Dans l’oeil du professionnel

Un après-midi d’été. Une promenade en vélo sur l’île de Montréal, d’un quartier à un autre. Départ dans le territoire des Faubourgs, où le taux de pauvreté avoisine les 48% et l’espérance de vie des hommes, les 66 ans. Ensuite, nous pédalons en direction de St-Henri où le taux de pauvreté est de 42% et l’espérance de vie des hommes à la naissance, de 69 ans. Nous longeons le bord de l’eau, et arrivons à LaSalle, où le taux de pauvreté est de 24% et l’espérance de vie des hommes à la naissance, de 75 ans. La promenade se termine sur la pointe ouest de l’île, au Lac St-Louis, où le taux de pauvreté est de 9% et l’espérance de vie des hommes, près de 80 ans (Montpetit et al., 2008). Un après-midi d’été. Une promenade de quelques heures parmi des inégalités sociales et de santé prononcées.

Ces inégalités s’expriment de la même façon dans le domaine buccodentaire : les enfants d’Hochelaga et des Faubourgs, par exemple, ont beaucoup plus de caries dentaires que ceux de LaSalle ou de Lac St-Louis. Une étude réalisée en 1999 a ainsi montré que dans les familles dont les revenus sont inférieurs à 30 000 $ par an, les enfants de cinq et six ans ont en moyenne 5,6 caries. Lorsque le revenu familial dépasse 50 000 $ par an, les enfants n’ont en moyenne que 2,3 caries (Brodeur et al., 2001). Ces inégalités se poursuivent à l’adolescence puis, à l’âge adulte, se manifestent de manière dramatique par l’édentation. Une étude de Brodeur et al. (1995), montre que parmi les Québécois âgés de trente-cinq à quarante-quatre ans, le quart de ceux ayant un revenu inférieur à 15 000 $ ont déjà perdu toutes leurs dents, tandis que cela ne concerne que 6% de ceux dont le revenu est supérieur à 60 000 $.

Paradoxalement, alors que les personnes en situation de pauvreté ont de grands besoins en termes de soins, il leur est souvent difficile d’accéder au dentiste. Dans une de nos études Bedos et al., 2004a), nous révélons ainsi que plus les Québécois ont de faibles revenus, moins ils s’adressent à un dentiste de manière préventive et plus ils attendent en cas de problème. En conséquence, ils subissent plus d’extractions dentaires lorsqu’ils consultent (Bedos et al., 2004b). Bien que la barrière financière joue un rôle important dans l’accès aux services, sa suppression est loin de résoudre le problème. Les prestataires de l’aide sociale en offrent une bonne illustration : en dépit de l’assurance dentaire publique qui leur est destinée, ils visitent rarement un dentiste (Bedos et al., 2003). On observe un phénomène semblable aux États-Unis où, chaque année, à peine 20% des bénéficiaires du programme Medicaid consultent un dentiste (NIDCR, 2001). L’accès aux services dentaires des personnes en situation de pauvreté se heurte donc à d’autres barrières que le facteur financier (Mofidi et al., 2002).

Dans des entretiens menés à Montréal avec des personnes en situation de pauvreté, il ressort qu’elles se sentent parfois stigmatisées par le dentiste à cause de leur condition sociale et sanitaire. Sensibles au regard des autres, elles se sentent souvent mal à l’aise et jugées, alors qu’elles éprouvent au contraire un besoin de tolérance et de respect. Chez le dentiste, l’environnement n’est pas forcément chaleureux, ni rassurant. Il faut donc que les personnes en situation de pauvreté éprouvent un besoin urgent avant de consulter et si elles pensent que le professionnel aura des préjugés, elles seront peu portées à lui dire ce qu’il en est de leur santé.

Trois logiques

Les professionnels de la santé proviennent majoritairement des classes moyenne ou supérieure. Peu sont issus des minorités culturelles, des Premières Nations ou des classes sociales défavorisées. La majorité d’entre eux connaît donc mal les besoins spécifiques de ces populations et doit relever certains défis pour soigner des individus ayant des besoins multiples et un accès limité au système de santé. Dans le cadre d’une enquête portant sur les dentistes, j’ai tenté de comprendre « l’œil » que portent les professionnels sur les prestataires de l’aide sociale.

