En tant que médecins en CLSC, nous faisons un peu de tout. Nous voyons des patients au bureau, nous faisons de la clinique sans rendez-vous et des visites à domicile. Le CLSC des Faubourgs compte trois points de services : Visitation, Parthenais et Sanguinet. Ce sont des populations très variées mais si on veut caricaturer, sur Visitation, nous sommes dans le quartier gai, alors la clientèle est reliée à ces questions ; sur Parthenais, on parle plutôt de familles monoparentales et sur Sanguinet, on parle d’une clientèle itinérante. Auxquelles s’ajoutent sur tout le territoire les personnes âgées et en perte d’autonomie. La population immigrante s’accroît, avec les problèmes que cela comporte au niveau de la communication et au niveau culturel.
Lorsqu’une personne voit sa situation s’améliorer, elle quitte le secteur et est remplacée par des étudiants ou des gens à l’aide sociale. Avec l’augmentation du coût de la vie, ces populations font difficilement face aux problèmes qu’elles rencontrent. Au niveau de la santé, en lien avec cette situation socio-économique précaire et les habitudes de vie, les problèmes de santé apparaissent plus tôt dans la vie, par exemple, la haute pression, l’obésité et les maladies cardio-vasculaires.
Conditions de vie et de travail
Les personnes à faible revenu ont une moins grande diversité alimentaire. Certaines disent « je n’ai pas de sous pour des légumes frais », surtout pendant l’hiver quand le céleri, par exemple, est vendu jusqu’à quatre dollars la pièce. Elles n’ont pas de ressources pour ces produits frais et se rabattent sur les conserves. Il y a aussi des personnes en chambre qui n’ont parfois pas de frigo ou de cuisinière pour se faire à manger. Sur le territoire, 40% des ménages consacrent plus de 30% de leurs ressources pour le loyer. Ça fait qu’il ne reste pas grande chose pour les vêtements et la nourriture. Ils vont dans des cuisines collectives et fréquentent des ressources d’aide alimentaires.
De plus, 30% des personnes sur le territoire sont sur l’aide sociale et n’ont pas de travail régulier. Il y a des patients qui disent « si j’avais un emploi, ça irait mieux ». Je vois des patients déprimés. Dans bien des cas, la source du problème est sociale et non médicale. Il y a un taux de chômage élevé sur le territoire. Plusieurs travaillent dans la téléphonie et la vente. Ce sont des emplois frustrants avec des conditions de travail difficiles. Il y a de la pression et on en demande toujours plus, ce qui amène des problèmes comme le burn out. Beaucoup n’aiment pas leur emploi, mais disent «si je le quitte je vais en subir les conséquences ». Certaines personnes acceptent deux ou trois emplois pour joindre les deux bouts, ce qui pose des problèmes de sommeil et fait que les enfants sont laissés à eux-mêmes.
Le long terme
Comme médecins, on a plusieurs façons d’agir face à cette situation. Au niveau de la prise en charge, lorsqu’on rencontre un patient pour la première fois, nous faisons une évaluation de ce qu’il fait dans la vie afin de le situer. Ce qui est encore plus parlant, ce sont les visites à domicile qu’on peut effectuer dans le cas des personnes à mobilité réduite ou en perte d’autonomie qui ne peuvent plus venir au CLSC. Cela vaut beaucoup de discussions sur la façon dont elles vivent ; il s’agit juste de regarder. C’est important de se déplacer, de voir comment les choses se passent. On rencontre beaucoup de personnes âgées et des personnes sur l’aide sociale. Ce sont deux populations très démunies sur le territoire, dont plusieurs ont peu de support de la famille et des amis. Une fois chez elles, on ne se gêne pas pour, poliment, jeter un coup d’œil dans le frigo et voir s’il y a des aliments périmés. On regarde aussi l’ergonomie du logement, par exemple, un petit tapis mal fixé qui peut entraîner la chute. Ce sont parfois des personnes qui vivent avec le strict minimum – rien dans le frigo, pas de meubles – tout en parlant de leur situation avec pudeur.
