Des souffrances qui fascinent : entretien avec Axel R.

« Parler d’autrui, c’est parler de soi à la troisième personne. »

-Simon Trueman, 1996

R. Bastien : Professeur Axel R., vous êtes chercheur en sciences sociales depuis plus de 15 ans. Visiblement, vous vous intéressez aux thèmes de la marginalité et de l’exclusion et plus encore, aux praticiens qui travaillent dans la marge. Depuis peu, vous portez un intérêt aux pouvoirs et aux limites de l’empirie en sciences sociales, surtout lorsqu’il s’agit d’études auprès de populations dites exclues, marginalisées et pauvres. Vous venez de présenter une conférence quelque peu angoissante où vous employez une métaphore osée pour décrire le souci, disons l’obsession, du chercheur à vouloir savoir à tout prix. Vous dites, à ce propos, et je reprends intégralement vos mots, que « le chercheur risque de se transformer en voyeur lorsqu’il enquête et, par le fait même, de convertir le sujet enquêté en une sorte d’avatar, à mi-chemin entre une victime et un coupable, pour qu’il livre, par la confession, des fragments intimes de sa vie privée. » Vous allez encore plus loin, lorsque vous affirmez que « le chercheur prend l’allure d’un exhibitionniste en utilisant le témoignage d’autrui comme s’il s’agissait d’un matériau issu de sa propre vie ». Que voulez-vous dire au juste professeur Axel R. ? Que la recherche sociale traitant de marginalité et d’exclusion est une entreprise perverse ?

Axel R. : Avant d’aller plus loin, je pense qu’il importe de lever une partie du voile sur le statut de chercheur et aussi, sur sa pseudo neutralité par rapport aux terrains de recherche qu’il réalise. Premièrement, on a souvent tendance à se représenter le chercheur comme un être ayant un rapport paradoxal avec la vie d’autrui. On le présente comme quelqu’un de curieux, tout en étant objectivement distant par rapport à la souffrance d’autrui, que celle-ci résulte d’une connaissance effective, d’une narration ou encore d’une connaissance livresque, voire textuelle. Il serait ainsi supposément capable d’être un témoin supposément objectif de la nature. On dira, pour faire image, que le chercheur ne peut produire de la « vérité » qu’à la condition de bien régler sa distance « scientifique » avec son sujet et son objet. Bien que l’on constate l’émergence de nouvelles postures de recherche parfois engagée et militante, ce label conféré au chercheur par la discipline fait encore office de représentation sociale, c’est-à-dire qu’elle est si largement partagée dans l’imaginaire collectif qu’elle ne requiert plus de justification supplémentaire.

La représentation sociale que le chercheur porte et qui le place au-dessus de tout soupçon, surtout lorsqu’on compare son pouvoir d’inquisition à celui du policier, du psychiatre ou du travailleur social1, lui donne un accès presque sans limite aux conduites et aux confidences d’autrui. La démonstration en est que si nous connaissons beaucoup, et sans doute trop, de la vie privée des pauvres, des marginaux et des exclus, c’est parce que la recherche sociale, surtout lorsqu’elle s’attarde aux conduites individuelles et sociales, a pu s’en approcher de très près et cela, depuis longtemps.

Pour légitimer sa place dans l’univers de la marge, la rhétorique du chercheur repose sur trois arguments : (1) décrire, (2) expliquer et comprendre et (3) faire connaître ce qui fait que l’Homme en est rendu là. Le mobile de l’entreprise à laquelle il s’affilie, en l’occurrence la « science », repose sur un postulat tout aussi simple : une meilleure connaissance de certaines facettes de l’autre, particulièrement en ce qui concerne les problèmes, les dérives, les embrouilles, les blessures subies ou infligées, les crimes, les drames, les pertes de contrôle, les dérapages, les ruptures, les peines, les chutes, les abandons, les rechutes et les échecs pourront, s’ils sont ultimement bien connus, documentés et analysés, lui venir, directement ou indirectement, en aide. Comme vous le remarquez souvent, ce que nous connaissons des marginaux est souvent associé à des figures extrêmes de leur vie, à des transgressions de toutes sortes (juridiques, morales, éthiques, etc.) et à des détails extraordinaires et insolites qui interloquent l’entendement « courant » et font d’eux des êtres mythiquement capables de vivre l’insoutenable au quotidien. Cette représentation, bien qu’elle soit en partie fondée, est d’une redoutable puissance pour davantage disqualifier le témoin. Toutes les fois que le « sociologue » fait le dépliage de fragments de la vie privée et intime du pauvre, comme d’ailleurs de celle du toxicomane, de la prostituée, de l’itinérant, il donne une matière supplémentaire pour que la société le condamne davantage en le rendant invisible.

