Travailler avec des personnes du milieu de la recherche institutionnelle ne se fait pas sans difficulté quand on vient du milieu communautaire. En tant que coordinatrice d’un groupe de recherche créé par le Front commun des personnes assistées sociales du Québec, le Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté au Québec (GRFPQ)1, j’ai dû m’adapter à de nouvelles méthodes de travail et à un nouveau vocabulaire. J’ai aussi compris que les personnes identifiées à la recherche institutionnelle et celles impliquées dans les organismes communautaires n’ont pas les mêmes objectifs. Pour le GRFPQ, les personnes en situation de pauvreté possèdent un savoir lié à leur vécu spécifique et elles possèdent des clés d’analyse sur les causes et conséquences de la pauvreté. Nous reconnaissons leur expertise et les incluons dans l’ensemble du processus de recherche. Du côté des personnes provenant du milieu de la recherche institutionnelle, il peut y avoir malaise et même parfois angoisse, face à la perte du contrôle de leur champ d’expertise quand il s’agit de partager l’analyse scientifique avec des acteurs d’autres milieux.
Heureusement, il y a des exceptions. Les équipes de recherche avec qui nous travaillons au GRFPQ montrent une certaine ouverture. Elles ont le goût de s’investir dans un processus de recherche-action, malgré la contrainte de temps et des divergences d’opinion sur les méthodes, les analyses, la rédaction des résultats et leur diffusion. Quand nous réussissons à nous donner un vocabulaire commun, que nous définissons nos attentes mutuelles et que nous acceptons de nous lancer dans un «flou organisé», il y a des beaux partages et des nouvelles connaissances qui peuvent en ressortir. Récit de trois expériences, avec leurs hauts et leurs bas, où différentes manières de penser et de faire la recherche se sont croisées.
Quand le théâtre débarque
À l’hiver 2010, je travaillais à Action Plus Brome-Missisquoi quand une équipe de recherche et une compagnie de théâtre d’intervention sont débarquées en ville pour présenter les résultats du projet «Au-delà des étiquettes».2 La tournée provinciale de cette équipe a permis à près de 400 personnes de réagir aux résultats d’une recherche sur les trajectoires de vie et de santé de quarante personnes en situation de pauvreté, en lien avec leurs conditions de logement. Les participants ont pu bonifier ces résultats à la lumière de leur propre expérience et formuler des recommandations et pistes d’action visant à améliorer ces conditions de vie.
J‘ai organisé l’accueil de cette tournée dans Brome. L’équipe de recherche et leurs partenaires souhaitaient réunir non seulement des personnes assistées sociales, mais aussi des «gestionnaires de la pauvreté» travaillant, par exemple, au bureau d’aide sociale, dans les organismes de charité, à la police, dans le milieu communautaire, dans le milieu de la santé ou au conseil de ville. La mobilisation des personnes assistées sociales et des intervenants communautaires fut relativement facile, mais ce fut plus ardu, voire impossible, de mobiliser des personnes travaillant à l’aide sociale ou dans le secteur de la santé, malgré les tentatives de nos partenaires de la santé à Montréal de mobiliser leurs consœurs et confrères dans la région. Néanmoins, l’évènement dans Brome fut formidable. Les personnes participantes ont pris conscience des problèmes de logement dans la région. Quelques semaines plus tard, un comité s’est mis en place pour travailler sur la construction de logements subventionnés pour les personnes seules. Nous étions contents de ces retombées positives et attendions avec impatience le rapport de recherche comme tel et les résultats de la tournée.
Ce n’est qu’à la fin de 2012 que nous avons pu lire ces résultats dans le livre « Au-delà du préjugé », un magnifique ouvrage composé des différents actes théâtraux de la tournée, accompagnés d’analyses plus élaborées rédigées par les membres de l’équipe de recherche. Ces derniers abordent les conditions de logement en lien avec la notion de «bien-être», les «compétences» par rapport aux expériences de travail et de vie, les trajectoires de santé physique et mentale ainsi que les rapports jugés stigmatisants ou aidants et l’identification des réseaux à l’œuvre dans les trajectoires de vie des personnes. À la suite de cette démarche, des capsules filmées ont été produites à partir de vignettes théâtrales mettant en scène des extraits du livre et les témoignages de personnes connaissant des expériences de vie comparables.3 Leur intention était de témoigner, à leur façon, de ce que cela signifie de chercher à vivre… « au-delà du préjugé », afin de permettre au plus grand nombre de personnes d’être sensibilisées.
