Éloignement des services publics : contraintes et sens critique

Dans le cadre d’une action collective à destination d’un foyer de travailleurs migrants, Ismaël, un Malien âgé de 34 ans, s’est vu proposé un bilan de santé gratuit.2 Il a accepté, bien qu’il jugeait son état de santé bon. Au cours de ce bilan de santé, le médecin lui a diagnostiqué un problème aux yeux et aux oreilles. Le médecin l’a orienté directement, non sans difficulté, vers les urgences hospitalières afin de traiter ses problèmes auditifs. Son oreille droite était gravement infectée. Il n’entendait plus de celle-ci et risquait la surdité s’il n’était pas rapidement pris en charge médicalement. Ainsi, alors qu’il avait un problème de santé handicapant, puisque altérant son audition, et qu’il pouvait bénéficier de soins gratuits, Ismaël n’avait pas consulté de médecin depuis son arrivé sur le sol français, il y a plus de sept ans.

Des situations identiques sont de plus en plus constatées et documentées en France. Ces situations surprennent et inquiètent à la fois. Elles surprennent, d’une part, parce qu’elles touchent davantage les personnes en bas de l’échelle sociale, c’est-à-dire celles qui, a priori, ont un état de santé plus dégradé que celui du reste de la population et devraient ainsi être suivies sur le plan médical. Elles surprennent également pour qui connaît le système de soins français : plusieurs dispositifs ont été mis en place dans les années 1990 pour favoriser l’égal accès aux soins pour tous, par exemple en soutenant les dispositifs de soins gratuits ou en renforçant l’accès à une complémentaire santé gratuite. Et, d’autre part, l’éloignement du système de soins pour une partie de la population inquiète à la fois les professionnels de la santé publique, les acteurs politiques et associatifs ou encore les chercheurs, car, derrière, les enjeux sont multiples : sur le plan de la santé publique (le non-recours aux soins aggraverait la santé des personnes et contribuerait aux inégalités sociales de santé), de la citoyenneté (chacun devrait bénéficier de manière égale de ses droits politiques, civiques, mais également sociaux, dont le droit à la santé et aux soins) et enfin sur le plan économique (éviter les surcoûts liés à des retards aux soins).3

Les réflexions sont ainsi en cours pour savoir quelles sont les actions à mener pour « aller chercher les personnes les plus éloignées du système de santé ».4 Or, en amont, il reste que l’explication de ces situations échappe pour une bonne partie à ceux qui s’en préoccupent. Quand nous étions en contact avec des médecins ou des intervenants sociaux par exemple, ils nous interpellaient avec cette question récurrente : « alors, vous, les sociologues, qu’avez-vous à dire là-dessus ? ». Pour y répondre, nous avons fait le choix de rencontrer les personnes directement concernées par les situations que nous souhaitions comprendre, vers qui le micro est peu tendu alors même qu’il est question d’elles. L’enquête nous a amenés à réaliser une centaine d’entrevues5 avec des personnes repérées et désignées par nos différents partenaires (dont des associations et des centres d’examen de santé) comme étant « problématiques », du fait de leur précarité sociale et de leur situation de « non-recours aux soins ».6 La démarche était celle d’une sociologie compréhensive qui a l’avantage de restituer les points de vue des individus sur leurs situations, de reconstruire le sens qu’ils attribuent à leurs pratiques, expériences et actions.

