Le modèle médical traditionnel qui a régi le traitement et la législation concernant les «personnes transsexuelles» des années 1980 aux années 2010 au Québec a reposé principalement sur la nature jugée «non désirable» de la transition (Pauly, 1969). La reconnaissance des identités trans reposait donc sur leur objectivation scientifique comme état d’exception à une dichotomie homme/femme articulée au sexe biologique observable. Les identités trans existaient donc parallèlement à une conception du sexe/genre reposant sur la distinction entre sexe biologique et genre social/symbolique sans affecter cette dernière en retour. Cela n’est plus nécessairement vrai aujourd’hui, principalement du fait de la diffusion au Québec et en Occident d’une nouvelle conception du sexe/genre comme découverte de soi, directement issue de l’expérience trans.
C’est dans les années 1980 et 1990 que le discours savant sur les identités trans déborde l’univers médical et s’enrichit d’un apport important à la fois par les sciences humaines et par la prise de parole des personnes trans elles-mêmes, cette dernière découlant de la transformation ou de l’émergence de communautés trans. En effet, il existait depuis les années 1950 des réseaux informels liant les personnes trans, surtout aux fins de faire circuler l’information sur la transition médicale, et les années 1960 ont vu l’émergence des premières organisations dédiées à leurs besoins. Les personnes trans fréquentaient alors différentes communautés (gaie, transsexuelle, travestie, etc.) sans que soit unifié ce qu’on conçoit aujourd’hui comme les identités trans (Meyerowitz, 2002), donnant lieu à une opposition souvent claire entre les personnes se concevant transsexuelles et les personnes travesties.
Dans les années 1980 et 1990, une diversification de l’offre de transition médicale et une problématisation sociale grandissante des normes genrées (mouvement féministe, mode de l’androgynie, etc.) participent de la fin des dichotomies homme/femme, transsexuel/travesti : il devient possible de «jouer» avec l’apparence, les rôles sexuels et les caractéristiques sexuelles, par exemple en étant femme, mais en gardant ses organes génitaux mâles intacts. C’est cette manifestation hors de la binarité, pouvant s’assumer explicitement comme un troisième terme entre femme et homme ou transsexuel et travesti que le terme transgenre viendra d’abord décrire (Stryker, 2006), avant d’englober toute manifestation d’éloignement des normes de genre. Ainsi, par le développement d’une communauté diversifiée capable de porter un discours sur elle-même, les personnes trans mettent de l’avant des conceptions du sexe, du genre et des identités trans qui pourront faire concurrence au discours médical.
Dans les sections qui suivent, il sera question de retracer brièvement le parcours de la conception du sexe/genre comme découverte de soi qui s’impose progressivement au Québec et ailleurs en Occident et qui interpelle autant l’ensemble des milieux privés que les services publics. Il sera vu en premier lieu comment les identités trans ont pu être pensées comme distance à la norme (renversement), comment la subjectivité s’est subséquemment retrouvée seul critère propre à juger du sexe/genre (subjectivité), puis comment l’identité de genre s’est élevée comme organisateur de l’expression de genre, du sexe biologique et de l’orientation sexuelle (identité). Il sera vu comment la nouvelle conception du sexe/genre s’est imposée dans le milieu médical, la jurisprudence, puis dans la loi québécoise (institutionnalisation). L’article terminera avec quelques constats sur le rapport contemporain entre sexe et genre (authenticité).
Renversement
Malgré l’importance des écrits par des auteurs trans, l’apport des sciences humaines au discours scientifique sur les identités trans a largement participé à un renversement des objets de ce discours et de la conception du sexe et du genre qui l’anime. En effet, à la suite de Harold Garfinkel, les sciences humaines se sont penchées sur les identités trans à travers l’interactionnisme symbolique, le socioconstructivisme, l’ethnométhodologie et la théorisation ancrée. Le regard porté sur l’objet était donc celui d’acteurs et de sous-groupes animés par des représentations symboliques et des expériences subjectives de leurs interactions. En ce sens, l’objet d’analyse que constituent les identités trans devient double.
