services où les résidents sont de simples bénéficiaires. La plupart d’entre eux s’impliquent à leur tour dans l’organisme.
Cette réciprocité peut prendre plusieurs formes. Tandis que certains jeunes aident dans les ateliers de soutien scolaire, d’autres participent à l’organisation d’événements. Plusieurs familles contribuent en cuisinant des plats pour des fêtes, des cafés-rencontres ou pour l’assemblée générale. D’autres s’impliquent en animant des activités sportives. Encore d’autres mobilisent des femmes pour les séances d’exercices ou les cours de natation. On peut aussi échanger des savoirs. Selon une femme d’origine africaine : « quand je viens ici, ça me fait plaisir de voir qu’il y a des gens qui ne savent pas. Donc si moi je connais des informations, moi aussi je vais parler et passer ces informations. Et les autres aussi vont me dire des choses que moi je ne savais pas. »
Si une bonne partie des participants parle autant des « coups de main » qu’ils donnent à la PEF que de l’aide qu’ils reçoivent, pour certains, l’aide reçue est plus difficile à admettre. Quelques personnes mentionnent que la PEF aide les gens, mais pas eux-mêmes, personnellement. Certaines insistent sur le fait qu’ils participent pour encourager les autres et pour aider la PEF. Si aider quelqu’un peut être valorisant, se faire aider peut être stigmatisant, ou même faire «perdre la face» à quelqu’un. L’enjeu de la «face» – c’est-à-dire vouloir conserver l’image sociale que l’on veut projeter – est important dans plusieurs communautés avec qui la PEF travaille. À une exception près, cet enjeu n’a pas été abordé explicitement par les participants lors des entrevues, mais son importance est ressortie à travers l’observation participante. Le poids du regard de la communauté peut ainsi constituer un obstacle à la participation et à l’intervention. À cet égard, prendre le thé devient un espace légitime aux yeux de la personne et de la communauté. L’intervention passe inaperçue.
En effet, le regard projeté par la communauté – semblable à un village – sur les résidents est important pour la réputation de chacun. Une recherche effectuée une dizaine d’années avant la nôtre dans le même complexe d’HLM, intitulée Se libérer du regard, a fait état du regard extérieur qui stigmatise les résidants du complexe (McAll et al., 2001). Dix ans plus tard, l’enjeu semble s’être transféré à l’intérieur du complexe. Les participants à la PEF doivent maintenant «se libérer du regard» de leur propre communauté.
L’«avant première ligne»
À travers cette pratique, la PEF réussit à créer des liens significatifs avec bon nombre de résidents. Selon les estimations de la fondatrice, l’organisme joint aujourd’hui environ 150 personnes vivant dans le complexe d’HLM. Par la création de liens significatifs – qui aident à diminuer la méfiance et à favoriser le sentiment d’appartenance – la PEF amène les familles immigrantes à participer à l’organisme et les aide à une meilleure insertion à la société d’accueil. L’investissement dans la dimension relationnelle va à l’encontre de certaines pratiques courantes orientées en fonction de la «gestion axée sur les résultats» (Turcotte et Bastien 2010). Toutefois, cette dimension est cruciale pour le bien-être des personnes.
Pour beaucoup de participants, la PEF est le premier organisme qu’ils fréquentent en dehors des organismes destinés à une communauté religieuse ou ethnique particulière. C’est en ce sens que l’organisme constitue un maillon entre la famille et la société plus large, ou comme le dit la responsable : une « avant première ligne ».
Il y a cependant un problème de manque de reconnaissance semblable à ce qu’on retrouve dans d’autres pratiques de proximité. Tout comme dans le cas du travail de rue,4 avec qui la PEF partage certains éléments, les interventions de l’organisme se passent le plus souvent dans l’informel. Par exemple, prendre un thé avec quelqu’un n’est pas vue ou reconnue comme du travail et encore moins comme une intervention – même si de telles actions sont essentielles à la création de liens permettant une intervention réussie.
Un autre aspect du manque de reconnaissance a trait à la centralité du savoir d’expérience dans la pratique de la PEF. La responsable a développé sa pratique avec l’expérience qu’elle a en tant que résidante du complexe, mais aussi avec les savoirs acquis en Afrique. Sa pratique vient diversifier et enrichir les pratiques courantes au Québec, ce qui peut résulter parfois en des manques de compréhension de part et d’autre. Si certains organismes commencent à valoriser ce type de savoir,5 force est de constater que le savoir expérientiel est loin d’être valorisé dans les pratiques d’intervention.
Notes
1 : Pseudonyme
2: L’équipe PRAXCIT est une équipe de recherche en partenariat, financée par le Fonds québécois de recherche société culture (FQRSC). Elle vise à recenser, expérimenter, évaluer et valoriser des pratiques participatives en vue de produire des connaissances et développer des stratégies d’action sur les inégalités sociales.
3 : Pour une présentation détaillée des résultats, voir Heck, 2014.
4 : Duval et Fontaine, 2000; Paquin et Perreault, 2001.
5 : Cloutier, 2005
Références
Cloutier, G. 2005. Femmes immigrantes et organismes communautaires : partage d’histoires et de savoirs. Thèse de doctorat en service social. Montréal : Université de Montréal.
Duval, M. & A. Fontaine. 2000. « Lorsque des pratiques différentes se heurtent : les relations entre les travailleurs de rue et les autres intervenants », Nouvelles pratiques sociales, 13 (1) : 49-67.
Heck, I. 2014. Prendre sa place au Québec : pratiques alternatives de mobilisation auprès de familles immigrantes en HLM. Rapport de recherche. Montréal: CREMIS. http://www.cremis.ca/sites/default/files/rapports-de-recherche/rapport-mobilisationpef-2014_final.pdf
McAll, C., R. Bourque, J. Fortier & P.-J. Ulysse. 2001. Se libérer du regard : agir sur la pauvreté au centre-ville de Montréal. Montréal: Éditions Saint-Martin.
Paquin, P. & A. Perreault, 2001. Cadre de référence pour le travail de proximité en Montérégie. Longueil : Direction de la santé publique.
Turcotte, L. & R. Bastien. 2010. « Services publics, gestion axée sur les résultats et regards ethnographiques : utopie ou dystopie? », Alterités, 7 (2): 9-26.