Histoires de travail : l’usine du monde

Depuis les scandales liés à la présence de mélamine dans le lait, de plomb dans la peinture des jouets et aux suicides de treize ouvriers à Foxcom, le plus grand manufacturier électronique au monde, l’étiquette « fabriqué en Chine » est associée à la piètre qualité, aux risques de santé publique et aux conditions de travail abusives. Pour les compagnies occidentales, mettre en évidence sur l’étiquette d’un produit qu’il a été conçu dans leur pays et rendre le moins visible possible sa provenance d’usines chinoises, constituent une stratégie pour créer une image de marque dans l’imaginaire des consommateurs. Cela permet de dissocier ce produit des représentations négatives associées à la production en Chine et alimente des sentiments de fierté nationale. Il faut se demander si un produit dont la conception est faite au Canada et la production en Chine mérite un soutien par les consommateurs nationaux. Les produits des compagnies canadiennes faits en Chine résultent-ils de meilleures conditions de travail que les produits d’entreprises transnationales telles Mattel, Wal-Mart ou Apple ?

À la suite de mes expériences comme consultante pour des compagnies canadiennes actives dans l’industrie du vêtement au Canada et en Chine au cours des six dernières années, j’ai observé que les acteurs corporatifs n’arrivent pas à faire respecter le droit des travailleurs chinois à de bonnes conditions de travail et qu’une prise de conscience à l’égard des manufactures chinoises se développe au Québec et au Canada.

La marmite

Je me souviens des conditions de travail exécrables dans une usine chinoise de duvet que j’ai visitée pour des clients canadiens. Trois ouvrières, dans une pièce de trois mètres par cinq, avaient le visage recouvert d’un bas de nylon. Elles faisaient le remplissage de manteaux avec des plumes et du duvet. Dans les pays du Nord, ce processus est généralement exécuté par une machine, et non manuellement. Je suis restée trois minutes dans la pièce et je n’ai pas arrêté de tousser pendant l’heure qui a suivi à cause des particules de tissu et de plumes suspendues dans l’air que j’avais respiré. J’ai de la difficulté à m’imaginer comment des bas de nylon peuvent filtrer l’air de cette pièce. Dans une autre manufacture, tout semblait en conformité avec les standards occidentaux industriels en matière de propreté, de modernité, de haute technologie et d’efficacité de l’organisation spatiale. Cependant, un étrange silence régnait sur les lieux; il n’y avait ni blagues ni conversations, mais une discipline omniprésente, attribuable probablement à la présence de caméras de surveillance. Je me sentais comme dans une marmite sous pression. Par contre, j’ai visité des manufactures vieillissantes et mal entretenues où les couturières étaient plus décontractées. Elles écoutaient de la musique sur leurs lecteurs mp3 ou des séries dramatiques relayées bruyamment par des radios. Un de mes collègues, anciennement propriétaire d’une usine semblable au Québec, a fait la remarque que le rythme de travail dans ces usines chinoises est deux fois moins rapide que dans certaines usines montréalaises. J’ai aussi visité une imprimerie sur tissu installée sous les toits d’une ferme. Équipée de machines de dernière génération, cette entreprise de type familiale ne correspondait pas à un modèle industriel de production.

Ces exemples d’entreprises suggèrent une variété de situations sur le plan de l’équipement et des installations ainsi que sur celui de l’autonomie des travailleurs. On y fabrique à la fois des vêtements pour des entreprises transnationales, nationales (étrangères) et chinoises. Néanmoins, des traits communs caractérisent ces manufactures : les bas salaires et les très longues heures de travail. Elles correspondent à des degrés variables à ce que certains nomment des sweatshops ou, en français, des « ateliers de misère ».

Habituellement, les ouvriers chinois commencent à travailler à 7h30 ou 8h00, prennent une pause-midi de 45 à 60 minutes, une deuxième pause d’une heure à 17h00 et font du temps supplémentaire jusqu’à 21h00. En période de pointe, qui peut durer jusqu’à six mois, ils travaillent parfois jusqu’à 23h00 ou minuit afin de respecter les délais d’expédition imposés par les acheteurs par peur des pénalités associées au bris de contrat. Une ouvrière s’est plainte à moi qu’elle n’avait pas eu de congé depuis vingt-sept jours et qu’elle devait travailler jusqu’à 21h00 tous les soirs. Un cadre m’a dit en toute franchise qu’il fallait recourir au temps supplémentaire six soirs par semaine pour compléter les commandes de Noël. Il a expliqué que le temps supplémentaire n’est pas obligatoire et que ceux qui n’y participent pas sont rarement pénalisés.