Elles sont d’abord un type particulier d’expérience symboliquement informée qu’il convient de comprendre pour lui-même à travers des catégories, concepts et théories. Les identités trans sont également comprises comme structurant l’interaction d’un sous-groupe (les personnes trans) avec une majorité ne partageant pas son expérience symbolique et qui en retour pratique la stigmatisation et la discrimination. Les sciences humaines ont donc procédé de ce que j’ai qualifié de renversement de la problématique : le corps de la personne trans disparaît de l’analyse au profil des représentations sociales majoritaires qui stigmatisent l’expérience trans (Labarge-Huot, 2020).
En ce sens, une nouvelle façon de comprendre l’expérience trans a émergé, soit comme l’envers de la norme en ce qui a trait au sexe et au genre. Être trans ne renvoie ainsi plus à une condition, mais à la participation d’une «variance de genre» dont la nature (par exemple, les débats sur l’origine biologique ou psychogénétique) importe moins que la nécessité de participer à sa libération des normes (Green, 1998).
Subjectivité
Les discours trans et ceux des sciences humaines (parfois unis chez certains auteurs) ont ainsi posé la subjectivité individuelle comme seul guide permettant de déterminer la vérité sur l’expérience en ce qui a trait au sexe/genre. En effet, le renversement de la problématique a participé d’une critique du modèle médical qui concevait l’expérience trans comme féminisation d’un corps mâle (et vice versa) et qui établissait une série de critères et de catégories typologiques afin de juger si un candidat était suffisamment proche de l’autre sexe pour «subir» la transition. Cette critique portait d’abord sur l’argument d’une erreur d’échantillonnage au cœur du discours médical traditionnel (Serano, 2007).
Dans le discours médical traditionnel, les identités trans étaient à la fois conçues dans le voisinage de la «perversion» (entre autres l’association du travestisme à un fétichisme) et des troubles mentaux (grande importance des troubles concomitants), donc comme pathologie. Or, l’existence attestée par l’objectivation scientifique des sciences humaines d’une communauté trans large et diverse épargnée par les hauts taux de troubles de santé mentale touchant la population clinique (Cole et al., 1998) a permis de penser que le savoir développé par la communauté médicale était en fait largement biaisé. Les personnes trans et les sciences humaines, par leur regard plus large, seraient alors mieux placées pour produire une connaissance empirique valide sur les identités trans.
La critique du discours médical a cependant porté plus loin. Volonté de porter un diagnostic sur les candidats à la transition, le discours médical reposait sur la capacité de juger objectivement et «de l’extérieur» les personnes trans en fonction de typologies permettant de distinguer celles qui auraient les meilleures chances de ne pas regretter la transition. Ces typologies reposaient entre autres sur l’articulation entre le sexe biologique, l’identité de genre, l’expression de genre et l’orientation sexuelle (conçue en termes de sexe biologique).
Or, la diversité de la communauté trans et des multiples combinaisons entre ces éléments (par exemple, une personne trans ne s’identifiant pas comme femme ou homme et ne désirant pas une transition médicale «complète») vient appuyer l’idée de leur indépendance et de l’absence d’une logique régissant leur articulation. En conséquence, ce sont la validité des catégories médicales et la possibilité de juger «de l’extérieur» une personne trans sur ce qu’elle est qui sont remises en cause. Du fait de la diversité grandissante des identifications et des pratiques au sein des communautés trans, la subjectivité d’un individu devient le seul référent disponible en rapport au sexe/genre.
Dépathologisation
La conséquence de cette réalisation est l’évacuation cognitive et normative du sexe biologique au profit de l’identité de genre. Non seulement le sexe serait-il plus complexe que «mâles et femelles» (Hubbard, 1998), mais il peut être modifié par une transition médicale personnalisée. Le sexe n’est donc plus une catégorie qui impose des modèles fixes de l’homme et de la femme. L’identité de genre serait donc un critère plus fiable que l’illusoire sexe comme critère d’appréciation de la place d’un individu dans la différenciation sexuelle.
