Plus de 60 % des jeunes Québécois.es entreprennent des études de niveau collégial, et 40 % obtiennent un diplôme d’études collégiales (DEC) dans un programme technique ou préuniversitaire (MELS, 2013). Dans l’optique où le nombre d’emplois nécessitant des études postsecondaires ne cesse de croître, le sort des jeunes qui ne complètent pas leurs études collégiales est préoccupant et demeure un enjeu social de premier plan. D’autant que l’on sait que, d’une part, la formation technique au collégial prépare bien les jeunes aux réalités du marché du travail et assure à 90% d’entre eux d’obtenir un emploi (Ferguson et al., 2014) et que, d’autre part, pour l’ensemble des étudiants au Canada, ce sont ceux qui ont un DEC en poche qui sont les plus susceptibles de compléter leurs études universitaires (Shaienks et al., 2008). Plusieurs avantages socioéconomiques plaident également en faveur de la poursuite d’études postsecondaires. De fait, les personnes moins instruites sont plus à risque d’occuper des emplois précaires, de vivre dans la pauvreté, d’avoir des problèmes de santé et de vivre moins longtemps (Gouvernement du Québec, 2016; OCDE, 2015). Face à ces constats, l’accroissement de la persévérance et de la réussite scolaire des étudiants apparaît comme un objectif primordial du système d’éducation au Québec (Groupe d’action sur la persévérance et la réussite scolaires au Québec, 2009).
C’est dans cette optique que divers services d’aide à la réussite ont été implantés dans le réseau des collèges d’enseignement général et professionnel (cégeps) du Québec. Ainsi, les collèges se sont dotés de centres d’aide en français, philosophie et mathématiques, et ils offrent à peu près tous des services de tutorat par les pairs. Dans cette foulée, au début des années 1990, le Cégep du Vieux-Montréal (CVM) a implanté le Bureau d’aide à la réussite en sciences humaines (BAR), qui offre du soutien à la réussite spécifiquement aux étudiant.e.s inscrits dans ce programme préuniversitaire (le cégep accueille en moyenne 500 étudiant.e.s en sciences humaines par année). Les étudiant.e.s peuvent y recevoir des services de tutorat pour l’ensemble des cours disciplinaires liés aux sciences humaines, de même que du mentorat avec un.e enseignant.e, s’ils et elles présentent des difficultés d’organisation, de méthodologie de travail ou de motivation pour les études. Au cours des dernières années, le bureau d’aide s’est également donné comme mandat de dépister les étudiant.e.s de sciences humaines les plus à risque d’échouer, afin de leur offrir de l’aide le plus rapidement possible dans leur parcours scolaire. Pour ce faire, un outil a été élaboré, le Questionnaire d’adaptation aux études collégiales (QAEP, 2014), à la lumière des principaux déterminants de la réussite scolaire révélés par la littérature scientifique.1
Dans ce texte, nous faisons état de l’analyse que nous avons effectuée des questionnaires remplis à l’automne 2016. Sur les 507 étudiant.e.s inscrit.e.s en sciences humaines à ce moment-là, 381 ont répondu au questionnaire, ce qui représente un taux de participation de 75 %. Les étudiant.e.s qui n’ont pas répondu au questionnaire sont ceux et celles qui ont abandonné leur session avant la cinquième semaine ou qui étaient absent.e.s de leur cours le jour de la cueillette de données. Afin de mieux comprendre le rapport des étudiant.e.s aux études et leur cheminement au cégep, nous avons classifié les étudiant.e.s selon leur cote R.2 Le quart des répondant.e.s (25%) ont une cote R faible et le tiers (33%) une cote R qui est bonne ou élevée, les autres 42% ayant un cote R moyenne.
