Histoires de travail : dans la vallée de l’Okanagan

Juan Miguel est un travailleur migrant mexicain employé dans une ferme de la vallée de l’Okanagan, en Colombie-Britannique.1 Quand il n’est pas en train de planter, d’élaguer ou de cueillir les fruits, il demeure dans un garage derrière une ferme en compagnie de Manuel et José.2 Les cultivateurs de l’Okanagan considèrent leur garage comme un lieu de résidence propice pour les travailleurs migrants mexicains. L’inspecteur qui doit évaluer la qualité des logements offerts avant que les cultivateurs aient le droit de faire venir des travailleurs migrants semble être du même avis. Dans le cas de Juan, comme le garage n’a pas de cuisinière, les travailleurs préparent leurs repas sur un barbecue. Il n’y a pas de toilettes non plus, ce qui les oblige à avoir recours aux champs à proximité. Bien qu’il s’agisse d’un cas extrême, il démontre le type de situation qui peut survenir. Qui en est responsable ?

Inspections

Juan Miguel, Manuel et José sont venus travailler sur cette ferme dans le cadre du Programme des travailleurs agricoles saisonniers. Il s’agit d’une entente établie entre les gouvernements canadien et mexicain pour faciliter le recrutement, l’embauche et la distribution des travailleurs sur les fermes du Canada. Alors que ce programme est appliqué depuis plusieurs années dans d’autres provinces, dont le Québec, il ne l’est que depuis 2004 en Colombie-Britannique. À Kelowna, au début du vingtième siècle, les cultivateurs dépendaient des travailleurs migrants chinois et, par la suite, dans les années 40, des travailleurs japonais expulsés des régions côtières. Dans les années 50, ces travailleurs ont été remplacés par des immigrants originaires de l’Inde et du Portugal. On s’est aussi fié à la réunification familiale pour maintenir les effectifs de la classe ouvrière agricole. Des étudiants originaires du Québec ont aussi été embauchés dans les fermes de l’Okanagan pendant plusieurs décennies. Depuis l’entente de 2004, le nombre de travailleurs migrants mexicains est passé de 400 en 2005 à environ 1 500 en 2010. Comme ailleurs au pays, la plupart des cultivateurs et organisations de la vallée de l’Okanagan se disent dépendants de cette main-d’œuvre pour la survie de l’agriculture. Les travailleurs migrants n’ont pas leur mot à dire quant à l’endroit où ils vont se retrouver, parfois pour des périodes allant jusqu’à huit mois. Ils ne participent pas à la détermination des conditions de location. Ils ne peuvent choisir ni leur employeur, ni leurs collègues de travail, ni leurs colocataires.Historiquement, les logements offerts aux travailleurs migrants dans la vallée de l’Okanagan ont toujours été précaires. Le programme actuel est censé offrir un avantage pour les travailleurs, comparativement à ce qui a déjà existé, dans la mesure où les employeurs sont maintenant responsables de fournir un logement. Il y a cependant une ambiguïté dans l’application des règlements. Les ententes bilatérales entre le Canada et les pays « sources » de main-d’œuvre exigent qu’à chaque nouvelle saison, les employeurs fassent la demande à Service Canada pour recevoir des travailleurs migrants. Entre autres documents, l’employeur doit soumettre les résultats de l’inspection du logement disponible, qu’il soit offert sur la ferme ou par un propriétaire à l’extérieur. Sont préférés les logements fournis sur la ferme. Ces logements sont ainsi inspectés une fois par saison, avant l’arrivée des travailleurs. La visite de l’inspecteur est importante pour l’employeur, dans la mesure où sa requête pour recevoir des travailleurs migrants n’est pas recevable sans l’approbation des logements fournis. Il n’y en a pas d’autres par la suite et les inspecteurs ne sont ni contrôlés, ni supervisés, à moins qu’une plainte ne soit déposée.En Colombie-Britannique, ce rôle d’inspection des logements incombe la plupart du temps à des compagnies privées. Une seule compagnie s’occupe de l’ensemble de l’Okanagan et, en 2008, un seul inspecteur travaillait à temps partiel pour couvrir toutes les fermes dans un rayon d’environ 200 kilomètres. À partir de nos entrevues, nous avons appris que parfois, une inspection peut exiger trois heures de route tandis que, pendant certaines périodes, il faut compléter cinq ou six inspections par jour. Les inspections sont souvent faites de manière expéditive, étant donné le peu de temps disponible : à peu près 30 minutes pour une première inspection et moins quand le logement a déjà été inspecté lors d’une saison précédente. Le cultivateur doit payer 85$ pour la visite de l’inspecteur. Il est étonnant que le gouvernement n’assume pas directement cette fonction et n’ait pas mis en place un système de contrôle de ces inspections faites par le secteur privé.Les inspections sont effectuées selon des directives générales et ne sont pas encadrées par des règlements gouvernementaux. Les orientations sont suffisamment vagues pour qu’une variété de types de logement soit acceptable. D’une part, les directives stipulent que « les constructions servant de logements pour les travailleurs migrants devraient être situées sur des terrains bien drainés, à l’épreuve des infiltrations d’eau, à au moins 100 pieds de granges ou de poulaillers, séparées d’édifices contenant des matériaux inflammables et pourvues d’éclairage et de ventilation adéquats. » D’autre part, des structures aussi variables que des maisons mobiles, des remorques, des bâtiments de ferme reconvertis, des dortoirs et des maisons familiales peuvent être acceptables selon ces directives, dans la mesure où il y a un lit par travailleur, un évier pour sept personnes, une toilette et une douche pour dix personnes et un approvisionnement constant en eau chaude et en eau potable. Les directives quant à l’ameublement et aux autres fournitures n’exigent que le strict minimum. Par exemple, il n’est pas considéré essentiel de fournir une pièce où les travailleurs peuvent se détendre et récupérer après de longues et dures journées de travail, même quand ces derniers travaillent sept jours par semaine pendant la récolte.