Non-accès

« On a pas le droit de se soigner ». Dans ses propos, dont nous isolons ici un court extrait, cette femme juge insuffisantes et surtout injustes les conditions d’accessibilité aux soins. Comme d’autres, elle fait état du parcours nécessaire pour obtenir les services d’un professionnel de santé, où l’on doit faire face à une succession de barrières, qui sont d’autant plus hautes que l’on est situé en bas de l’échelle sociale. Comme au Québec, les personnes signalent les longs délais pour obtenir des rendez-vous, mais mettent également l’accent sur la raréfaction de l’offre médicale dans certains territoires, les refus de soins dont sont victimes certains patients et le coût des soins. Pour comprendre en quoi consistent ces barrières, il faut se replacer dans le contexte de la France, dans lequel se situent les entrevues. Par exemple, sous couvert de « responsabiliser » les usagers et de réduire le déficit public de santé, les réformes successives ont eu depuis les années 1990 pour effets d’augmenter la contribution financière des patients et surtout d’augmenter la place de la couverture complémentaire dans la prise en charge des dépenses de santé (Elbaum, 2008). Or l’accès à celle-ci reste très inégal : les ménages les plus riches consacrent 2,9% de leur revenu avant impôt pour souscrire à une complémentaire, alors que les ménages les plus pauvres y consacrent 10,3%, de surcroît pour obtenir une complémentaire santé de moins bonne qualité (Kambia-Chopin et al., 2008). Il y a bien eu la mise en place de la couverture maladie universelle complémentaire (Cmu-C)7, mais ce dispositif n’est pas utilisé par tous ses bénéficiaires potentiels (Revil, 2010) et il n’évite pas le classique effet de seuil ni le statut stigmatisant qu’il confère aux personnes qui en bénéficient. Des trous persistent dans ce qui a été présenté comme « un filet de sécurité » pour les plus pauvres.

Les témoignages abondent de la part de personnes qui renoncent à consulter, parfois définitivement mais le plus souvent temporairement, du fait de barrières qui se succèdent. En ce sens, ces constats viennent pleinement réactualiser les observations faites par la sociologue Parizot il y a quelques années : « la décision de consulter ou non un médecin dépend effectivement des possibilités de recours, à la fois financières, géographiques et matérielles. Or, de manière générale, les structures sanitaires ne sont pas accessibles à tous de la même manière. Par ailleurs, les circuits d’accès, l’orientation des patients par les professionnels, ainsi que la distance sociale et l’image des centres médicaux conduisent à des phénomènes de dissuasion symbolique qui tendent à éloigner certains types de clientèles de certaines structures. Parfois même, la dissuasion dépasse le stade du symbolisme… » (Parizot, 1998 : 39). C’est le cas lorsque des discriminations viennent directement, sous de multiples formes, entraver l’accès aux soins de certaines catégories de la population (Carde, 2010).

Au-delà des problèmes strictement relatifs au (non-)accès aux soins, les entrevues permettent de saisir comment les personnes vivent ces situations. Les témoignages renseignent à de nombreuses occasions sur le ressentiment ainsi occasionné, c’est-à-dire ce « mélange d’envie et de mépris qui joue sur un différentiel de situations sociales et fixe les responsabilités du malheur que l’on subit sur les catégories placées juste au-dessus ou juste au-dessous sur l’échelle sociale » (Castel, 2003 : 48-49). Au-dessus, on retrouve la critique d’une « médecine à deux vitesses », « à l’américaine » où on est abandonné lorsque l’on est en bas de l’échelle sociale. Dit plus simplement, comme l’avance amèrement un homme rencontré en entrevue, « je suis pauvre, je crève ». Au-dessous, de manière plus inattendue, les critiques portent sur les personnes plus pauvres, mais qui sont éligibles à des aides et prestations sociales. Pour résumer ce point de vue, la possession de la Cmu-C ou de l’Aide médicale de l’État (Ame)8 privilégierait les plus pauvres dans la prise en charge de leur santé et ne les exposerait alors pas à des renoncements financiers. Typique est le cas d’un homme qui a perdu plusieurs de ses dents de devant à cause d’un accident de travail, dans le cadre de son métier de plombier. Il s’est renseigné pour obtenir les soins nécessaires, avant de s’y résigner. Le faible niveau de remboursement l’en empêche. Or, l’absence de soins le stigmatise au sens où elle lui confère un « attribut qui jette un discrédit profond » (Goffman, 1975 : 13) en le faisant ressembler, selon ses propos, à « un clochard qui, parce qu’il boit trop, parce qu’il fume trop, il a perdu ses dents ». Il critique alors les bénéficiaires de l’aide sociale, qui seraient favorisés par rapport à lui sur le plan des soins : « ce n’est pas un luxe que je voudrais me permettre. C’est un accident de travail. Je travaillais, je cotisais…  je vois les Rmistes, ils ont plus d’avantages que moi, quoi. Alors que moi, c’était pour le travail ». Sur le même principe, dans d’autres entretiens, ceux qui sont ciblés sont les « réfugiés politiques », qui, « quand ils arrivent en France, ils ont tout, le logement, la voiture, la Sécu ».

