Emploi de proximité, développement local, accompagnement : faire pencher la balance

Propos recueillis et mis en forme à partir d’entrevues avec Gérard Talbot et Kristiane Gagnon, anciennement organisateur communautaire et agente d’information au CLSC Centre-ville (CLSC des Faubourgs).

Nous sommes en 1995 dans le quartier des Faubourgs. Le quartier est en pleine effervescence, car France Film souhaite ouvrir un complexe cinématographique de 17 salles de cinéma, juste en face des maisonnettes unifamiliales des Habitations Jeanne-Mance (HJM). Les promoteurs du complexe qui devait ouvrir ses portes près des HJM avaient vu les choses en grand : construite à l’angle des rues St-Denis, Émery, Sanguinet et Brazeau, la bâtisse enfreignait les règles d’urbanisme de la ville par sa hauteur. Les résident-e-s des HJM craignaient pour leur qualité de vie et leur environnement, car un mur aveugle devait donner sur le complexe d’habitations, obstruant de fait la lumière naturelle du jour. Parce qu’un tel projet portait atteinte à la jouissance, par les locataires des immeubles voisins, de leur droit de propriété, l’édification des salles de cinéma nécessitait au préalable un passage en consultation publique afin d’obtenir une dérogation de la Ville. Mais vue sous un autre angle, la construction d’un nouveau commerce rimait également avec la création de nouveaux emplois. Pourquoi ne pas saisir cette opportunité pour tenter de faire pencher la balance en faveur de l’emploi de proximité et permettre aux résidents du quartier à la recherche d’un emploi d’avoir une priorité à l’embauche?

Accompagné de Kristiane Gagnon, agente d’information, Gérard Talbot, organisateur communautaire au CLSC Centre-ville y voit une ouverture pour répondre à leur mandat : stimuler l’emploi, le développement local et la lutte contre pauvreté aux HJM et dans le quartier à travers une série d’initiatives.

Un noyau constitué de l’équipe communautaire et de quelques locataires s’active et met en place une « démarche type » qui sera appliquée chaque fois qu’une nouvelle entreprise verra le jour dans le quartier. Afin de négocier à armes égales avec la direction, la première étape consistera à cartographier les profils professionnels et aspirations des personnes à la recherche d’un emploi sur le territoire, en recensant leurs besoins, qualifications et compétences, avec la collaboration de la Corporation de développement communautaire (CDEC) Centre-Sud/Plateau Mont-Royal. Les résultats du sondage montraient un besoin d’accompagnement personnalisé à l’emploi chez certaines personnes, mais surtout une forte volonté de travailler, la maitrise de trois langues chez la grande majorité des jeunes locataires des HJM, et — chez les femmes et les jeunes aux études surtout — l’importance de pouvoir travailler à proximité de leur domicile et de leur lieu d’études, ce qui représentait des arguments de poids à présenter à France Film.

Le groupe de travail profite de l’audition publique de France Film pour procéder à la deuxième étape en sensibilisant la direction au développement local et en lui présentant le vivier de compétences et de qualifications disponibles dans le quartier. La direction se montre ouverte à accorder la priorité d’emploi aux habitants du quartier lors de l’ouverture. Afin que cette promesse ne reste pas lettre morte, le groupe constitué des deux membres de l’équipe communautaire et de quelques locataires des HJM décide de donner une base plus solide aux démarches entreprises. C’est ainsi que le 25 juin 1996, un noyau de bénévoles engagés se regroupe, sans structure formelle, de façon autonome et de manière suffisamment souple pour pouvoir favoriser la flexibilité et faire émerger la créativité requise pour mener les futurs projets : le Comité emploi était né.