R. B. : Selon vous, le chercheur serait opportuniste dans sa quête de savoir « intime », surtout en ce qui concerne des populations dites démunies, exclues, marginalisées et affligées de souffrances psychiques et physiques. À ce chapitre, vous n’hésitez pas à parler du chercheur comme étant un voyeur potentiel, une personne capable d’induire dans ses démarches d’enquête un sentiment de fascination exagéré pour l’insolite, l’extraordinaire, l’ordalique2 et le sordide. Vous présumez que des chercheurs franchissent trop souvent et inutilement les frontières de la vie privée d’autrui. Le dépliage qu’ils font de l’autre, lorsqu’ils s’engagent à diffuser leurs travaux, n’apporte rien d’autre que de l’effet spectacle. Ce qui reste est justement matière à piéger davantage l’enquêté. Est-ce possible d’apporter un peu plus de précisions sur vos positions et propositions ?

A. R. : Si vous permettez, je vais faire un léger détour du côté du travail de Georges Devereux3 pour ensuite revenir au thème du voyeurisme entourant la recherche sociale, en prenant pour exemple une situation à laquelle je fus personnellement confronté. Je détaillerai ensuite ce que je nomme le piège de l’enquêté pour ensuite terminer ma réflexion sur les problèmes de l’empirie auprès des populations dites marginales. La question qui me servira de guide dans ma réflexion est la suivante : Se peut-il que notre sens de la curiosité se soit démesurément amplifié par nos investigations répétées et soutenues auprès des populations exclues et marginales pour faire de nous des voyeurs et des exhibitionnistes en quête de sensations de plus en plus fortes ? Pour Devereux, le chercheur « change la réalité, par soustraction, par addition ou par remaniement de celle-ci en fonction de ses dispositions personnelles, de ses besoins et de ses conflits »  (1980 : 77). Le chercheur est pour ainsi dire « prisonnier » de ses référents culturels lorsqu’il s’aventure dans l’étude de cultures autres que la sienne. À sa manière, Devereux montre qu’un chercheur est un être qui ne choisit pas au hasard ses sujets d’étude et encore moins les repères théoriques qu’il emploiera pour expliquer une situation ou un phénomène. Aussi, Devereux tente de démontrer que certaines situations, subjectivement plus anxiogènes, feront en sorte qu’un chercheur pourra modifier la réalité ou encore son propre placement dans la réalité. Ainsi, il pourra vouloir s’en exclure carrément si l’angoisse devenait insoutenable ou encore, le cas contraire, maintenir sans condition sa présence. Donc, le chercheur n’est jamais insensible à son sujet et vice versa.

Le chercheur, par définition, est une personne curieuse. Toutefois, cette caractéristique ne fait pas automatiquement de lui un voyeur4 comme elle pourrait le faire de toute personne ayant un accès privilégié et soutenu à des figures intimes et secrètes d’autrui. Le chercheur se transforme en voyeur à partir du moment où son investigation prend l’allure d’une quête de sensations fortes fondées sur des motivations qu’il trouve dans l’expérience d’autrui et qu’il fait sienne. C’est à ce moment que les choses deviennent potentiellement perverses et que la déontologie implicite du chercheur peut s’estomper. Je vais prendre l’exemple suivant pour illustrer mon propos. J’ose espérer que ce témoignage ne sera pas retenu contre moi !

Lors d’entrevues que je réalisais auprès d’intervenants sociaux agissant en direction de personnes ayant des troubles de santé mentale, je fus captivé par l’héroïsme d’une intervenante, par sa capacité à entrer en lien d’écoute avec des personnes agressives, par sa manière de composer avec des demandes moralement et éthiquement discutables5, par son calme et son humanisme et aussi par le fait qu’elle semblait être « à l’abri de tout » comme si elle avait développé au fil du temps une carapace la rendant insensible aux souffrances d’autrui. La facilité qu’elle avait à se raconter me séduisait et me poussait à obtenir des détails de plus en plus fins sur sa capacité à agir et surtout à tolérer l’intolérable.