Isolement

Nous avons visité des roulottes, des bâtiments construits spécifiquement pour ces travailleurs, des bâtiments de ferme convertis en habitations et des baraquements avec de dix à quarante occupants. Ces logements comprennent généralement une cuisine ainsi qu’une ou plusieurs chambres et salles de bain. Dans les cuisines, on retrouve habituellement un réfrigérateur, une cuisinière, un évier, une table, des chaises en nombre suffisant pour les travailleurs, des ustensiles, parfois un four micro-ondes et une télévision sur le réfrigérateur. S’il n’y a qu’une chambre à coucher, c’est là que se trouve la télévision. La plupart des chambres à coucher que nous avons vues sont partagées, avec des lits simples ou superposés, des tables de chevet partagées par deux travailleurs ou plus, ainsi que des boîtes de plastique ou des armoires accrochées aux murs à côté de chaque lit pour le rangement des affaires personnelles. Nous avons vu dans seulement deux endroits des climatiseurs. Même si les directives indiquent que les planchers doivent être étanches et que les surfaces doivent être lisses et facilement nettoyables, ceux que nous avons observés sont de nature variable. Les surfaces en béton sont courantes, ainsi que les planchers de bois ou recouverts de prélart. Il y a de deux à quarante occupants par bâtiment et ces derniers n’y trouvent aucune intimité. De meilleures conditions de logement ont cependant été remarquées dans deux maisons visitées, où les travailleurs bénéficiaient d’une salle de séjour, d’une salle à dîner, d’une cuisine, de décorations et, dans un cas, d’une vue sur le lac Okanagan et d’un jacuzzi.L’accès au téléphone est souvent limité à un appareil qui doit être partagé avec l’employeur ou avec les autres travailleurs. Nous n’avons pas vu d’endroits dotés d’un accès internet pour les courriels ou Skype, bien que ces travailleurs soient loin de leur famille pendant plusieurs mois et que les appels longue distance absorbent une partie importante de leur budget. Plusieurs de ces travailleurs n’ont pas d’autre option que d’appeler chez eux à partir d’un téléphone public, ce qui coûte beaucoup plus cher. Il est habituel de voir de longues files de travailleurs mexicains devant les téléphones publics au Great Canadian Super Store à Kelowna, les jours de la semaine où les employeurs les emmènent magasiner.La signification du chez-soi pour les travailleurs migrants temporaires doit être comprise en rapport avec les conditions spécifiques de ce programme gouvernemental. D’abord, l’isolement et la ségrégation de ces travailleurs par rapport à la communauté « hôte » doivent être pris en considération, particulièrement quand ils sont logés dans des fermes à distance des villes; ils n’ont généralement pas les moyens de transport nécessaires pour sortir après les heures de travail ou pendant leur temps libre. Il faut aussi considérer que ces travailleurs disposent de peu de moyens pour les sorties et les loisirs, en raison du bas niveau de leurs salaires, des conditions de travail précaires et de leurs responsabilités familiales. Les réseaux communautaires et familiaux grâce auxquels ces travailleurs pourraient socialiser sont souvent inexistants et ils n’ont pas les compétences linguistiques nécessaires pour se débrouiller en dehors de leur propre groupe. Finalement, ils sont, pour la plupart, logés à proximité de leur employeur sur les fermes, étant ainsi sujets à la surveillance (explicite ou implicite) de la part de ce dernier.Tous ces facteurs contribuent à faire de leur logement le centre de leur vie au Canada. Curieusement, les ententes bilatérales ne conçoivent pas l’accès à de bonnes conditions de logement comme un droit humain, dans la mesure où il n’y a pas de contrôles stricts mis en place pour s’assurer du respect de ces conditions. Dans les faits, malgré les lignes directrices gouvernementales en matière de logement, cette responsabilité est laissée au bon vouloir de l’employeur, qui décide de la qualité de ces logements et, en conséquence, de la qualité de vie dont jouissent ces travailleurs « invités ».