La nébuleuse

Aujourd’hui, les travailleurs chinois ont une meilleure sécurité sociale, ont recours à la grève de temps à autre (surtout dans la région de Shanghaï) et peuvent se plaindre aux agences gouvernementales s’ils se croient victimes d’un traitement abusif. Avec l’entrée en vigueur (variable selon les régions) de la nouvelle loi sur le travail en 2008, il semble y avoir moins de cas de discrimination et d’exploitation qu’auparavant (Ho, 2009). Cependant, les travailleurs demeurent soumis à une forme d’exploitation dans la mesure où ils doivent compenser – par le temps supplémentaire – un salaire de base qui est à peine suffisant pour assurer leurs besoins essentiels, sans parler des montants qu’ils doivent envoyer à leur famille quand celle-ci demeure à la campagne. Un responsable, qui a déjà travaillé sur le plancher de l’usine, a admis que les ouvriers sont sujets à des conditions qu’il ne souhaiterait pas à sa propre fille, même si ces conditions se sont améliorées à travers le temps.

En plus d’un État non-démocratique qui restreint la négociation collective et les manifestations, trois sources d’exploitation structurelle ont été identifiées par Pun (2005) comme des facteurs qui sous-tendent l’existence de ces sweatshops chinois. Dans un premier temps, le type de production capitaliste néolibéral et les investissements transnationaux qui visent la rentabilité à tout prix sont favorisés en Chine au nom du renforcement de la puissance nationale et de la modernisation à l’« occidentale ». En deuxième lieu, un système stratifié de citoyenneté, fondé sur l’enregistrement des logements, retire aux migrants ruraux leurs pleins droits de citoyenneté dès lors qu’ils quittent leur région d’origine. Troisièmement, le déséquilibre économique entre les régions pousse les populations des campagnes à s’exiler vers les régions industrialisées et urbaines, tout en déplaçant les populations des régions sous-développées de l’intérieur vers les régions côtières. Les désavantages économiques associés à la Chine rurale ne font que rendre encore plus attirante l’option de travailler dans les sweatshops pour survivre et pour participer à la Chine « moderne ». Ces forces à la fois globales et domestiques feraient de la Chine l’« usine du monde » et donneraient lieu à ce que Young (2006) appelle l’« injustice globale fondée sur le travail » (global labour injustice). La responsabilité morale peut être facilement évitée, repoussée ou déguisée par l’industrie mondialisée du vêtement, qui est structurée par une chaîne complexe de production et de distribution où interviennent des dizaines d’intermédiaires avant que le produit n’arrive au point de vente et entre les mains des consommateurs.

Dans cette nébuleuse de systèmes fondés sur la sous-traitance, où chacun cherche à maximiser son profit aux dépens d’autrui, les compagnies canadiennes ont tendance à exporter la production (et parfois, la conception) des produits en Chine. Agissant comme les entreprises transnationales, elles tirent des bénéfices de l’injustice globale fondée sur le travail en ignorant les conditions qui prévalent dans les sweatshops. Avec peu d’exceptions, les entreprises nationales canadiennes ne répondent qu’à leurs actionnaires et ne recherchent que le profit. Prises dans la compétition aux niveaux domestique et transnational, ces compagnies dépendent de leur clientèle « nationale ». Cependant, leur marché est limité sur le plan du volume des ventes et elles doivent constamment changer les produits en fonction des modes. Par conséquent, ces compagnies sont à la recherche des coûts de production les plus bas dans les usines en Asie et où les codes de conduite – indicateurs cruciaux des conditions de travail – sont soit inexistants, soit une simple façade.

Hypocrisie

L’accent mis sur les droits des travailleurs par les pays du Nord est souvent perçu comme hypocrite. Un propriétaire d’usine m’a raconté qu’un acheteur canadien qui lui avait demandé d’installer deux climatiseurs additionnels a retiré sa demande quand on lui a fait savoir que les coûts de production augmenteraient en conséquence. Quand on peut produire pour 30¢ un bien vendu au Canada à 160$, les critères de coûts et de délais de livraison priment sur les conditions du travail et le bien-être de la main-d’œuvre. Autrement dit, les marchandises valent plus que les êtres humains. Aussi longtemps qu’il n’y aura pas de scandale qui attire le regard des activistes mobilisés contre les sweatshops, ces compagnies ne se préoccuperont guère de leur responsabilité sociale.