Croisements et accès aux soins dentaires
Comment favoriser une interaction positive entre les personnes assistées sociales, les dentistes et les hygiénistes dentaires? C’est la question qui a été posée dans un projet de recherche-action effectué sous la direction de deux membres du CREMIS provenant du milieu de la recherche institutionnelle,4 en collaboration avec ATD Quart Monde et le Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté au Québec.
Ce projet est inspiré de la démarche du croisement des savoirs et des pratiques. Cette approche s’appuie sur la conviction que les personnes en situation de pauvreté sont porteuses d’un savoir indispensable pour éradiquer la pauvreté. C’est en ce sens que le mouvement ATD Quart Monde a développé de nouvelles pédagogies et méthodologies en faisant collaborer universitaires, professionnels de l’intervention sociale et personnes en situation de pauvreté. Elles permettent de faire émerger et de prendre en compte la parole et la pensée que les personnes en grande pauvreté tirent de leur vécu. Elles permettent également de co-produire de nouvelles connaissances en croisant les différents savoirs : savoirs universitaires, savoirs d’action et savoirs d’expérience.
Durant plus d’un an, nous avons échangé sur notre mode de fonctionnement tant au niveau de la recherche qu’au niveau de l’approche du croisement des savoirs. Nous souhaitions que la recherche porte sur les temps de croisement. Nous voulions également écrire sur le processus menant à ce type de recherche et analyser les impacts sur les personnes. Les personnes siégeant au comité de pilotage se sont engagées à rédiger un journal de bord, pour soutenir l’analyse du processus et de ses impacts.
Avant le premier temps de croisement des savoirs, les personnes assistées sociales se sont rencontrées à trois reprises. Une première rencontre a suivi le déroulement suivant : une activité brise-glace afin de mieux se connaître, l’explication de la recherche, un exercice de représentation mutuelle à l’aide du photo-langage. Les personnes étaient invitées à se pencher sur la question suivante : « Si j’entends les mots « professionnel dentaire » ou « prestataire de l’aide sociale » à quoi ça me fait penser? » Les récits d’interaction ont alors été présentés comme des outils de travail lors du temps de croisement. Ces récits permettent de mieux comprendre les logiques des uns et des autres, les rôles respectifs, les représentations et les réalités, à partir de situations vécues.
Dans un deuxième temps, chaque personne participante a écrit son propre récit, le retravaillant par la suite avec le soutien d’une personne accompagnatrice et en petits groupes de pairs. Nous avons pu ainsi compléter, corriger ou éclaircir le récit au besoin, lui donner un titre et en faire ressortir les thèmes principaux. Enfin, en préparant le croisement, chaque personne participante a choisi un thème qu’elle souhaitait travailler. Une fois les thèmes sélectionnés – en l’occurrence, les préjugés, les rendez-vous, la couverture du Régime d’assurance médicaments, le problème de communication, et l’enjeu du temps – les participants lisent l’ensemble des récits correspondant au thème et essaient de trouver le problème, ses causes et ses conséquences.
Les dentistes et hygiénistes participants devaient faire la même démarche. Cependant, compte tenu des conflits d’horaire, ces derniers n’ont pas fait toutes ces étapes, ce qui a nécessité une certaine adaptation au moment du temps de croisement des savoirs. Ce temps de croisement (au mois de juin de cette année) fut un moment fort intéressant et riche en contenu. On sentait une ouverture du côté des dentistes et hygiénistes présents. Il faut dire que ceux-ci semblaient déjà sensibilisés à la réalité des personnes assistées sociales et qu’il y avait une certaine réticence à heurter les sensibilités de part et d’autre. Par exemple, l’atelier portant sur les préjugés n’a donné lieu qu’à peu de débats, sauf peut-être lorsqu’un dentiste a dit qu’il pouvait maintenir des prix plus bas, parce qu’il n’avait pas d’hygiéniste dentaire.