D’autres éléments du sexe/genre sont en retour affectés. L’orientation sexuelle devrait être redéfinie comme attraction en termes de genre (Devor, 1998). La transsexualité cesse d’être le concept principal capable de rendre compte des identités trans. Elle est reléguée comme sous-groupe de la variance de genre, voire pour certain.e.s auteur.e.s trans, comme une collaboration avec la domination médicale. Également, les manifestations de non-conformité de genre sont réinterprétées comme expressions d’identités de genre. Ainsi, des figures iconiques telles que Jeanne d’Arc ou Billy Tipton commencent à être comprises comme n’ayant pas agi contre les normes de genre ou comme manifestation d’homosexualité, mais en conformité avec une identité trans (Feinberg, 1992; Green, 1998). Cette conception du sexe/genre comme étant prioritairement articulé à l’identité de genre devra cependant attendre les années 2000 et 2010 pour s’imposer d’abord par la dépathologisation des identités trans, puis dans des lois et règlements au Québec et en Occident.
Institutionnalisation
Dans les années 1990 et 2000, les cliniciens et thérapeutes prenant en charge les demandes de transition médicale ont été confrontés à une double transformation : l’augmentation du nombre et la diversification des modifications corporelles visées par les candidats (Zucker et al., 2009; Coleman, 2009). Cette transformation de l’échantillon clinique s’est effectuée sur un fond de contestation politique menée par différents organismes militants réclamant la dépathologisation des identités trans et l’autodétermination concernant les technologies médicales liées à la transition.
Un grand nombre de thérapeutes relevant soit de la psychologie, soit du travail social, ont alors développé les modèles transaffirmatifs comprenant les identités trans non comme syndrome de nature psychiatrique, mais comme la manifestation d’une diversité naturelle. Partant de l’hypothèse d’une origine biologique, ces modèles ont posé les troubles concomitants de santé mentale comme le résultat d’un environnement social discriminatoire1. L’accent est alors mis sur la prévention des faux négatifs et l’intégration de toute la variance de genre comme objet potentiel d’intervention affirmative du milieu thérapeutique.
L’identité trans est ainsi séparée théoriquement de tout autre phénomène – dont certains troubles de santé mentale qui auraient pu limiter la possibilité de transition. Consensus pratique entre thérapeutes affirmatifs et ceux préservant une perspective pathologisante, les identités trans sont explicitement dépathologisées au début des années 2010 dans les Standards de Soins version 7 de la World Professional Association for Transgender Health (WPATH, 2012), puis dans le DSM-5 de l’American Psychiatric Association (APA) par le remplacement du trouble de l’identité de genre par la dysphorie de genre visant la seule souffrance psychologique (APA, 2013).
En parallèle avec ces transformations, la sphère juridique était aux prises avec un impensé majeur du modèle traditionnel permettant la transition des personnes trans sous supervision médicale: l’interaction avec l’environnement social. Au Québec, une jurisprudence s’est développée qui a déterminé comme discriminatoire le fait d’exclure une personne trans de la consommation ou du travail du fait qu’elle est trans2. L’association de l’identité trans à la prostitution par un restaurateur comme raison d’exclure une personne transsexuelle et le renvoi d’un employé par une maison des jeunes pour ne pas perturber les autres jeunes sont jugés discriminatoires.
Des jugements de Colombie-Britannique et d’Ontario vont cependant plus loin pour spécifier ce qui constitue une discrimination envers les personnes trans : il est jugé discriminatoire de traiter une personne trans en fonction du sexe biologique si elle s’identifie autrement3. Ainsi, l’exclusion d’une personne trans des toilettes des femmes d’un établissement, le refus de la participation à un organisme pour lesbiennes, le refus du bénévolat pour femmes victimes d’agressions masculines, ainsi que le traitement comme homme d’une personne trans s’identifiant comme femme lors de fouilles corporelles par la police sont jugés discriminatoires. De plus, autant au Canada qu’à l’international, des jugements et opinions juridiques commencent à s’attaquer à «l’obligation de chirurgie», pierre angulaire du modèle médical traditionnel4.