Les dentistes peuvent considérer les patients comme des clients et une source de revenus. Il s’agit de la perspective entrepreneuriale, qui comprend des facettes économique et administrative. Les prestataires de l’aide sociale cadrent mal avec cette perspective et ne sont pas perçus comme de « bons clients » sur le plan financier. Tout d’abord, les tarifs de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) pour les prestataires de l’aide sociale sont beaucoup plus bas que ceux pour des clients « réguliers ». Ensuite, les traitements prodigués aux prestataires de l’aide sociale sont souvent considérés comme étant « bas de gamme ». C’est le cas de l’extraction de dents, par exemple, qui est peu rémunératrice comparativement à un traitement de canal ou à la pose d’implants dentaires. Troisièmement, les dentistes peuvent trouver que les prestataires de l’aide sociale se conforment mal à la logique des rendez-vous qui sont parfois pris en urgence ou manqués par ces derniers. Cela désorganise l’agenda des dentistes et constitue pour eux une grande source de frustration. Dans cette perspective entrepreneuriale où le dentiste tend à maximiser ses revenus, il a peu intérêt à recevoir des personnes prestataires de l’aide sociale.

Les dentistes peuvent également percevoir les prestataires de l’aide sociale comme des « cas cliniques ». Il s’agit de la perspective biomédicale, une perspective davantage axée sur la qualité technique des traitements. Ici encore, les prestataires de l’aide sociale répondent mal aux attentes des professionnels : ils sont rarement considérés comme de « bons patients » car, même s’ils constituent souvent des cas complexes, ils sont peu motivants du point de vue technique. De plus, les dentistes trouvent qu’il est difficile d’interagir avec ces personnes et d’établir un plan de prévention et de traitement. Les dentistes se retrouvent par ailleurs dans l’incapacité de faire les meilleurs traitements possibles à cause de la couverture dentaire insuffisante de la RAMQ et du manque d’assiduité des patients. Lorsqu’ils ne peuvent prodiguer des traitements pour lesquels ils ont été formés, certains dentistes disent avoir l’impression de faire une dentisterie de deuxième classe, une dentisterie des « années 30 ». Cette situation crée de vives frustrations chez les professionnels, ainsi qu’un sentiment d’échec et d’impuissance. Pourquoi être obligé d’extraire une dent alors que les avancées en dentisterie permettent de la conserver ?

Enfin, les dentistes peuvent avant tout considérer les prestataires de l’aide sociale comme des personnes, nouer un lien social et thérapeutique avec elles et tenter de comprendre leurs conditions de vie et de surmonter la distance sociale. Il s’agit de la perspective relationnelle, humaine. Les dentistes prendront leur temps avec les personnes et s’intéresseront à leurs peurs, besoins, désirs ou succès, en évitant les attitudes moralisatrices ou stigmatisantes. Ce regard s’éloigne d’une perception des personnes comme « non-méritantes », c’est-à-dire responsables de leur situation sociale et sanitaire, et peu motivées à l’améliorer, image véhiculée dans la société à l’égard de ces personnes. Nous avons ainsi rencontré des dentistes qui, au cours de leur carrière à Montréal, ont développé une approche que nous avons nommée « socio-humaniste » car elle met l’accent sur l’empathie avec les personnes en situation de pauvreté (Loignon et al., à paraître).

Chaque professionnel de la santé dentaire regarde donc la personne qui entre dans son cabinet à travers un prisme où ces trois logiques se croisent. Les deux premières tendent davantage vers l’exclusion de la personne. En ce qui a trait à la dernière perspective, cela dépend du niveau d’empathie du dentiste et de la façon dont ce dernier perçoit la pauvreté.

Rapprocher les mondes

Avoir de belles dents est important pour tous. Lorsqu’on leur parle de santé dentaire, les prestataires de l’aide sociale vont en premier lieu penser à l’esthétique : le sourire, la blancheur des dents. La santé dentaire a une dimension sociale plus que biomédicale. Avoir de belles dents, c’est pouvoir sourire ou parler sans se cacher la bouche. C’est également un facteur facilitant pour se trouver un emploi, notamment dans le secteur des services où il y a un contact avec la clientèle. Rares sont les vendeurs de la rue Mont-Royal à qui il manque une dent antérieure. Dans nos entrevues, une femme prestataire de l’aide sociale confiait qu’elle aurait pu appliquer à un emploi dans un Tim Horton’s mais qu’il lui manquait une dent de devant et qu’elle se sentait mal à l’aise de postuler. Les personnes en situation de pauvreté ont, comme les autres, le droit à la santé, et cela inclut la santé buccodentaire.