Le vivier

Ouvert à toutes et à tous sans restriction, le Comité emploi opèrera sur le territoire allant du boulevard Saint-Laurent à la rue Amherst à l’est et de la rue Sherbrooke au nord à la rue Viger au sud. Sa mission consistera à favoriser le développement local et trouver des stratégies pour maximiser la création d’emplois durables pour les habitants du quartier. Parmi les stratégies étudiées, la sensibilisation des personnes vivant dans le quartier, le développement de partenariats locaux, la prévention de la délinquance et de la toxicomanie et le développement d’un sentiment d’appartenance chez les communautés ethnoculturelles aux HJM. L’engagement, la motivation et l’envie de travailler vers un objectif commun, c’est-à-dire la création d’emplois de proximité, constituent alors le moteur du comité. La même valeur est accordée à chaque parole, provenant de résident-e-s comme de professionnel-le-s et toutes les décisions y sont prises en consensus. Dans l’objectif de travailler selon sa propre philosophie et de pouvoir investir tout son temps, son énergie et ses ressources sur le terrain pour développer l’emploi, le comité fonctionnera de façon indépendante financièrement. Ce mode de fonctionnement semble séduire les communautés ethnoculturelles, y compris celles avec lesquelles la barrière de la langue aurait pu constituer un obstacle, comme la communauté chinoise par exemple. Par ailleurs, les jeunes, en particulier ceux et celles des communautés latino-américaines, feront preuve de beaucoup de dynamisme au sein même du comité.

La conjoncture économique vient bouleverser les prémisses de l’entente entre le comité et la direction de France Film lorsque Cinéplex Odéon rachète le complexe cinématographique. En effet, les nouveaux responsables ne montrent aucun intérêt à la collaboration amorcée avec les responsables de France Film. L’heure était venue de viser un cran plus haut en demandant le soutien du monde politique. Muni des lettres d’appui d’acteurs majeurs au niveau municipal, fédéral et provincial, le Comité emploi parvient, avec l’aide de la CDEC Centre-Sud, à convaincre la direction de Cinéplex Odéon de réserver un pourcentage d’emplois aux personnes du quartier. La troisième étape de la démarche type aura pour objectif d’en informer les personnes à la recherche d’un emploi et de leur préciser les différents postes à combler : restauration, accueil, orientation des visiteurs. Selon Kristiane Gagnon, les résultats dépassaient les attentes : « à notre grand étonnement, toutes ces personnes croyaient véritablement à la réussite du projet. En d’autres mots, les gens se mirent à rêver à un retour prochain sur le marché du travail »

Une grande place étant accordée aux jeunes, le Comité emploi comble les besoins des personnes ayant des difficultés à faire leur CV ou qui ne sont pas habituées aux entrevues d’embauche, en collaboration avec les organismes communautaires Intégration Jeunesse et Opération Placement jeunesse. Dernière étape du processus, il remet les CV des résident-e-s intéressé-e-s à Cinéplex Odéon, qui les considérera en priorité. Finalement, à l’ouverture, une vingtaine de personnes est embauchée, dont une majorité de jeunes des communautés latino-américaines des HJM.  En informant tant la direction de Cinéplex Odéon du vivier de compétences à proximité que les locataires des HJM des prochaines ouvertures de poste, le comité contribuera ainsi à aiguiser d’autres réflexes de recrutement que celui de se tourner essentiellement vers les universités pour recruter des étudiants et des jeunes.

Opportunités locales

À la suite de cette première expérience réussie, l’énergie du Comité se concentre vers l’emploi, le développement local et la réduction de la pauvreté. Dans une perspective de développement local, toute activité sur le territoire peut se transformer en opportunité. Le centre-ville de Montréal s’anime de festivals durant l’été. Pourquoi ne pas en profiter pour faire embaucher des jeunes? Le festival Juste pour Rire se montre très intéressé par la démarche du Comité emploi. C’est ainsi que durant plusieurs étés, des jeunes et des adultes des HJM seront recrutés pour assurer la sécurité, installer des scènes ou encore transporter du matériel. De même, en 2001, lorsque l’un des premiers magasins d’alimentation du quartier ouvre au Complexe Desjardins, la propriétaire se montre ouverte à recruter en priorité des personnes des HJM. Mais face aux appels sans réponse ni retours de quelques candidat-e-s, le service de recrutement d’IGA se voit obligé de passer à d’autres candidats. Le comité réalise l’importance de faire un suivi avec certaines personnes souvent loin du marché du travail. Il jouera parfois le rôle de relais entre les candidat-e-s et les services de recrutement.