Les entrevues laissent entendre que les personnes « éloignées » du système de soins se considèrent davantage comme des personnes oubliées ou, plus fortement, comme mises à l’écart du système de soins et « rejetées » de la société. On le voit avec le cas du ressentiment, l’accès aux soins dépasse les aspects proprement sanitaires pour toucher des enjeux sociaux relatifs à la cohésion sociale. Le principe selon lequel cette dernière passe par l’accès de tous aux droits sociaux, principe très fort en France et plus généralement en Europe, est ainsi fragilisé par la succession d’obstacles rencontrés par certaines personnes lorsqu’elles veulent bénéficier de soins et qui leur laissent penser qu’elles ne peuvent pas bénéficier des mêmes soins, et donc des mêmes droits, que le reste des citoyens. Une « société de frontières » semble bel et bien se dessiner autour des enjeux d’accès aux droits sociaux (Warin, 2010).

Non-utilisation

Ce qui vient d’être dit dépend d’un élément : des besoins de soins doivent être identifiés par la personne et elle doit se projeter dans une démarche de soins. En effet, ce n’est qu’à cette condition que l’on peut ressentir des obstacles. Or, une partie de nos enquêtés ne parlent pas d’obstacles ni de barrières. Non sans surprise, les questions posées à ce propos ne faisaient pas sens à l’ensemble des interlocuteurs. Malgré les relances, les aspects économiques, géographiques et professionnels étaient rapidement abordés, pour ne pas dire évacués. La  raison en est simple : ils sont dans la non-demande. On passe ainsi de la problématique du non-accès à celle en amont, à savoir la non-utilisation des soins.

Ce qui retient l’attention, c’est que cette non-demande est argumentée, justifiée par les personnes. Elles ont de « bonnes raisons »9 d’être éloignées des soins, par exemple parce qu’elles aspirent à l’autonomie. Prenons l’exemple de la première entrevue que nous avons réalisée avec un homme de 60 ans, Tunisien. Dès le début de l’entretien, il avance que cela lui « arrive d’être malade mais je me soigne tout seul, avec des méthodes vieilles ». Il poursuit immédiatement en décrivant les méthodes employées pour se soigner, dont voici un extrait : « Quand t’as de la fièvre, il faut prendre la soupe le soir, une soupe très très chaude, n’importe laquelle, un potage… mais il faut que ça te brûle là où t’as les boutons blancs dans la gorge. Tu bois, tu bois, t’as la langue qui brûle mais c’est bien, c’est ce qu’il faut. C’est la chaleur qui détruit tout. Ça, c’est le soir, ou tu peux aussi prendre une tisane avec beaucoup de miel. Après le matin, tu presses plein de citrons, bien fort, et tu mets de l’huile d’olive. Il faut qu’elle soit pure, comme ça, le mélange il te fait du bien à la gorge ». Tout est question selon lui de connaissances à acquérir et de décisions à savoir prendre. Alors les symptômes disparaîtront, et ce, d’une manière plus efficace que par des médicaments : « Moi, je dis les cachets, c’est des cachets pour les poules, ça sert à rien, ça t’endort quelques jours, tu peux rien faire, t’es pas bien alors que moi, en un jour, c’est fini, t’es plus malade ».

Son cas est loin d’être anecdotique. Il n’y a qu’à voir les descriptions minutieuses des pratiques, hétérogènes, d’automédication qu’utilisent ces personnes et des règles à suivre pour ne pas prendre de risque avec leur santé.10 Car recourir à l’automédication n’est pas faire tout et n’importe quoi avec sa santé. Ce sont des pratiques revendiquées par les personnes qui s’inscrivent dans la volonté d’être autonomes à l’égard de leur santé, c’est-à-dire d’être un autosoignant. Comme l’avance un enquêté : « j’en connais des choses, je pourrais presque être médecin ! ». Cela signale le fait qu’être « éloigné du système de soins » ou en « non-recours aux soins » n’est pas synonyme d’absence de soins. Enfin, l’autonomie vient particulièrement bien expliquer pourquoi l’éloignement du système de soins n’est pas perçu ni vécu pour tous ni comme un « problème » ni comme un « risque », contrairement à la représentation commune de ce phénomène.