J’aimerais que les deux mondes, social et professionnel, se rapprochent et que la perspective « socio-humaniste » prenne le pas sur la perspective entrepreneuriale et devienne dominante. Le fait de se rapprocher des populations marginales fait partie du mandat des professionnels. Mes étudiants me disent : « on ne va pas pouvoir changer le monde » mais pourtant, les dentistes ont un rôle social à jouer, un devoir de veiller au bien-être de la population, d’autant plus que la profession a le monopole de la dispensation des services en soins dentaires.

Il y a plusieurs moyens pour changer cela, par exemple, le recrutement d’étudiants en médecine dentaire qui viennent de différents milieux ou de différentes communautés, en espérant qu’ils aient un autre regard sur la population. Il faut également changer la philosophie de la formation. Être un professionnel devrait être une forme de sacerdoce, une réponse à un idéal de justice sociale.

Dans mes cours à l’Université McGill, avec la collaboration de la compagnie de théâtre Mise au jeu, nous mettons en scène des personnages en situation de pauvreté, les raisons pour lesquelles ils ne prennent pas autant soin de leur santé que les professionnels le voudraient, ou encore, pour lesquelles ils sont parfois amenés à manquer leurs rendez-vous. Ces pièces sont présentées aux étudiants et seront possiblement disponibles en ligne pour la formation continue. Les objectifs de ces présentations sont assez modestes. Il s’agit de faire réfléchir les professionnels sur des questions de société qui les concernent directement. On ne demande pas nécessairement aux étudiants d’avoir de la sympathie pour les personnes en situation de pauvreté mais, au moins, d’éprouver de l’empathie à leur endroit.

Références

Bedos, C., Brodeur, J.-M., Boucheron, L., Richard, L., Benigeri, M. et M. Olivier (2003). « The dental care pathway of welfare recipients in Quebec », Social Science and Medicine, 57(11): 2089-2099.

Bedos, C., Brodeur, J.-M., Benigeri, M. et M. Olivier (2004a). « Inégalités sociales dans le recours aux soins dentaires », Revue Épidémiologique en Santé Publique, 52(3): 261-270.

Bedos, C., Brodeur, J.-M., Benigeri, M. et M. Olivier (2004b). « Dental care pathway of Quebecers after a broken filling », Community Dental Health, 21(4): 277-284.

Brodeur, J.-M., Payette, M., Benigeri, M., Olivier, M. et D. Chabot (1995). Étude sur la santé bucco-dentaire des adultes de 18 ans et plus du Québec. Résultats du sondage, Montréal, Régie régionale de la santé et des services sociaux de Montréal-Centre.

Brodeur, J.-M., Olivier, M., Benigeri, M., Bedos, C. et S. Williamson (2001). Étude 1998-1999 sur la santé buccodentaire des élèves québécois de 5-6 ans et de 7-8 ans, Ministère de la Santé et des Services sociaux, Québec, Gouvernement du Québec.

Loignon, C., Allison, P., Landry, A., Richard, L., Brodeur, J.-M. et C. Bedos (à paraître). « Providing Humanistic Care: Dentists’ Experiences in Deprived Areas », Journal of Dental Research.

Montpetit, C. et E. St-Arnaud-Trempe (2008). Le revenu à Montréal sous observation : Coup d’oeil sur les plus récentes données sur le revenu dans les territoires sociosanitaires de l’Île, Secteur Surveillance de l’état de santé à Montréal (SÉSAM), Direction de santé publique, Montréal, Agence de la santé et des services sociaux de Montréal.

Mofidi, M., Rozier, R.G. et R.S. King (2002). « Problems with access to dental care for Medicaid-insured children: what caregivers think », American Journal of Public Health, 92(1): 53-58.

National Institute of Dental and Craniofacial Research (2000). Surgeon General. Oral Health in America: A Report of the Surgeon General, Rockville, National Institutes of Health.