Deuxième processus : l’intensification des tensions qui entourent les savoirs en sciences humaines et sociales, et en particulier la délégitimation croissante des savoirs en sciences sociales. Rappelons ici les récents propos du premier ministre français Manuel Valls, tenus le 25 novembre 2015 à l’Assemblée nationale, appelant à lutter contre toute forme d’« excuse sociale, sociologique ou culturelle » à l’égard des auteurs – pour la plupart jeunes et français – des actes terroristes perpétrés en France une dizaine de jours plus tôt. Énoncée dès la fin des années 1980, aux États-Unis, par le journaliste et romancier libertarien Robert Biniditto, pour qui les sciences sociales constitueraient une « industrie de l’excuse » (Molénat, 2015), cette rhétorique de « l’excuse sociologique » n’est pas nouvelle. Déjà mobilisée en 1997 par le premier ministre français Lionel Jospin, elle peut être symétriquement interprétée comme une forme renouvelée d’anti-intellectualisme, reproduisant la confusion entre compréhension sociologique et justification morale (Lahire, 2016), et comme la mise en scène d’une posture de fermeté à l’égard de la délinquance et de toute forme de violence. Une mise en scène, partie prenante d’une rhétorique punitive, qui vient alors redoubler les critiques, en voie d’intensification depuis les années 1990 et exacerbées dans les contextes post-attentats, selon lesquelles les systèmes de justice pénale, et tout particulièrement les systèmes de justice des mineurs, entretiendraient des formes de « laxisme » axées autour de la « déresponsabilisation » des délinquants et des jeunes délinquants.
La diffusion de ces discours alimente la production d’un « cadrage punitif » de la délinquance juvénile, qui lui-même accompagne une dépolitisation du regard sur la violence, qu’elle soit individuelle ou collective. Le chapitre de Valérie Sala-Pala (« Do riots matter ? Une ville après l’émeute », p. 205-217) décline les ressorts de ce processus au niveau local. En se penchant sur les conséquences d’une « émeute urbaine » qui survint dans un quartier populaire d’une commune de gauche de l’agglomération de Saint-Étienne, à la suite de la mort suspecte d’un jeune en garde à vue, l’auteure souligne le processus de dépolitisation des violences urbaines, stigmatisées « comme des manifestations illégitimes, apolitiques et déviantes, liées à une culture délinquante ou à l’éclosion de conflits entre communautés supposées revendiquer leur particularisme et incapables de s’intégrer dans la société française ». Si l’émeute a produit des effets, favorisant notamment le développement de certaines politiques publiques tournées vers le regain d’attractivité de la commune et la restauration de son « image », ces réponses consacrent, dans le même temps, la coupure entre les jeunes concernés et le personnel politique local (Masclet, 2003).
Cette délégitimation des sciences sociales s’exprime également, de manière différente quoique complémentaire, dans le champ académique. Au moyen d’une étude bibliométrique centrée sur la littérature en criminologie, en sociologie et en travail social, le chapitre de Karl Desmeules et Michel Parazelli (« Contrôler la délinquance à la source : une tendance nord-américaine », p. 41-58) met au jour la domination (presque) sans partage, en Amérique du Nord, d’une lecture « prédictive » de la prévention de la délinquance. Inspirée par différentes approches (biopsychologie, écologie du développement, éthologie ou criminologie appliquée), celle-ci se fonde sur la légitimité d’un paradigme positiviste qui renforce ce que les auteurs nomment – à la suite des réflexions de Pierre Paillé (2012) – une « épistémologie du contrôle ». Cette dernière s’oppose à une seconde approche de la prévention, minoritaire mais vivante, que les auteurs qualifient de « prévenante ». Également inspirée par différentes approches savantes (socio-anthropologie de l’adolescence, psychanalyse, théorie des mouvements sociaux), cette autre lecture s’appuie sur un paradigme compréhensif et une double épistémologie, « du sens » et « de l’action », aux antipodes du paradigme précédent.
C’est d’ailleurs en partie au nom de cette seconde lecture que de nombreux acteurs de la protection de l’enfance et de la jeunesse, en France, se sont élevés contre la publication par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), en 2005, d’un rapport intitulé Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent, qui préconisait notamment « le repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école maternelle ». Quelques mois plus tard, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, proposait dans l’avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance un « dépistage précoce des enfants présentant des troubles du comportement », finalement abandonné dans le texte voté en février 2007. Symbole des controverses qui entourent les savoirs, leur production, leurs usages et leur circulation internationale, la contestation d’ampleur qui s’est déployée en France, dirigée contre les nouveaux paramètres de la recherche nord-américaine, taxés de « comportementalisme », de « biologisme » ou de « néoscientisme positiviste » (Lafortune, 2007) et accusés de faire le jeu de la « frénésie sécuritaire » des élites politiques françaises (Mucchielli (dir.), 2008), a alors donné lieu à la constitution du collectif « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans », rapidement soutenu par de nombreux organismes, dont la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, le Syndicat national des psychologues, la Ligue des droits de l’homme, etc.