Malgré la richesse des échanges et les prises de conscience, il y a eu, lors du retour sur l’activité, une crainte du côté des personnes provenant du milieu de la recherche institutionnelle à propos des données recueillies : «Avons-nous creusé assez? Est-ce que nous avons créé de nouvelles connaissances? Sur quoi pouvons-nous écrire?» Cette remise en question du processus m’a ébranlée. Pour moi, il était clair que, pour l’instant, nous n’avions pas créé de nouvelles connaissances, car nous n’avions fait qu’aborder des sujets déjà étudiés. Ce qui serait vraiment pertinent à analyser, c’est la collaboration entre deux classes sociales pour élaborer des solutions et les mettre en application. De là émergeront de nouvelles connaissances.
Droits bafoués
«Personnes assistées sociales avons-nous des droits?» C’est la question posée lors d’une démarche de formation participative menée depuis 2011.5 Chacun des cinq organismes participants a suivi une démarche de formation sur les droits et la participation citoyenne d’une durée variant entre 20 et 30 heures. Cette démarche s’est conclue par un sommet en mai 2012, d’où sont ressorties des recommandations et des pistes d’action afin d’améliorer les conditions de vie des personnes en situation de pauvreté, qui voient leurs droits bafoués constamment.
À la fin de la démarche, nous avions beaucoup de témoignages rapportant des violations de droits. Nous souhaitions les analyser afin de savoir quels droits étaient les plus souvent violés et quelles stratégies étaient utilisées par les personnes face à ces violations. Avec l’obtention d’une deuxième subvention,6 nous nous sommes donné une méthode de travail et d’analyse commune. Étant donné que je ne suis pas chercheure de profession, j’ai eu de la misère à suivre à certaines occasions. À l’heure actuelle, nous avons fini l’étape de la classification des données et sommes sur le point de commencer l’écriture des résultats. Ça fait plus d’un an que nous travaillons sur l’analyse des témoignages recueillis et que nous nous questionnons sur la forme du rapport. Au début du projet, nous souhaitions valider les résultats avec les personnes participantes, mais après autant de temps, nous avons perdu la trace de plusieurs d’entre elles. C’est une des difficultés majeures à considérer lorsqu’on est en recherche-action : le délai entre la récolte des données et la diffusion des résultats. Nous ne pouvons pas éterniser le processus, si nous voulons maintenir l’intérêt des personnes assistées sociales.
Connaissances et reconnaissance
Au sein du GRFPQ, nous respectons l’autonomie et la dignité des personnes. Nous croyons et reconnaissons la valeur, le potentiel et les capacités de toute personne, peu importe son statut social et économique. Nous encourageons la liberté de parole et respectons la liberté de choix. Nous encourageons également des rapports égalitaires entre tous les participants. Nous souhaitons un monde d’égalité et nous rejetons les rapports basés sur les préjugés et sur la discrimination en accord avec l’article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Nous reconnaissons la personne comme sujet de son développement et nous refusons les rapports de domination des élites sur les populations. Enfin, nous promouvons une répartition équitable des richesses au sein de notre société. Nous sommes d’avis que la pauvreté est le résultat d’une répartition inéquitable des richesses. À partir de nos démarches de formation et de nos projets de recherche, nous souhaitons mettre en commun nos richesses individuelles et collectives. Ceci se réalise à travers l’entraide, le partage des connaissances et du vécu, l’implication, la reconnaissance des contributions des personnes en situation de pauvreté et de leur travail sous toutes ses formes.
Ces positions sont claires et discutées avec les équipes de recherche au début du partenariat et sont martelées tout au long du processus. Nous ne voulons surtout pas que la parole des personnes assistées sociales soit récupérée et analysée par les équipes de recherche pour augmenter leur propre prestige. Il est important que les personnes vivant en situation de pauvreté soient impliquées durant l’ensemble du processus. Ça leur permet de reprendre du pouvoir sur leur vie, de se valoriser et de faire des prises de conscience. Ce sont des bénéfices à ne pas négliger, surtout si les résultats de recherche n’ont pas d’impact sur les politiques qui appauvrissent et ne mènent pas ainsi à une amélioration de la condition des personnes. C’est souvent le reproche qui nous est fait par les personnes assistées sociales.