En 2001, les premiers coups de pelle annonçant la construction de la Grande Bibliothèque Nationale et Archives Nationales du Québec sont donnés sur le boulevard Maisonneuve. Le comité rencontre rapidement la direction de la Grande Bibliothèque afin de la sensibiliser à sa démarche et d’obtenir une priorité d’embauche pour les résidents et résidentes du quartier. Les types de postes offerts, l’environnement de travail, les salaires et avantages sociaux et les conditions d’emploi suscitent un afflux massif de candidatures de la part des locataires des HJM et du quartier. L’expérience est complexe pour le comité, car l’institution demande notamment une expérience minimale de 6 mois en bibliothèque. À l’ouverture en 2005, une dizaine de personnes seront engagées. La même année, la Maison Théâtre de la rue Ontario offre également une formation sur mesure en techniques de la scène à quelques jeunes.

Parallèlement, le comité explore les possibilités d’encourager les petites entreprises locales et de développer un volet d’économie sociale. Si aujourd’hui, en 2014, les camions de cuisine de rue ont l’autorisation de sillonner Montréal, une dizaine d’années plus tôt, le projet du Comité emploi consistant à vendre de la nourriture sur la place publique, se voit opposer un refus de permis de la part du comité consultatif de l’arrondissement de Ville-Marie. Les mêmes limites se posent lors de l’ouverture d’un marché public de vente de fruits et légumes bio par des personnes de l’éco-quartier Centre Sud, sur l’espace  aujourd’hui vide, autour du métro Saint-Laurent. La création de cette entreprise d’économie sociale avait permis le recrutement de jeunes résidents du quartier pour travailler au kiosque, distribuer des circulaires et livrer des commandes d’aliments. Cependant, n’ayant pas obtenu l’appui de la Ville – par exemple, l’eau nécessaire pour arroser les cultures devait être puisée à l’intérieur du métro, devant le refus de la Ville d’installer une source d’eau – le marché fermera ses portes après une année.

Soutien et suivi individualisé

À partir de 2006, les activités du comité prennent un autre tournant. Les locataires des HJM qui bénéficient de ses services constituent un microcosme hétéroclite, dont une grande partie a émigré ou vient des communautés ethnoculturelles. Les sondages de recensement des qualifications et des profils professionnels des locataires en recherche d’emploi avaient soulevé la question de la reconnaissance des diplômes, des formations et de l’expérience acquise dans les pays d’origine, ainsi que des besoins en soutien et en suivi individualisé vers l’emploi. Il n’est pas rare de rencontrer des femmes qui souhaitent retourner sur le marché du travail après avoir longtemps été mère au foyer. Déphasées par rapport aux nouvelles réalités du marché, le CV n’est pas toujours à jour, les qualifications peuvent être dépassées, et un accompagnement peut s’avérer utile. Pour les nouveaux arrivants, il est primordial de briser le cercle vicieux dans lequel ils se retrouvent quand ils ne possèdent pas d’expérience professionnelle au Québec, pourtant requise par les employeurs. Avec l’accent mis sur le développement des emplois de proximité dans les débuts du Comité emploi, il était difficile de répondre à ces besoins.

Grâce à une entente entre la Corporation des Habitations Jeanne-Mance (CHJM) et la Commission scolaire de Montréal (CSDM), cette dernière met à disposition une conseillère en formation scolaire du Centre de ressources éducatives pédagogiques (CREP) qui, une demi-journée par mois, reçoit les locataires dans un local aux HJM et propose des solutions personnalisées en fonction de leurs problématiques : par exemple, insertion, réorientation, volonté de changer d’emploi, informations pour compléter les études ou faire des stages, manque de confiance en soi. Les réponses apportées sont tout aussi variées que les problèmes identifiés et vont de l’inscription au YMCA ou dans un groupe de femmes au Y des Femmes, à une évaluation des diplômes des personnes de l’extérieur du Québec, en passant par des méthodes de remise à niveau du profil professionnel ou encore des références à des entreprises d’insertion, organismes en employabilité et institutions scolaires. Depuis 2006, c’est quelques centaines de personnes qui ont été reçues et suivies individuellement par le comité.