Regard sur les pratiques
Ces quelques éléments permettent non seulement de mettre au jour la relativité nationale des paradigmes dominants dans l’appréhension de la délinquance et de son « étiologie », mais également de souligner les formes d’appropriation et d’hybridation, voire de contestation, dont ces paradigmes sont l’objet. Reste dès lors à interroger, dans la continuité de cette observation, les effets du cadrage punitif sur les pratiques des principaux acteurs professionnels chargés du traitement quotidien des jeunes délinquants. S’il a des effets très concrets, notamment en matière de production législative, on observe dans le même temps que ces acteurs professionnels, parties prenantes d’administrations qui disposent d’une histoire et d’une culture qui leur sont propres, conservent des capacités d’action qui leur permettent de faire vivre, y compris sous pression, des conceptions – et donc des cadrages – historiquement concurrents. Cette situation crée des configurations complexes où toute rupture, dans le champ politique et législatif, se confronte à des formes de continuité dans le champ administratif et professionnel, donnant lieu au déploiement de luttes de catégories, autour notamment d’une opposition structurante, déjà mentionnée plus haut, entre les catégories liées au thème de la jeunesse menacée, à éduquer et à protéger, et les catégories liées au thème de la jeunesse menaçante, qu’il faudrait réprimer et dont il faudrait se protéger.
Dans ce cadre, on pourrait défendre l’idée, assez facile, selon laquelle ces catégories se distribuent selon les acteurs de la chaîne de contrôle. D’un côté se trouverait l’institution policière, reproduisant dans son activité une conception punitive du traitement des déviances, et liée notamment à des politiques urbaines axées autour de la sécurité des rues et du maintien de l’ordre public, ce que montrent plusieurs chapitres dans l’ouvrage, en particulier celui de Céline Bellot et Marie-Ève Sylvestre (« Le contrôle policier des jeunes itinérants à Montréal : une atteinte aux droits fondamentaux », p. 165-179), et celui de Joana Vargas et Natasha Elbas Neri dans le contexte hautement répressif qu’est celui du Brésil (« Jeunes, police et “pacification” à Rio de Janeiro : A History of Violence », p. 181-192). De l’autre se trouveraient les institutions socioéducatives, au sein desquelles les acteurs professionnels – travailleurs sociaux, éducateurs, psychologues ou psychoéducateurs – resteraient attachés à une conception éducative, ou réhabilitative, du traitement de la jeunesse. Si, dans une certaine mesure, une telle lecture peut se défendre, et cela d’autant plus facilement qu’elle tend à structurer les représentations que les acteurs des institutions socioéducatives se font de leur activité, elle a néanmoins le défaut de sous-estimer les reconfigurations que connaissent les « conceptions éducatives » elles-mêmes, en proie à d’importantes transformations.
Notre propre chapitre (« Les centres éducatifs fermés n’ont-ils de “fermés” que le nom ? », p. 89-102), consacré au fonctionnement de dispositifs de placement créés en France en 2002 dans le cadre de la loi dite « Perben I », montre le rôle croissant joué par la contrainte – en particulier la contrainte pénale – dans les pratiques de traitement de la délinquance juvénile (voir aussi Sallée, 2016), ouvrant la voie à la prééminence controversée d’une conception éducative axée autour de l’impératif moral d’une « responsabilisation » des jeunes. Ce constat, avec d’autres, devrait nous inviter à réfléchir collectivement au rôle que pourraient jouer les sciences sociales pour peser de leurs analyses dans ces espaces de controverses. Peut-être l’une des pistes réalistes pourrait-elle consister, comme y invite Laurent Mucchielli dans la postface de l’ouvrage, à documenter « [les] marges, [les] expériences innovantes, voire un peu décalées », qu’elles viennent du monde socioéducatif, policier ou judiciaire, « et, lorsqu’elles le méritent, [à] valoriser ces autres façons de travailler avec les jeunes » (« Postface : convergences et suggestions », p. 235-238). Certes, ajoute-t-il, « il est probable que nombre de ces expériences innovantes disparaissent elles aussi actuellement, sous le coup des processus de standardisation et de formalisation à la fois budgétaires, organisationnels et intellectuels […]. Mais c’est une raison de plus pour aller étudier ce qu’il en reste. »