Nous ne croyons pas à la neutralité dans la recherche-action. Il est vrai qu’en utilisant des méthodes d’analyse rigoureuses et en s’appuyant sur la littérature scientifique, il y a apparence de neutralité. Cependant, le choix du sujet de recherche, l’hypothèse émise, les partenaires ciblés, entre autres, orientent grandement la recherche. Ces décisions sont tout à fait subjectives. Le GRFPQ ne s’en cache pas, il n’est pas neutre.
Le GRFPQ aimerait que les personnes provenant du monde de la recherche se mouillent davantage politiquement. J’ai rarement été témoin d’un tel militantisme chez ces dernières. Néanmoins, les résultats de recherche donnent des arguments aux groupes de défense des droits pour revendiquer, auprès de nos décideurs politiques, des meilleures conditions de vie pour les personnes vivant de l’exclusion sociale à cause de leur situation de pauvreté. Même si les personnes provenant du monde de la recherche institutionnelle n’accompagnent pas ces groupes dans leurs démarches de revendication, des extraits de leurs écrits sont souvent présents dans les mémoires et communiqués de presse qu’ils rédigent. Un tel apport est important, car les personnes assistées sociales ne sont ni reconnues, ni entendues par nos décideurs. Les universitaires représentent une certaine élite dans notre société et ont donc une plus grande écoute. Cela aide à sensibiliser la population aux injustices vécues par les personnes assistées sociales et à remettre en question le discours dominant.
Cela dit, la parole citoyenne de l’ensemble des acteurs sociaux est importante, afin de transformer la société à notre image. C’est important que la recherche soutienne cette prise de parole et analyse l’impact sur les personnes marginalisées. À ce titre, le GRFPQ apprécie ses collaborations avec le milieu de la recherche telles que racontées ici. Ces collaborations nous ont aidés à créer de nouveaux réseaux, nous mettant en lien avec des médecins, des étudiants en travail social, des futurs chercheurs, des dentistes, et d’autres organismes communautaires. Elles nous ont également donné accès à des ressources – humaines, financières, scientifiques – que nous ne possédons pas. Nous en sommes très reconnaissants.
Notes
1 : Le Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté au Québec (GRFPQ), a été fondé en 1989 afin de soutenir les axes « formation » et « recherche » au sein du Front commun des personnes assistées sociales du Québec. Le GRFPQ contribue à l’avancement des connaissances en lien avec les causes de la pauvreté et ses conséquences pour les personnes qui la vivent, afin de contribuer à l’élaboration de solutions. Chacune des actions entreprises par le GRFPQ s’enracine dans une approche de conscientisation où la reconnaissance du savoir et du vécu des personnes en situation de pauvreté est primordiale : « on apprend ensemble à travers des rapports égalitaires ». Cette approche soutient l’implication des personnes vivant la réalité de la pauvreté, de leurs groupes et de personnes alliées dans une recherche de solutions à la pauvreté.
2 : Le projet « Au-delà des étiquettes » (publié sous le titre Au-delà du préjugé aux Presses de l’Université du Québec en 2012), financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, a été codirigé au CREMIS. La tournée provinciale a été organisée avec Luc Gaudet (Mise au jeu) et Nicole Jetté (FCPASQ). Ce projet de recherche porte sur les témoignages de quarante personnes, sans logement ou « mal logées », parfois avec des problèmes de santé mentale, recevant des prestations d’aide sociale. L’équipe a voulu comprendre ce qui peut mener à la perte éventuelle du logement et à l’arrivée à la rue des personnes assistées sociales.
3 : Référence : capsules : http://www.cremis.ca/publications-et-outils/toutes-les-publications/documents-video/au-dela-du-prejuge-trajectoires-de-vie-pauvrete-et-sante
4 : Christophe Bedos (chercheur, Faculté de médecine dentaire, Université McGill) et Sophie Dupéré, (Sciences infirmières, Université Laval).
5 : Citoyennes, citoyens d’abord! Personnes assistées sociales, nous avons des droits! Sous la direction de Mireille Tremblay (Département de communication sociale et publique et Institut Santé et Société, UQAM). Ont participé à ce projet : le comité citoyen du Carrefour alimentation partage Saint-Barnabé (CAP Saint-Barnabé), le Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ); ADT Quart Monde; Action Plus Brome-Missisquoi et Ex-Aequo.
6 : Avec l’aide des Services aux collectivités de l’UQAM.
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- Sylvia Bissonnette