La dernière personne que j’ai rencontrée à la clinique des jeunes de la rue revenait de l’hôpital, dont elle avait été renvoyée car elle n’avait pas sa carte d’assurance maladie. Durant une bagarre, elle avait pris des coups sur le visage et saignait de la bouche. Je l’ai soignée en fin de journée, en-dehors de mon horaire, et nous lui avons donné des médicaments pour prévenir l’infection et arrêter l’écoulement de sang.
Souvent, lorsqu’ils viennent à la clinique pour la première fois, les jeunes sont accompagnés par leurs amis, probablement parce qu’ils ont peur de la douleur ou qu’ils ont eu de mauvaises expériences par le passé. Une fois qu’ils connaissent la clinique, leur visite ne les angoisse plus autant ; ils se montrent curieux de nos activités et nous posent des questions sur l’université. Lorsque je les interroge sur leurs expériences passées avec des dentistes, ils me disent que je suis plus compréhensif et que je prends davantage de temps avec eux, pour discuter de tout et de rien. L’interaction est facile car nous avons le même âge.
Lorsqu’il s’agit de nouveaux patients, je commence par leur ouvrir un dossier, puis j’établis un plan de traitement en me basant sur leurs réponses à mes questions : quel est le problème ? Est-ce que vous avez déjà reçu des soins ailleurs ? Depuis combien de temps n’êtes-vous pas allé chez le dentiste ? Certains ont plus de caries que de dents saines et viennent me voir quand la douleur est insupportable. Je prends des radiographies, puis nous fixons un rendez-vous ultérieur afin de traiter les problèmes par ordre d’importance, en accord avec la personne. Parfois, je les encourage à arrêter de fumer ou à modifier certaines de leurs habitudes de vie lorsque je vois que l’impact est important sur leur dentition. Je leur propose toujours une brosse à dents et du dentifrice lorsqu’ils repartent.
Nous avons les mêmes exigences de qualité que partout ailleurs, mais nous prenons toujours le temps de nous asseoir pour expliquer les soins et pour nous assurer que la personne n’est pas trop stressée. Le contact humain et le respect sont aussi importants que les soins. Nous sommes stagiaires, les dentistes qui exercent ici sont bénévoles et les soins sont gratuits ; il n’y a donc pas d’argent en jeu, ce qui change la relation. Les séances durent une heure en moyenne et nous traitons le maximum de problèmes car il leur est parfois difficile de revenir pour des rendez-vous ou pour des traitements qui s’échelonnent sur de longues périodes. Certains patients viennent pour des urgences une seule fois et disparaissent, alors que d’autres viennent sur une base plus régulière et tissent un lien avec nous.
Nous sommes toujours deux étudiants-dentistes en quatrième année de formation présents à la clinique et nous traitons en moyenne quatre patients chacun par demi-journée, à raison de deux fois par semaine. Nous avons également chacun un assistant qui est un étudiant de deuxième année, qui nous aide dans la préparation des soins, par exemple, en stérilisant le matériel, ce qui nous permet de réaliser les soins deux fois plus rapidement que lorsque nous étions seuls. De plus, en cas de difficultés lors d’une extraction ou d’un problème plus grave, le dentiste responsable peut nous aider. Avec le temps, les activités cliniques préventives et curatives se sont diversifiées et nous ne procédons désormais à des extractions qu’en dernier recours, l’idéal étant toujours de soigner les dents sans les extraire. Des dentistes bénévoles viennent faire des traitements de canal, qui sont des soins plus techniques et longs, car ils consistent à extraire le nerf de la dent, permettant de la laisser en place, ce qui est inestimable lorsque cette dent est visible.
Je ne rencontre jamais de problèmes majeurs dans ma pratique, excepté parfois un découragement devant les nombreuses annulations de rendez-vous. Il m’arrive également de sentir de l’impuissance car il est difficile d’avoir un impact global sur la santé et les comportements des personnes qui viennent nous voir. Certains facteurs ne dépendent ni de nous, ni des personnes elles-mêmes, comme le fait d’avoir une alimentation variée et riche en fruits et légumes. La clientèle diffère de celle que l’on rencontre au cours de la formation de dentisterie à l’université, qui est plus âgée et aisée. À la clinique, je rencontre des jeunes âgés de 18 à 25 ans qui ont toutes sortes de difficultés, qui n’ont pas d’argent et dont les soins de santé ne sont souvent pas la priorité. Ce sont deux mondes. Les jeunes de la clinique sont pris dans un cercle vicieux : moins ils vont chez le dentiste, moins ils ont de belles dents et plus il leur est, par exemple, difficile de trouver un travail. Beaucoup ont besoin de soins de base mais si rien n’est fait, la situation peut s’aggraver. De surcroit, plus la dent est affectée, plus les soins sont coûteux et, par la suite, inaccessibles. La clinique est le seul endroit où ils peuvent recevoir des soins gratuits. Avec eux, les besoins ne sont jamais définitivement satisfaits, car leurs conditions de vie les exposent à des problèmes de santé et dentaires complexes.
J’apprécie la liberté et l’autonomie dont je bénéficie dans mon travail. Je suis responsable de ce que je fais de A à Z et ne suis pas en permanence sous le regard d’un superviseur. À la clinique, le patient est vu dans sa globalité et une diversité de soins lui sont dispensés, ce qui enrichit notre formation, puisqu’à l’université, la formation doit se spécialiser, par exemple, en chirurgie ou en dentisterie opératoire. Le programme de médecine dentaire est composé d’une année de classe préparatoire et de quatre années de doctorat. Durant ce parcours, le choix des stages repose beaucoup sur le bouche à oreille et sur les aspirations des étudiants. Dans mon cas, je voulais qu’il y ait une dimension sociale et c’est pourquoi j’ai décidé de revenir faire mon stage ici comme dentiste pour ma dernière année de formation.
Donner aux personnes moins favorisées est une valeur mise de l’avant en médecine. Toutefois, en cabinet privé, le dentiste n’a pas souvent l’occasion de le faire en raison des coûts fixes (salaires du personnel, matériel et loyers) et du stress lié à la gestion d’un cabinet. C’est une expérience valorisante de sentir que tu aides quelqu’un et de noter des impacts tangibles sur sa santé lorsque, par exemple, il a moins mal ou qu’il se sent mieux dans sa peau. Les stages à la clinique et mon engagement m’ont conduit à accepter un emploi dans le Grand Nord canadien, où je vais poursuivre mon travail auprès de populations défavorisées, avant d’ouvrir à mon tour mon propre cabinet dentaire.