Une de nos forces, qui est également une des raisons pour lesquelles je suis venue en CLSC, est le travail d’équipe. On a une infirmière dans le Groupe de médecine familiale (GMF), ce qui permet de prendre du temps sur les questions d’alimentation et sur les problèmes immédiats à régler. L’accueil social nous aide beaucoup. Par exemple, lorsqu’une personne n’a rien dans le frigo, on peut organiser quelque chose pour elle. Souvent, on a tendance à regarder ce qui ne va pas, mais c’est important de regarder nos forces aussi – l’équipe élargie et pas simplement l’équipe médicale. Comme je dis souvent, le patron, c’est mon patient. J’essaie de lui donner tout ce que je peux.
Une préoccupation que j’ai comme médecin depuis longtemps est la modification des habitudes de vie des jeunes, en lien notamment avec l’obésité, le diabète et le tabagisme, auxquelles s’ajoute le manque d’activité physique. Certains de ces problèmes arrivent pour ces populations dix ans plus tôt que dans d’autres groupes. Les adolescents sont branchés sur la télé et l’ordinateur. Je vois nos patients manger dans des McDo sur Ste-Catherine. Ils n’ont pas ce qu’il faut à la maison et se retrouvent dans des endroits où la nourriture est peu chère et rapide. De plus, l’alimentation est riche en graisses et en glucides. La publicité s’adresse aux jeunes pour placer les produits. L’école essaie de combler cela en partie, mais c’est insuffisant. C’est là où l’interdisciplinarité et la prévention ont un rôle important à jouer.
Nous donnons des services à des patients que l’on suit dans le long terme, alors que dans certaines cliniques, des médecins prennent les patients qui rentrent et qui sortent sans avoir de responsabilité à long terme envers ces derniers. Le Groupe de médecins de famille – qui regroupe également les médecins de l’Unité de Médecine Familiale (UMF) – suit une clientèle qui nous appartient et dont nous avons la responsabilité. En raison du manque de médecins à Montréal, tous les patients n’ont pas de médecin de famille et la clinique sans rendez-vous leur permet de nous consulter pour un problème ponctuel.
Le choix du milieu
Depuis deux ans, je suis chef de l’UMF. J’orchestre la formation des résidents de médecine de famille, qui est un programme de deux ans. En tant qu’enseignants, nous nous assurons que la formation est optimale au niveau de la forme et du contenu, puisque nous avons des comptes à rendre à l’université. Le territoire teinte la formation des médecins à deux niveaux. Quand je suis arrivée ici, il y avait des pathologies que j’avais moins vues ailleurs, comme les hépatites, le VIH ou les problèmes de santé mentale. On doit pédaler vite au début pour se mettre à jour sur des pathologies prévalant.
Les médecins-résidents qui choisissent de venir ici ont déjà une sensibilité par rapport à ces pathologies, aux conditions socio-économiques et leur intérêt est parfois déjà orienté vers l’itinérance ou la toxicomanie. Ce sont souvent des personnes qu’on a eues comme stagiaires ou qui connaissent la réputation du milieu. Quand on fait le décompte, il y a en a beaucoup qui continuent à pratiquer sur le territoire ou en CLSC et cela, d’autant plus avec les années. Cela facilite notre recrutement. La majorité des médecins de l’UMF sont passés par notre formation.
Notre contrainte se situe au niveau ministériel, notamment avec les Plans régionaux d’effectifs médicaux et les Activités Médicales Particulières (AMP). Dans le cadre des AMP, on oblige les médecins qui ont moins de vingt ans de pratique à faire des activités jugées prioritaires par le Ministère de la Santé et des Services sociaux et qui sont moins bien couvertes. Ces activités peuvent être des soins prolongés en Centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). On sait que lorsque les résidents sortent, ils ne sont pas attirés par les CHSLD, mais par l’action et l’urgence. Si tu veux travailler dans un milieu, tu dois donner de ton temps pour ces activités. On demande aux jeunes médecins de faire leur nombre d’heures en AMP mais le reste du temps de se joindre à nous pour faire, par exemple, des visites à domicile. Certaines AMP rejoignent la spécificité du territoire, comme le cas des patients en traitement à la méthadone. Les Plans régionaux d’effectifs médicaux fixent de leur côté le nombre de médecins qui s’installent sur l’île de Montréal, ce qui fait que les nouveaux finissants ont plus de difficulté à rester sur l’île et vont combler des postes ailleurs où les besoins sont tout aussi criants.