Pour évaluer les usines en Chine, ces compagnies canadiennes dépendent de sous-traitants ou de compagnies privées dont les façons de procéder sont arbitraires. Beaucoup d’entre elles demandent aux sous-traitants de remplir eux-mêmes les évaluations des codes de conduite sans prendre la peine de visiter les manufactures concernées. Ces évaluations ne découlent pas d’une volonté de comprendre les conditions de travail ou les droits des travailleurs. Elles répondent à un besoin affiché de protection de l’image et des intérêts corporatifs. En cas de scandale concernant les conditions imposées aux travailleurs, les entreprises peuvent renvoyer la responsabilité aux fournisseurs, sous-traitants et inspecteurs qui ont souscrit à ces codes de travail et y sont liés légalement. De surcroît, quand les compagnies canadiennes restent très éloignées de la chaîne de production, les possibilités de faire une pré-inspection avant de signer les contrats ou de s’adonner à des visites surprises pendant la production sont réduites. Qui plus est, les relations avec les fournisseurs sont souvent de courte durée étant donnée la course aux coûts de production les plus bas, ce qui ne contribue en rien à l’amélioration de l’environnement de travail.

Seule une poignée de compagnies canadiennes rendent publics les résultats des évaluations qu’elles ont menées dans les usines chinoises, en indiquant le travail qui devrait être réalisé pour améliorer la situation. Une coopérative canadienne d’équipement de plein-air offre l’exemple d’une compagnie qui fait la promotion de la sous-traitance « éthique » et qui encourage la discussion publique sur les droits des travailleurs. Cependant, le problème ne se réduit pas à l’absence de documentation exigeant un respect réel des codes de conduite. Ces derniers peuvent eux-mêmes être révélateurs de zones grises et semer la confusion. Par exemple, il peut y avoir un manque de sensibilité aux réalités locales – qu’elles soient culturelles ou autres – comme si ce qui était bon pour les pays du Nord était transférable tel quel en Chine. Les normes industrielles sont imposées et mesurées selon des approches qui laissent peu de place au contexte local.

Par exemple, les fournisseurs chinois sont souvent perplexes devant la question de la longueur et de la fréquence des « pauses-café ». Boire du café peut bien être une habitude invétérée des travailleurs des pays du Nord, mais les travailleurs chinois ont d’autres goûts. Cette question pose problème non seulement en raison de son ancrage dans un style de vie « occidental » mais aussi de son lien avec le système de rémunération. Les codes de conduite ont tendance à ignorer le fait que 90% de la main-d’œuvre chinoise dans l’industrie du vêtement travaille à la pièce (Seijt, 2005). La pause-café peut être une préoccupation centrale pour qui travaille à un taux horaire fixe mais, en Chine, elle n’a pas la même signification. Le manque de sensibilité aux conditions des travailleurs chinois ressort à d’autres occasions. Par exemple, on insiste sur des « évidences » comme la présence de toilettes et de sorties d’urgence, mais on tient peu compte de l’impact des conditions de travail sur la santé des ouvriers. Alors que l’accent est mis sur le sur-chauffage des usines et le besoin d’air climatisé, on néglige le manque de chauffage pendant l’hiver, notamment dans les dortoirs, ce qui peut causer des engelures. De plus, les codes de conduite s’occupent peu de l’ergonomie. Le travail à la pièce et les longues heures passées au travail ont un impact en termes de fatigue, d’usure corporelle et de capacité de concentration et amènent un taux élevé d’accidents de travail (Johansson et al., 2010).