Les trois significations

Pour toutes ces raisons, il est important de ne pas condamner ces pratiques ni de les juger comme des comportements « irrationnels » d’un point de vue médical ou typiques d’un certain « folklore » lié aux différentes cultures. À ce titre, suivons Langlois qui, analysant le recours aux médecines parallèles, alternatives et naturelles (MPAN) chez les malades du sida, note que « l’investissement des malades dans les pratiques alternatives est une preuve supplémentaire de la désacralisation de la médecine et de la sécularisation de la maladie. Il n’y a plus de figure centrale et exclusive qui incarne le recours naturel face au mal, plus d’institution qui incarne l’espace de ce travail quasi magique de la guérison. Pour autant, il ne s’agit pas d’une crise ou d’une dissolution des repères, car le recours aux MPAN renferme un sens dont il faut suivre le fil pas à pas et disséquer les différentes dimensions » (Langlois, 2006 : 180). Entrons à notre tour dans l’analyse sociologique des trois principales significations attribuées par les individus à l’autonomie, synthétisables par trois extraits d’entrevues.

« J’ai une dent contre les médecins. »

Dans la première signification de l’autonomie, prendre en charge soi-même ses problèmes de santé se comprend parce que l’on ne veut plus entrer en contact avec les institutions de santé et leurs professionnels. Les expériences de fréquentation de ces derniers par le passé sont ici déterminantes. Le sentiment de ne pas avoir été entendu par les soignants ou, entre autres, d’avoir été mal (ou moins bien) traité que d’autres, nourrissent un déficit de confiance dont les effets se font ressentir sur la valorisation de l’autonomie. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter la situation d’une jeune fille qui insiste sur la volonté de se soigner elle-même, avec les huiles essentielles ou en « laissant le corps agir », plutôt que de recourir aux médecins. Elle retient des derniers contacts qu’elle a eus avec eux qu’ils font « du chiffre », ne prennent pas soin de leurs patients, ne sont « pas trop trop compréhensifs » et « bombardent trop de médicaments ». Ici, la confiance n’y est plus puisque la consultation éventuelle d’un médecin est synonyme d’une forte prise de risques (risques dans l’attitude et les compétences du soignant comme dans l’effet du traitement donné). Le non-recours prend ici le sens d’une protection.

« Le trou de la sécu, c’est pas moi. »

L’autonomie renvoie ensuite à ce que nous avons qualifié de logique citoyenne de non-recours. Il s’agit d’une réponse aux injonctions faites à chacun d’être un acteur responsable de sa santé, en y portant une attention constante et en consultant un médecin uniquement quand c’est « nécessaire », dans l’objectif de participer à l’effort de lutte contre le déficit public de santé. Autrement dit, les situations de non-recours sont ici le reflet de l’application de la norme de l’autonomie, véhiculée en partie par certains professionnels de la santé et des acteurs du champ politico-administratif.11 Les personnes en situation de non-recours ne se situent plus nécessairement dans l’opposition aux médecins, mais parfois dans la complémentarité avec eux. L’exemple d’un homme qui n’a consulté ni médecin ni dentiste depuis sept ans, bien qu’un bilan de santé ait révélé plusieurs problèmes de santé, est significatif. Selon lui, « c’est la même chose que pour une voiture, quand on pense qu’il y a un problème, on va d’abord voir sous le capot si c’est une petite panne et si on ne sait pas faire nous-mêmes », ce qui permet de ne « pas dépenser l’argent public ». Il poursuit ensuite : « Par exemple, là, j’ai une déchirure au bras depuis un an, qui me fait quand même un peu mal. Je sais que c’est pas utile d’aller chez le médecin. Je sais quel remède il me faut, c’est tout simplement du repos. Je ne vois donc pas pourquoi je devrais aller là-bas pour m’entendre dire ce que je sais déjà. En plus, il va donc me donner du repos mais avec ma formation, j’ai besoin de mes bras donc je ne peux pas me permettre. Par contre, j’irais chez le médecin si j’ai une douleur à la poitrine par exemple car je sais qu’il y a des risques derrière, d’infarctus. Mais j’irais jamais voir un médecin juste pour le besoin d’en aller en voir un. »

Quoi qu’il en soit, cette deuxième conception de l’autonomie ouvre la réflexion sur une autre façon d’envisager la citoyenneté, où être citoyen passerait par un usage modéré voire un non-usage de ses droits sociaux.