Selon nos résultats, les étudiant.e.s avec une cote R jugée bonne ou élevée sont plus susceptibles d’avoir été sélectionné.e.s par le cégep au premier tour que les répondant.es avec un cote R faible (90% vs. 63%), d’être inscrit.e.s dans leur premier choix de programme (88% vs. 65%) et d’avoir sept cours ou plus dans leur horaire (57% vs. 24%). Ces étudiant.e.s sont aussi plus susceptibles de se dire appuyé.e.s par leur famille (88% vs. 65%), d’avoir vécu une bonne transition de l’école sécondaire au cégep (90% vs. 78%), de bien gérer leur temps (90% vs. 52%) et d’avoir le sentiment d’être inscrit.e.s dans le bon programme (84% vs. 55%). Elles et ils expriment aussi davantage le sentiment d’être rassuré.e.s dans leur choix de carrière (61% vs. 40%), d’être outillé.e.s par rapport aux méthodes de travail intellectuel (86% vs. 71%) et d’être motivé.e.s par leurs études (88% vs. 65%). Finalement, ces étudiant.e.s sont moins susceptibles d’avoir des problèmes financiers que les étudiant.e.s avec une cote R faible (18% vs. 37%). Elles et ils sont aussi plus susceptibles d’avoir la langue française comme première langue parlée à la maison (96% vs. 82%).
Les résultats de cette enquête confirment que ce questionnaire représente une mesure efficace de l’adaptation aux études chez les cégépiens, car il discrimine les étudiant.e.s avec une cote R plus faible que les autres sur le plan de leur rapport aux études. Ce questionnaire s’avère donc un bon outil de dépistage des étudiant.e.s qui risquent d’échouer ou d’abandonner leurs études collégiales.
Déterminants
Ces résultats trouvent un écho dans les principaux constats qui émergent dans la littérature. Selon cette dernière, il y aurait une corrélation significative entre le fait, pour une famille, de vivre dans la précarité économique et la tendance, pour les enfants, d’abandonner ou d’échouer leurs études (Janosz et al., 2013). Le manque de ressources économiques est plus souvent présent dans les familles peu scolarisées ou monoparentales, ce qui constitue un risque accru d’abandon scolaire. La perception chez les étudiant.e.s d’être soutenu.e.s par leurs parents et d’entretenir avec eux une relation de réciprocité serait aussi prédictive de la persévérance scolaire (Pica et al., 2014). Dans le même sens, les jeunes qui perçoivent que leurs parents accordent de l’importance aux diplômes postsecondaires accèdent en plus grand nombre aux études supérieures.
Par ailleurs, la présence d’un réseau social amical favorise l’intégration des jeunes et leur persévérance scolaire (Demetriou et al., 2000). En effet, les jeunes qui sont isolés socialement ont une moins bonne estime d’eux-mêmes et présentent divers problèmes adaptatifs (Dorard et al., 2013). Les valeurs du réseau d’ami.e.s en regard des études sont également importantes; si le groupe de pairs poursuit des idéaux scolaires élevés, cela favorise la persévérance des jeunes face à leurs études (Roy, 2015). Le type de relations que le personnel enseignant entretient avec les élèves, leur intérêt manifeste pour la matière enseignée et leur disponibilité sont aussi identifiés comme des éléments favorables à la persévérance et à la réussite des élèves (CRÉPAS, 2009; Poirier et al., 2015). De même, l’expérience vécue en classe par l’étudiant.e, par exemple, la possibilité d’interagir, d’être actif.ve dans ses apprentissages et de recevoir une rétroaction régulière, revêt une importance capitale quant à sa motivation et à sa réussite scolaire (Tinto, 2012).
En ce qui concerne les déterminants individuels, il y a un consensus scientifique à l’effet que la motivation scolaire de l’étudiant.e constitue un déterminant majeur de la poursuite et de la réussite de ses études (Janosz et al., 2008; Lieury et al., 2013; Vezeau et al., 2009). De fait, un.e élève motivé.e est plus engagé.e, plus souvent présent.e à l’école, participe plus en classe et investit davantage de temps et d’efforts dans ses travaux et ses études (Barbeau, 2007). Ainsi, les étudiant.e.s du secondaire qui consacrent huit heures ou plus par semaine à leurs devoirs seraient de deux à trois fois plus susceptibles de poursuivre des études universitaires que celles/ceux qui y consacrent trois heures ou moins (Kamanzi et al., 2010).