Le profit de l’injustice

Citoyenneté et consommation sont parfois considérées comme contradictoires dans la mesure où la première peut être associée à l’engagement civique et la dernière, au gaspillage et à la défense d’intérêts privés. D’après Marshall (1950), les mouvements citoyens de consommateurs peuvent alimenter la mobilisation politique et identitaire de manière éclatante. Des mouvements de lutte contre les ateliers de misère qui prennent pour cibles des entreprises transnationales comme Nike, Gap et Wal-Mart, sont autant d’exemples de citoyens consommateurs se mobilisant pour l’inclusion politique de ceux qui se trouvent en dehors d’une collectivité politique nationale donnée. Des campagnes de sensibilisation autour de certains produits vendus localement peuvent être ancrées dans des sphères politiques marquées par le nationalisme et l’anti-globalisation. Les poursuites entamées contre les compagnies de tabac indiquent aussi que les mouvements sociaux actuels investissent davantage le champ du droit pour changer les mentalités, modifier les normes économiques et imposer une moralité de restitution pour des dommages causés à autrui. Comme l’argumente Trentmann (2007 : 154), les « pratiques des consommateurs sont en train de contribuer à la révision de ce qui compte comme la ‘‘bonne vie’’». Les mouvements citoyens de consommateurs peuvent faire la jonction entre les sphères privée et publique, en reliant les pratiques quotidiennes de consommation aux grands systèmes de production et de distribution. Dans le cas de biens « conçus au Canada, fabriqués en Chine », les consommateurs sont rarement conscients du fait que les compagnies canadiennes ne se comportent pas mieux en Chine que les entreprises transnationales. Elles sont parfois plus critiquables que ces dernières quand il s’agit du respect des droits des travailleurs. Les mouvements de citoyens consommateurs au Canada, malgré leur potentiel, manquent de visibilité médiatique. L’absence de stratégies de boycott et de mobilisation soutenues et capables d’exposer les pratiques des compagnies à l’étranger profite à l’injustice. Depuis la campagne médiatisée contre le recours aux sweatshops en Amérique centrale par une compagnie montréalaise il y a cinq ans, les mouvements de consommateurs canadiens n’ont pas réussi à attirer l’attention des médias ni à avoir un impact sur les injustices liées au travail.

Prise de conscience

Nous avons parfois un léger sentiment de culpabilité en achetant des biens à bas prix que nous soupçonnons produits dans des conditions critiquables par rapport à nos standards. De telles conditions interpellent notre responsabilité morale (Calder, 2010). La dimension citoyenne de la consommation, latente dans les activités de tous les jours, peut être transformée en action politique.1 Je ne peux qu’appuyer les propos d’un inspecteur d’usine qui a exprimé que mettre fin à l’injustice globale liée aux conditions de travail dépendait de la capacité des consommateurs d’exercer de la pression sur les compagnies concernées (Frank, 2008). Des pratiques de consommation quotidiennes sous-tendent la prise de conscience publique (ou son absence) sur ces questions et ont un effet structurant sur le système social, de manière directe ou indirecte. Les citoyens consommateurs qui se constituent en mouvements sociaux d’envergure ont une capacité réelle de faire peur aux entreprises qui s’inquiètent de leur image publique et même, de leur survie face à de tels mouvements. Les stratégies traditionnelles de boycott et de manifestation ont eu un effet positif sur les façons de faire de compagnies comme Nike et Gildan, même si les salaires payés par ces dernières laissent toujours à désirer. De tels mouvements sociaux devraient cibler davantage les compagnies locales et nationales qui ont échappé, jusqu’à maintenant, à une critique soutenue et médiatisée.2

Notes

1. Parmi les actions possibles, on peut vérifier les sites web des compagnies visées et leur poser des questions quant à la dimension éthique de leurs pratiques de sous-traitance, lire avec attention leurs prises de position au sujet de la responsabilité corporative ou envoyer des lettres au parlement et encourager les législateurs à adopter la loi C-463 sur l’interdiction de la vente de biens provenant des ateliers de misère (McQuaig, 2009).

2. Texte traduit de l’anglais par Christopher McAll.

Références

Calder, T. (2010). « Shared Responsibility, Global Structural Injustice, and Restitution », Social Theory and Practice, 36(6): 263-290.

Frank, T. A. (2008). « Confession of a Sweatshop Inspector – Presidential Candidates are Calling for Tougher Labor Standards in Trade Agreements. But can Such Standards be Enforced ? Here’s what I learned from my Old Job », Washington Monthly, avril: 34-37.

Ho, V. et E. Harper (2009). « From Contracts to Compliance ? An Early Look at Implementation under China’s New Labor Legislation », Columbia Journal of Asian Law, 23(1): 35-107.

Johansson, B., Rask, K. et M. Stenberg (2010). « Piece Rates and their Effects on Health and Safety – A Literature Review », Applied Ergonomics, 41: 607-614.

Marshall, T. H. (1950). Citizenship and social class, Cambridge, Cambridge University Press.

McQuaig, L. (2010). « NDP MP’s Bill would Eliminate Sweatshop Labour Goods Imports », The CCPA Monitor, décembre2009/janvier 2010 : 9.

Pun, N. (2005). Made in China – Women Factory Workers in a Global Workplace, Durham, Duke University Press.

Seijt, G. H. (2005). Cases in Organizational Behavior, New York, Sage.

Trentmann, F. (2007). « Citizenship and Consumption », Journal of Consumer Culture, (7): 147-158.

Young, I. M. (2006). « Global Justice: Responsibility, Social Connection, and Global Labor Justice », dans Global Challenges : War, Self-Determination and Responsibility for Justice, London, Polity.