« J’ai jamais été très médecin. »

Le choix de gérer soi-même un symptôme plutôt que de consulter directement un professionnel de santé est enfin expliqué, non plus parce qu’on ne peut faire autrement, mais parce qu’on « n’aime pas aller » chez les médecins, qu’on n’est pas « du genre à [y] aller tous les 5 minutes » ou que « c’est pas mon truc ». Les personnes renvoient leur absence de contacts avec le système de soins à une préférence  personnelle. Lorsqu’on leur demande pourquoi elles ont ce type de préférence, il leur devient difficile de trouver une raison précise et objective. Il est question de manières d’être fortement intériorisées, d’habitudes ou de goûts inscrits sur la longue durée. Toutefois, l’analyse des entretiens donne à voir autre chose que des choix individuels. Ces personnes étaient fortement exposées à des contraintes en matière d’accès aux soins lorsqu’elles étaient jeunes, par exemple parce qu’elles vivaient dans une région ou un pays où l’offre de soins était rare. Peu à peu, ces contraintes sont intériorisées et ce qui était avant une difficulté est présenté comme un choix assumé. Il est essentiel de garder à l’esprit quelles sont les conditions qui ont participé à l’élaboration de ce choix car, comme le rappelle Martin, « les contraintes qui pèsent sur certaines couches sociales ou certains acteurs sociaux sont telles que le choix se résume bien souvent à une rationalisation a posteriori, compte tenu des faibles marges de manœuvre de l’acteur » (Martin, 2007 : 225).

Pertinence

La situation des personnes éloignées ou invisibles du système de soins, confrontée à des obstacles permanents à l’accès aux soins, vient illustrer les failles d’un système de santé supposément universel. Il serait cependant réducteur de n’y voir que cela, car ces personnes ne sont pas toutes passives à l’égard de leur santé. Au contraire, le non-recours est une forme d’action, que l’on voit particulièrement dans le cas de l’automédication ou du refus d’entrer dans le rapport conflictuel avec les professionnels de la santé. Les populations précaires n’apparaissent pas en cela très différentes des autres. Comme d’autres, elles ont une définition de ce qu’est la santé et de la place à lui conférer. Comme d’autres, elles élaborent des représentations profanes de la maladie et des besoins de soin qui ne correspondent pas toujours aux représentations des professionnels de santé et à des considérations biologiques. Comme d’autres, elles cherchent parfois à prendre en charge elles-mêmes leur santé.

Quelle que soit la raison de leur situation, celle-ci mérite toute l’attention à un moment où l’évaluation devient partout obligatoire. Elle permet de sortir d’une évaluation trop souvent orientée vers la satisfaction des usagers pour aborder celle des non-usagers, qui sont en quelque sorte dans l’ombre, et ainsi poser la question : qu’en est-il des dispositifs de soins qui ne touchent pas leurs destinataires ? C’est toute la question de l’effectivité qui est remise au centre, c’est-à-dire de l’écart entre les impacts prévus lors de l’élaboration d’une politique publique – ce qui « devrait être » – et les impacts réels sur les bénéficiaires – ce qui « est ».  Et, en même temps, elle invite à dépasser la seule question de l’effectivité pour envisager celle de la pertinence des dispositifs d’après le point de vue des destinataires potentiels. C’est à cette condition que le non-recours ne sera plus uniquement perçu comme le reflet de dysfonctionnements organisationnels, mais également comme l’expression d’un sens critique de la part des destinataires des politiques publiques pour (re)penser et concevoir l’intervention publique à leur égard.

Notes

1 : Ce texte est issu d’une conférence-midi donnée au CREMIS le 21 mai 2011 et est basé sur les résultats d’un travail de thèse. Voir Rode, 2010.