L’orientation scolaire et professionnelle de l’étudiant.e joue également un rôle relativement à sa motivation envers les études. En effet, une indécision vocationnelle inciterait certain.e.s étudiant.e.s à abandonner leurs études malgré de bons résultats scolaires (Essopos, 2013). En ce sens, les cégépien.ne.s qui ont l’intention de terminer les études du programme dans lequel elles/ils sont inscrits ont plus de chances d’être diplômé.e.s (CSE, 2008).
Par ailleurs, selon l’Enquête auprès des jeunes en transition de Statistique Canada, le niveau de réussite scolaire en quatrième et en cinquième secondaire est un important déterminant de la persévérance pour les études postsecondaires et de la probabilité d’obtenir un diplôme de niveau collégial ou universitaire (Lambert et al., 2004). De fait, des expériences d’échec ou de rendement insatisfaisant tout au long du cheminement scolaire engendrent des déceptions et des frustrations chez les jeunes, ce qui risque de les conduire progressivement à un désengagement vis-à-vis de l’école en général (Chénard et al., 2007). Pour certain.e.s étudiant.e.s, le niveau de difficulté scolaire apparaît donc difficile à surmonter, au point de les démotiver à poursuivre leurs études. Pour plusieurs cégépien.ne.s qui songent à abandonner, la charge de travail serait trop lourde et les matières trop difficiles à étudier (Roy, 2015).
Le bien-être psychologique d’un.e étudiant.e apparaît également comme un enjeu de persévérance scolaire. En ce sens, selon une enquête menée auprès de plus de 4 000 étudiant.e.s du cégep, plus de 55 % des cégépien.ne.s se disent stressé.e.s ou très stressé.e.s (Roy, 2015). Ce stress serait davantage présent lors de la première session de cégep, lors des périodes d’examen ou face à une difficile conciliation entre le travail et les études. Bien qu’il n’y ait pas de lien direct entre le stress et l’abandon scolaire, on sait qu’à fortes doses, ce stress prédispose à l’émergence de problèmes de santé plus importants dont, notamment, la dépression, qui serait l’un des facteurs le plus fortement associé à l’abandon scolaire (Roy, 2015; Lupien, 2010).
En ce qui concerne l’emploi, plusieurs enquêtes constatent qu’au-delà d’un certain nombre d’heures de travail rémunéré chaque semaine – plus de 15 heures ou plus de 20 heures selon les études –, l’étudiant.e est plus à risque de vivre des situations d’échec scolaire et, éventuellement, d’abandonner ses études (Roy, 2015; CSE, 2008). À ce sujet, selon notre propre analyse, 63 % des étudiant.e.s ont un travail rémunéré en dehors de leurs études, pour une moyenne de 15 heures par semaine.
Ciblage et non-recours
À la lumière de ces constats provenant de la littérature et de nos propres résultats, nous nous questionnons sur le bien-fondé de l’approche mise en place pour venir en aide aux étudiant.e.s qui en ont besoin au cégep. Depuis les origines du développement du Questionnaire d’adaptation aux études collégiales, nous demandons explicitement aux élèves d’indiquer après l’avoir rempli s’ils et elles souhaitent recevoir l’aide du BAR. Si tel est leur souhait, un rendez-vous leur est proposé. Toutefois, le taux très faible des personnes qui se présentent – et qui demandent formellement notre aide – surprend chaque année. Force est de constater que l’accès à des services pour tou.te.s n’est pas synonyme du recours aux services, d’où le principal défi auquel nous sommes confrontés en tant que service d’aide et d’accompagnement.
Selon Warin (2010), il y aurait une tendance actuelle d’offrir un accès aux services « en matière d’insertion professionnelle, de santé et de justice » et en fonction d’une démarche de «ciblage» (Warin, 2010). Il en va de même dans le milieu de l’éducation, au sein duquel plusieurs services d’aide ciblent la population «étudiante en situation de handicap» (EESH). Cette manière d’offrir des services soulève l’enjeu de l’accès aux services pour l’ensemble de la communauté étudiante.