Un réseau de liens

En évitant de restreindre son mandat au niveau de l’emploi, en utilisant la confiance et la crédibilité établie avec les habitants du quartier pour appuyer une recherche sur la pauvreté réalisée par le CREMIS, en participant à des Rendez-vous Jeanne-Mance ou encore à la vie communautaire des habitants du quartier, le comité a tissé et maintenu un réseau de liens dans le milieu communautaire, les entreprises d’employabilité et les organismes d’insertion, qui en a fait sa force motrice. C’est cette collaboration avec les ressources du milieu qui permettra l’obtention d’un local gratuit aux HJM en 2006, donnant ainsi accès à un environnement de travail. Avec des locataires des HJM au cœur du comité et donc au cœur du terrain, le comité bénéficie d’une proximité exceptionnelle avec les personnes rencontrées, en comparaison avec les centres d’emploi du gouvernement. Par exemple, Berthe Marcotte, intervenante de milieu, est résidente depuis plus de 30 ans aux HJM et continue de faire connaitre le comité aux personnes et aux groupes communautaires. Car en tant que passerelle entre le gouvernement et les HJM, le lien qu’il entretient avec la collectivité lui confère la possibilité de connaitre la meilleure façon d’approcher, d’accompagner et de suivre les personnes. Quand un matin, une femme arrive au comité en pleurs et raconte son découragement devant l’échec de ses recherches d’emploi, signifiant ainsi l’impossibilité de s’échapper des violences conjugales qu’elle subit, il est plus aisé à un comité de proximité de l’accompagner au CLSC pour rencontrer une travailleuse sociale et tenter de lui apporter un soutien approprié. Ce sont des situations aussi délicates que celle-ci que le comité a la possibilité de gérer.

Le facteur proximité

Depuis son origine, le comité est demeuré un comité local, sans structure formelle, non incorporée et sans ressources financières, mais qui a pu bénéficier d’une infrastructure fournie par le CLSC, puis par la CHJM. Les activités du comité pendant 18 ans ont permis d’identifier divers freins à l’emploi. Parmi eux, les personnes d’origine immigrante vivent des situations complexes dans leurs démarches d’intégration à l’emploi, notamment en raison des exigences (linguistiques, scolaires, professionnelles) imposées par la société d’accueil, ainsi que la non-reconnaissance des expériences acquises en dehors du Québec. La déqualification professionnelle, l’absence d’expérience professionnelle québécoise, les études secondaires non complétées ou le manque de connaissance du français constituent également des entraves importantes au niveau professionnel. Or, un emploi constitue un facteur important dans l’intégration des personnes immigrantes au Québec ainsi qu’un facteur de protection contre la pauvreté, cette dernière pouvant ensuite entrainer des impacts tant sur la sécurité financière, que sur la santé mentale et physique.

Le moteur du comité a toujours été la motivation de ses membres pour la cause de l’insertion sociale à travers l’emploi et la formation. Le bilan des activités démontre l’importance d’une ressource de proximité pour favoriser le développement local de l’emploi tout en offrant des services personnalisés pour l’emploi. Le facteur proximité a été un élément crucial auprès des femmes ayant des enfants, leur permettant d’éviter de perdre du temps dans les transports pour pouvoir le passer auprès de leur famille. Entre les festivals estivaux, le développement de l’Îlot Voyageur et du CHUM, le territoire regorge d’opportunités pour continuer à développer les emplois de proximité. Dans l’immédiat, une réflexion avec deux acteurs du quartier – la CHJM et la Table de concertation du Faubourg St-Laurent – est prévue pour déterminer la meilleure manière de poursuivre les activités du Comité emploi et continuer à répondre aux besoins des personnes sur le territoire, tout en lui donnant une assise permanente et un nouveau souffle.

Notes

1. Avant sa fusion avec le CLSC des Faubourgs.

2. Monté en 2003 en collaboration avec la Corporation des HJM (CHJM), le comité jeunes des HJM, la Table de concertation du Faubourg Saint-Laurent, la CDEC Centre-Sud/Plateau Mont-Royal, le Comité emploi et d’autres organismes.

3. Les Rendez-vous Jeanne-Mance sont organisés par le CSSS Jeanne-Mance en lien avec ses partenaires afin d’échanger sur les différents projets, activités et programmes en cours.