La sourde oreille

Au cœur de ces ententes bilatérales entre le Canada et des pays du Sud qui visent à fournir de la main-d’œuvre pour l’agriculture, se trouve le principe de droits différentiels de citoyenneté. Des personnes qui ont vécu et travaillé au Canada pour des périodes allant jusqu’à huit mois par année et ce, dans certains cas, depuis la fin des années 1960, ne jouissent pas des protections et des droits accordés aux autres travailleurs œuvrant au pays. Ces travailleurs migrants ne peuvent ni négocier leur salaire, ni changer d’employeur à leur guise. Ils ne peuvent demeurer au Canada au-delà de la période contractuelle et doivent postuler pour ce programme chaque année depuis leur pays d’origine. Les travailleurs mariés avec famille à charge sont privilégiés lors de la sélection, même s’ils ne peuvent emmener leur famille avec eux lors de ces séjours au Canada.Sur la base de nos analyses des conditions de vie et de travail dans la vallée de l’Okanagan, nous avons découvert un manque de citoyenneté sociale et industrielle.3 Selon l’entente bilatérale entre le Mexique et le Canada, les travailleurs saisonniers ne peuvent choisir leur propre logement, sans compter qu’ils n’ont généralement pas les moyens de quitter les lieux de travail durant leurs temps libres et ne peuvent pas se déplacer librement autour de la ferme. La situation ressemble à celle de travailleurs salariés non-libres constituant une main-d’œuvre captive pour des employeurs à la recherche de travailleurs immobiles, dépendants et flexibles. Le programme fournit ainsi du « cheap labour » sur lequel les employeurs peuvent compter, avec la complicité des gouvernements (selon les termes d’un représentant de la Commission économique de Kelowna). Ces travailleurs migrants jouissent de peu de protection. Ils peuvent se plaindre au Consulat mexicain s’ils ont des problèmes mais souvent, ils se sentent abandonnés sur les fermes de l’Okanagan.L’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs migrants agricoles d’origine étrangère fait face à plusieurs obstacles, dont le peu de moyens qu’ils ont pour faire entendre leurs griefs, la rareté des organisations qui interviennent pour les soutenir, et la tendance des gouvernements à faire la sourde oreille devant les recommandations faites pour améliorer ces conditions. De plus, ils font face à un État néolibéral qui fait la promotion de la déréglementation et de la compétitivité entre pairs comme mode de gestion industrielle. Il se peut même que les abus augmentent avec l’étendue croissante des pratiques néolibérales chez les agriculteurs.Alors que la survie de l’agriculture est censée dépendre de cette main-d’œuvre importée, la pauvreté des travailleurs agricoles mexicains, qui a forcé des millions d’entre eux à migrer vers le nord à la recherche d’un emploi, affaiblit leur pouvoir de négociation et les oblige à accepter les conditions imposées par les ententes bilatérales.4

Notes

1. Cet article est fondé sur notre projet de recherche sur les travailleurs migrants mexicains dans la Vallée de l’Okanagan, projet subventionné par Metropolis BC. Voir Aguiar, L. M., Tomic, P. et R. Trumper, Mexican migrant agricultural workers and accommodations in farms in the Okanagan Valley, British Columbia, Metropolis BC (à paraître).

2. Les prénoms de Juan, Manuel et José sont fictifs, mais la situation est réelle et issue d’un témoignage présenté récemment à l’Université de Colombie-Britannique à Kelowna par Sandra Martinez, une organisatrice syndicale.

3. Par « citoyenneté industrielle » nous entendons les droits fondamentaux sur les lieux de travail que les travailleurs ont réussi à faire respecter pendant la période fordiste. La plupart de ces droits sont menacés avec la période postfordiste du capitalisme, quand ils n’ont pas été éliminés ou substantiellement réduits.

4. Texte traduit de l’anglais par Christopher McAll.