Selon les résultats de notre enquête menée à l’aide du questionnaire et notre expérience en tant que professeur.e.s., il ne semble pas y avoir de corrélation entre l’étiquette «EESH» et le niveau de besoins des populations étudiantes. En effet, plusieurs personnes en situation de handicap ne nécessitent pas de service d’aide afin de bien réussir et beaucoup d’étudiant.e.s n’appartenant pas à ce groupe et qui en auraient besoin s’en voient exclu.e.s.
Notre méthode et nos résultats suggèrent une alternative au ciblage, puisqu’ils peuvent mener au déploiement des services non pas en fonction d’une étiquette, mais selon des besoins avérés. Cette proposition risque cependant de bousculer les manières de faire actuelles. En fait, il y a une tension entre les paramètres administratifs et les besoins en termes d’intervention, les budgets pour les services d’aide étant pensés en fonction de populations cibles.
En tant que coresponsables d’un service d’aide aux étudiant.e.s, nous sommes également confronté.e.s depuis plusieurs années au phénomène du non-recours. Malgré le fait que nos services soient gratuits et ouverts à tou.te.s, plusieurs élèves font le «choix» de s’en priver. On peut finir par se convaincre de l’impossibilité d’intéresser tou.te.s les élèves en difficulté et qu’on doit respecter leur refus. Nous nous questionnons tout de même à savoir ce qui motive le refus d’une aide. L’Observatoire de recherches sur le non recours aux droits et aux services (ODENORE) s’est attaqué à cette question. À la lumière des travaux de Rode (2011) et de Warin (2010), il y aurait, entre autres, trois déterminants du non recours : l’injonction à l’autonomie, la stigmatisation et l’intériorisation des contraintes.
Dans une société qui valorise l’autonomie individuelle, les services d’aide peuvent être perçus comme étant inacceptables. Accepter de l’aide peut être conçu comme une incapacité de répondre aux exigences de sa société, soit celle d’être autonome. À ce premier obstacle à l’utilisation des services se greffe un deuxième, soit celui de la stigmatisation. Peu de personnes souhaitent vivre avec une étiquette qui les déqualifie. Comme le suggère Warin (2010), plusieurs personnes préfèrent renoncer à un service et ainsi éviter d’être perçues comme dépendantes. En somme, la possibilité d’être stigmatisée comme étant incapable ou dépendante peut décourager plusieurs personnes de recourir aux services offerts. C’est dans un souci de contourner le problème lié à la stigmatisation que nous avons envisagé de renommer notre service d’aide, passant du Bureau d’Aide à la Réussite au Bureau d’Accompagnement à la Réussite. Par ce changement, nous voulons que les étudiant.e.s ressentent qu’elles et ils demeurent les maîtres d’œuvre de leur réussite et, par la même occasion, que le recours à nos services ne brime en rien leur autonomie.
Enfin, l’intériorisation des contraintes reste difficile à identifier. Toutefois, nous sommes régulièrement témoins d’étudiant.e.s qui croient qu’il y aurait des montants à débourser ou encore qu’il y a une démarche administrative lourde pour avoir accès aux services. Ces interrogations font prendre conscience à notre équipe des barrières imaginaires qui finissent par s’incruster dans les esprits. Dans une société où la responsabilité individuelle est érigée en valeur supérieure, il devient difficile, pour certaines personnes, de s’imaginer bénéficier d’un service public ouvert à tou.te.s, et ce, gratuitement.
Il est de plus en plus évident pour nous que l’accompagnement aux études devrait se faire selon les besoins avérés plutôt que selon une étiquette préétablie ou un diagnostic. Toutefois, nous réalisons qu’il s’agit d’un changement de paradigme qui ébranle les manières habituelles de penser l’aide scolaire. Nous pensons néanmoins que le modèle actuel a démontré ses limites et qu’un changement s’impose.