Mises en garde
Dans le cadre de la formation des résidents, nous avons un club de lecture d’articles scientifiques. Les résidents choisissent les articles qui leur parlent et nous les critiquons. Nous regardons leur méthodologie, leur construction, leur validité scientifique et leur applicabilité. On peut avoir des articles bien faits, mais sont-ils vraiment applicables dans la pratique de tous les jours ? La réponse n’est pas évidente, car l’applicabilité dépend beaucoup de la population qu’on soigne. On sait que 30 minutes de marche font une différence. On le dit à nos patients, mais comment l’appliquer et faire en sorte que cela ait un impact ? Ce n’est pas parce qu’un article est publié qu’il faut nécessairement changer l’ensemble de nos comportements. L’industrie pharmaceutique exerce des pressions pour l’utilisation de médicaments qui coûtent cher et qui apportent des améliorations parfois minimes par rapport à l’arsenal déjà en notre possession.
On essaie de mettre les résidents en garde et de les amener à cette réflexion : « Pourquoi as-tu choisi ce traitement plutôt qu’un autre ? Est-ce que c’est ton choix ou est-ce que cela t’a été suggéré lors d’un congrès par un représentant d’une compagnie ?» Je leur demande à qui rapporte le plus cet énième vaccin pour les bébés : au patient ou à l’industrie pharmaceutique ? Mais les choses changent. Les résidents eux-mêmes nous en parlent et ont parfois une longueur d’avance sur nous. Par exemple, si tel repas est financé par telle compagnie, ils ne veulent pas y aller. Mais tout ce qu’on nous apporte n’est pas mauvais; il n’y a qu’à regarder l’espérance de vie de la population qui progresse grâce aux avancées médicales.
Avec l’arrivée de l’Internet, une tranche de la population vient nous voir avec des questions beaucoup plus pointues. Ils ont déjà une idée de ce qu’ils veulent et de ce dont ils ne veulent pas. Ils m’apportent par exemple des articles sur les Omégas 3. Et je trouve cela intéressant. Mon rôle rejoint celui auprès des résidents. Je guide les patients dans leur questionnement. Ce n’est pas parce que c’est écrit sur l’Internet que c’est valable. J’essaie également de les mettre en garde par rapport aux médecines douces, qui sont en vente libre. Je leur conseille, par exemple, de regarder s’il y a un numéro d’identification sur la bouteille indiquant que ce médicament a reçu une évaluation. N’importe qui peut se dire expert de n’importe quoi et il n’y a pas forcément de contrôle. Il faut se questionner sur la dichotomie entre médecine traditionnelle et médecine douce. Autant il faut être prudent envers la dernière molécule que les compagnies pharmaceutiques essaient de nous faire avaler, autant les patients qui sont critiques de la médecine traditionnelle sont prêts à avaler n’importe quoi s’ils ont vu une publicité à ce sujet. C’est stimulant car cela nous empêche de dormir sur nos lauriers et de prescrire toujours la même chose. Cela évite le côté paternaliste qui a régné longtemps et qui est remis en question face à des patients beaucoup plus proactifs, qui n’acceptent plus n’importe quoi sans explications. C’est avantageux pour le traitement, car mieux le comprendre aide à avoir une meilleure adhésion à celui-ci et, possiblement, à produire de meilleurs effets.
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- Denise Fréchette
- Médecin, chef de l'Unité de médecine familiale du CAU-CSSS Jeanne-Mance