2 : Des « centres d’examens de santé » ont été créés en France dans l’objectif d’offrir un bilan de santé gratuit à chaque assuré du régime général et à ses ayants-droit. Ces examens se composent de plusieurs éléments variant en fonction des centres : un questionnaire, des tests fonctionnels (audition, vue, fonction respiratoire…), des examens clinique et dentaire, de biologie sanguine et urinaire.

3 : Sur ce point, voir Rode, 2009.

4 : Titre de la table ronde Comment aller chercher les personnes les plus éloignées du système de santé ? organisée par la Conférence nationale de santé et la conférence régionale de santé d’Île-de-France dans le cadre du débat : Respecter et promouvoir les droits des usagers du système de santé. Paris 18 décembre 2008.

5 : Les entrevues ont principalement eu lieu dans trois centres d’examen de santé (à Bobigny, Bourg-en Bresse et Dijon, c’est-à-dire en milieu semi-rural et urbain) et dans des associations grenobloises venant en aide aux populations vulnérables. Nous avons interrogé autant d’hommes que de femmes, tous sélectionnés par les professionnels avec qui nous avons travaillé du fait de leur situation « problématique ».

6 : Ce n’est donc pas nous qui définissions les situations de précarité et de non-recours aux soins. Pour cette dernière, l’une des définitions est proposée par le Centre technique d’appui et de formations des Centres d’examen de santé (CETAF), avec qui nous avons travaillé pour cette recherche. Elle correspond à l’absence de consultation d’un médecin (généraliste ou spécialiste) au cours des deux dernières années. D’autres définitions prennent pour variables le retard ou le renoncement aux soins. Le point commun de ces définitions est de renvoyer à des écarts à certaines normes médicales et épidémiologiques (consulter un professionnel de santé « à temps » par exemple).

7 : La Couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) a pour but d’assurer à tous les ménages à faibles revenus l’accès aux soins, par la mise en place d’une couverture complémentaire avec dispense d’avance de frais du ticket modérateur, du forfait journalier et prise en charge de certains produits spécifiques.

8 : Les personnes qui ne remplissent pas les conditions de résidence nécessaires pour obtenir la CMU-C, c’est-à-dire qui sont en situation irrégulière mais vivent en France depuis au moins trois mois, peuvent bénéficier de l’Aide médicale de l’Etat (AME)

9 : Nous faisons ici directement référence au travail de J. Damon qui a travaillé sur le refus d’hébergement de la part des itinérants en France. Il insiste sur l’importance de comprendre en quoi les itinérants ont de « bonnes raisons », selon eux, de ne pas utiliser les services qui leur sont destinés, et ce dans une optique humaniste (Damon, 2009).

10 : Les médicaments sont très souvent dépeints de manière négative dans les entrevues. L’imaginaire de la « drogue » revient particulièrement, décliné par le risque de revêtir une identité d’un « drogué » qui  « se shoote » et qui est dépendant (« accoutumance », « manque »…). Nous sommes en présence d’un mécanisme de l’ordre de la gestion « des risques concurrents » (Peretti-Watel, 2001 : 71), dont un des exemples classiques est de ne pas arrêter de fumer pour éviter de prendre du poids. Ici, du fait de leurs potentiels effets indésirables, qui plus est sont rapportés sur la notice, absorber des médicaments comporterait plus de risques que de ne pas en prendre ou de recourir à d’autres pratiques de soins. Dès lors, l’automédication puise sa légitimité dans l’opposition à d’autres modes de traitement.

11 : Des entrevues avec ces derniers, ainsi que l’analyse de la littérature et des discours traitant du non-recours aux soins (rapports publics et associatifs, travaux de recherche), nous ont particulièrement démontré à quel point l’autonomie était défendue dans le champ de la santé.

Références

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Goffman, E. 1975. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris, Les Éditions de minuit.

Kambia-Chopin, B., M. Perronni, A. Pierre et T. Rochereau. 2008. « La complémentaire santé en France en 2006 : un accès qui reste inégalitaire. Résultats de l’Enquête santé protection sociale 2006 », Questions d’économie de la santé, 132.

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