Le témoignage de cette femme a créé une sorte d’empreinte dans mon esprit, au point où sa pratique est devenue, à mes yeux, une référence, un modèle. Au fil du temps et aussi parce que j’avais à réaliser plusieurs autres entrevues, je me suis désintéressé de la pratique courante des autres intervenants sociaux que je rencontrais parce que je trouvais leurs récits ordinaires. À chaque fois qu’un témoin racontait sa pratique au quotidien, j’attendais toujours « le petit quelque chose d’extraordinaire » et lorsque ce moment ne se concrétisait pas, j’éprouvais de l’insatisfaction. Avec du recul, j’ai compris que je m’étais laissé piéger par moi-même, c’est-à-dire par une fascination à rechercher dans le récit d’autrui des images d’éclats et des figures héroïques. En résumé, je retiens de cette expérience l’enseignement suivant : la marginalité, sous toutes ses formes, est un objet de fascination parce qu’elle sort des cadres. Or, plus la distance se réduit entre la « marge » et la recherche, plus la marginalité prend l’allure de quelque chose de courant, d’admis et de normal. C’est à partir du moment où l’extraordinaire est présenté et traité comme de la matière ordinaire qu’une dérive s’instaure. Lorsque le chercheur ne parvient pas à maintenir un état de vigie éthique constant par rapport à son terrain de recherche, à explorer d’autres postures et modalités d’interprétation et de traduction de ses données d’enquête et à imaginer d’autres niveaux d’action plus engagée et plus militante, il risque de se transformer en exhibitionniste et d’attirer non plus l’attention sur autrui, mais bien plus sur sa figure de héros.

Pour conclure, les chercheurs, particulièrement ceux qui s’intéressent aux conduites individuelles et sociales des populations marginalisées et exclues, ont à leur disposition un matériel sensible, car intime. Une part importante de ce matériel s’acquiert par des témoignages. En endossant l’habit du « professionnel » et, plus encore, celui du « scientifique », ils n’ont aucune difficulté à s’enquérir des expériences d’autrui pour, par la suite, présenter n’importe quelle forme de rituels ordaliques, souvent les plus sordides, sous prétexte qu’il s’agit de données obtenues de manière « objective » sans se rendre compte que cette façon de représenter la vie d’autrui enchâsse encore plus l’exclu dans la marge.

R. B. : Merci encore monsieur Axel R. pour votre témoignage.

N. B. : Ce texte s’inspire d’une formule dite métalogique. Le métalogue est «une conversation sur des matières problématiques : elle doit se constituer de sorte que non seulement les acteurs y discutent vraiment du problème en question, mais aussi que la structure du dialogue dans son ensemble soit, par elle-même, pertinente pour le fond.» (Bateson, G., 1977). Notre métalogue met en scène deux personnages sur la scène d’un colloque imaginaire où le sujet traité est l’obtention de confession intime comme matériau de recherche. Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé est purement fortuite.

Notes

1 Je donne ici ces trois exemples tout en sachant qu’il existe des distinctions à établir entre un métier et celui qui l’exerce.

2 L’ordalie est une conduite sociale visant à valider son existence en la risquant de manière extrême. On peut penser aux sports extrêmes, à la roulette russe, à des conduites sexuelles à risque. Plusieurs travaux de David Le Breton portent sur ce thème (1991 ; 2002).

3 Georges Devereux (1908-1987) a longuement étudié la vie des Indiens Mohave (Arizona, Californie, Mexique). Il a créé un important rapprochement entre la psychanalyse et l’ethnologie. L’ouvrage auquel nous nous référons dans ce texte s’intitule De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Aubier, 1980, Paris. Dans ce livre, tel qu’on en fait mention au dos de la couverture, Devereux « étudie le rôle de la subjectivité inhérente aux chercheurs dans les sciences de l’homme».

4  Rappelons le film de John Badham de 1987 (Stakeout), où un policier personnifié par Richard Dreyfuss tombe amoureux d’une femme alors qu’il la filmait et l’enregistrait d’un appartement adjacent dans un but de filature «professionnelle».

5 L’exemple concerne un encouragement à faire le partage de médicaments avec des personnes n’ayant pas effectué le renouvellement au bon moment.

 

Références

Bateson, G. (1977).  Vers une écologie de l’esprit (Tome 1) Seuil. Paris.

Devereux, G. (1980). De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Aubier. Paris.

Le Breton, D. (1991). Passions du risque. Éditions Métailié. Paris 1991.

Le Breton, D. (2002). Conduites à risque. PUF. Paris