C’est dans ce contexte qu’émerge au Québec la problématisation – ou mise à l’agenda – de la transphobie. La situation de non-reconnaissance de l’identité, de la subjectivité et de l’expression sociale et physique des personnes trans autant par les lois et règlements, les services publics et les organisations fait l’objet d’un travail d’objectivation et de problématisation. Déjà abordé dans un rapport de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse de 2007 (CDPDJ, 2007) et dans la Politique québécoise de lutte contre l’homophobie comme sous-catégorie de l’homophobie, la transphobie sera l’objet d’un discours clair visant à remplacer les conceptions en termes de transsexualité qui appuyaient le modèle traditionnel. Profitant d’une ouverture des législateurs en 2013 lors des consultations sur le projet de loi 35 (et de consultations additionnelles en 2015 et 2016), nombre d’individus, d’associations trans et LGBT et de spécialistes vont proposer des conceptions alternatives de la réalité trans.
Durant ces consultations, les législateurs se voient exposés à une nouvelle conception des personnes trans : loin d’être atteintes d’une condition «anormale», ces personnes normales vivraient la découverte de leur genre véritable comme une connaissance certaine et informée de soi-même apparaissant souvent lors de la jeunesse, et pour les thérapeutes présents, d’origine biologique5. La contradiction entre cette connaissance profonde du genre véritable et les lois et l’environnement social est alors comprise comme un problème à régler. Le résultat sera en 2013 la fin de l’obligation de chirurgie pour le changement de sexe, en 2015 un nouveau règlement établissant la fin de l’autorité médicale dans la détermination de la mention de sexe de l’état civil, et en 2016 l’autorisation du changement de sexe aux mineurs et l’inscription de l’identité de genre et l’expression de genre comme motifs interdits de discrimination dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne.
Avec l’interdit explicite de discrimination en vertu de l’identité de genre et de l’expression de genre, un modèle cohérent se met en place au Québec. Il vise à gérer le problème non seulement d’une transphobie qui exclut en fonction du statut trans, mais aussi le problème d’un conflit entre une conception du genre comme identité et découverte de soi et les conceptions du sexe comme réalité biologique binaire. Ces conceptions sont toujours actives dans le sens commun et dans les cadres d’analyse de différents acteurs, dont certains organismes et associations féministes adoptant une lecture en termes de rapports sociaux de sexe. Au niveau des pratiques quotidiennes au sein des organisations, un document tel que les Lignes directrices relatives aux élèves transgenres de la Commission scolaire de Montréal (CSDM, 2016) vient appuyer l’idée du déploiement de la nouvelle conception du sexe/genre. On y présente le sexe comme une assignation à la validité douteuse, et on décrète que l’identité de genre exprimée par l’élève est le seul critère déterminant le traitement en ce qui concerne la différence des sexes.
Authenticité
Qu’est-ce que le sexe et le genre aujourd’hui? Il est certain que nous n’avons pas pu ici répondre à une question aussi complexe. Cependant, au Québec, et cela est vrai de façon grandissante dans tout l’Occident, la distinction classique entre le sexe biologique et le genre comme réalité sociale s’efface pour laisser place au genre comme sexe véritable et comme découverte de soi dans la régulation des comportements rattachés à la différence sexuée.
On pourrait objecter qu’il ne s’agit que d’un état d’exception visant l’accommodation et l’inclusion des personnes trans, le reste de la population n’étant pas affecté par cette nouvelle conception. Ce serait cependant mettre de côté la progression réelle qui s’est effectuée dans les discours disponibles pour comprendre le sexe et le genre. À travers l’explication de la réalité trans, le genre prend la forme d’un vécu subjectif de la différence des sexes, susceptible d’une infinité de configurations. Le sexe biologique n’est alors pas tant remplacé qu’il est déclassé en termes de pertinence dans un monde où dominent l’authenticité individuelle et l’hybridation. On peut ainsi toujours être homme ou femme depuis sa naissance, mais ce constat n’a plus la valeur d’une vérité objective et immuable : il est en effet toujours susceptible d’une invalidation empirique par l’expression d’une identité de genre autre, soit la manifestation d’une vérité d’un niveau supérieur.