Cercles citoyens et services de santé au Brésil : des rodas enflammées

« Non au démantèlement de la santé mentale! »1, «La santé n’est pas une marchandise!»2 : le 12 mai 2012, par une journée de pluie, plusieurs centaines de personnes manifestent dans les rues de Campinas, au Brésil, contre les coupures dans le réseau de la santé mentale. Le réseau connaît, cette année-là, une des pires crises de son histoire. À la fin de la manifestation, un groupe d’une cinquantaine de personnes se forme en roda (cercle) devant l’hôtel de ville pour planifier la suite. Il s’agit de divers intervenants et coordonnateurs du réseau, ainsi que des destinataires des services et des membres de leurs familles.

Les participants discutent des stratégies de mobilisation en vue du vote qui aura lieu lors de la prochaine assemblée du Conseil municipal de santé. Des travailleurs présents suggèrent de saisir l’occasion de la Semaine de lutte anti-asilaire, qui a lieu au même moment, pour informer les citoyens de la ville sur les enjeux des coupures et pour mobiliser d’autres personnes dans les différents établissements de santé mentale et dans les lieux publics en général. Deux intervenants précisent qu’ils vont être informés du dénouement des échanges en cours au Conseil et s’engagent envers les personnes dans la roda à diffuser l’information sur les réseaux sociaux et dans d’autres rodas dès que possible. Pour leur part, des familles partagent leur désarroi et leur inquiétude par rapport à la menace de fermeture des Centres d’Attention Psychosociale (CAPS) dans leurs quartiers. Des travailleurs les rassurent en précisant que ces coupures vont affecter uniquement les employés et les services de santé mentale des centres de santé. 

Juste après cette dernière intervention, un destinataire propose de faire une performance d’harmonica, présentant sa musique comme « le feu qui enflamme la roda ». Lorsqu’il commence à jouer, un travailleur l’accompagne au tambourin et un autre destinataire commence à danser un rap au centre de la roda. Les autres personnes réunies autour du cercle commencent alors à taper des mains pour suivre le rythme. Après environ vingt minutes de musique, de chants et de danses, la roda se dissout tranquillement, chaque personne saluant les gens présents avant de quitter. Ils se donnent rendez-vous à la manifestation qui précédera l’assemblée à venir du Conseil municipal de santé. 

Dans le cadre d’une recherche ethnographique de huit mois menée à Campinas, j’ai pu observer le fonctionnement de ces cercles citoyens nommés rodas (en portugais) où des destinataires des services, des travailleurs, des gestionnaires et parfois des élus locaux se réunissent pour réfléchir, débattre et décider d’actions à mener en rapport à la santé mentale dans la ville. Ces rodas font partie des mouvements anti-autoritaires brésiliens engagés notamment dans la réforme psychiatrique et constituent des dispositifs de participation sociale parmi les plus innovants qu’on puisse trouver sur le plan de la démocratisation. Comment les expériences vécues dans les rodas participent-t-elles à la production collective de subjectivation politique parmi les participants en contexte de crise et jusqu’à quel point constituent-elles des sources d’inspiration pour la démocratisation des services publics ailleurs ?

Mise en commun

Les rodas se caractérisent par une mise en commun in situ entre des individus se reconnaissant comme des interlocuteurs légitimes. Elles ouvrent un espace d’échanges qui permet aux individus de partager affects et informations : « La roda c’est là où tu sens qu’il est vraiment possible de changer l’organisation avec les gens autour de toi » nous confie Maria, une destinataire d’un Centre d’Attention Psychosociale.

L’ensemble des rodas que j’ai observées se déroulent en cercle. Les participants cherchent toujours, dans les limites du possible, à former un cercle avant de commencer les échanges, que ce soit en plaçant des chaises ou en se positionnant debout. Ce cercle délimite l’espace collectif du débat en plus de créer une ambiance propice aux échanges. Un peu comme dans la roda de capoeira (art martial d’origine africaine et brésilienne) ou la roda de samba, le cercle crée une ambiance qui peut procurer de « l’énergie » aux individus qui y participent. Le partage d’affects au cœur de la roda peut se traduire aussi par des fous rires collectifs, ainsi que par des accolades de chaque individu qui se joint au cercle, sans égard à sa position comme gestionnaire, travailleur ou destinataire au sein de l’organisation des services.

Les protagonistes

Deux générations d’acteurs engagés dans la lutte pour la démocratisation du droit à la santé à Campinas se rencontrent dans les rodas observées. Ces acteurs cherchent à mobiliser la population contre un gouvernement municipal engagé dans la réduction des dépenses publiques et la privatisation des services. Une première génération est composée de protagonistes âgés de 30 ans et plus qui ont contribué à l’expansion du réseau local de santé mentale dans les années 2000. Au moment de l’étude, ceux-ci occupent des postes de supervision, d’appui ou de coordination des services et partagent une histoire d’engagement pour la réforme psychiatrique. Une seconde génération est constituée principalement de femmes plus jeunes qui travaillent dans le réseau à titre de psychologues, d’ergothérapeutes ou d’infirmières. Ces deux générations partagent des principes anticapitalistes et anti-privatisation et sont actives dans la lutte contre l’économie néolibérale brésilienne et ses effets néfastes sur les droits des travailleurs. 

Par exemple, Claudia, dans la quarantaine, est une psychologue qui travaille dans le réseau depuis quinze ans. Elle a été interpelée par les valeurs démocratiques du mouvement anti-asilaire lors de ses études à l’université et au sein du mouvement sanitaire2. Elle a commencé à travailler dans un CAPS au début des années 2000, au plus fort de la réforme psychiatrique à Campinas : « 2001 c’est un diviseur d’eau dans la construction du réseau de santé mentale […] en créant de nouveaux services, en ouvrant des services 24 heures, en ayant la possibilité d’héberger les usagers sans passer par l’hôpital psychiatrique». C’est dans ce contexte historique que se constituent des rodas entre des travailleurs, des coordonnateurs et des destinataires de différents services pour débattre et construire la réforme psychiatrique locale : «Ces rodas étaient les lieux de discussion du modèle des utopies. C’était aussi pour discuter comment on allait construire le service, comment on allait faire […] Une autre perspective a été créée, pour soi, pour les autres, pour la démocratie, pour les droits en santé mentale, avec des effets importants pour l’institution […] les rodas sont les espaces où on aborde franchement les enjeux, où on construit collectivement […] en ayant la possibilité d’écouter davantage les usagers […] Toutes ces rodas ont été et sont encore fondamentales pour la construction du modèle».

Toujours selon Claudia, le Secrétaire municipal de la santé ne fait pas ce qu’il veut à Campinas, à cause des rodas : «Les autorités utilisent une expression entre eux et qui sort parfois dans les médias: “Ici c’est la dictature des rodas”. Ce qu’ils sont en train de dire c’est le suivant : les rodas, cette manie de discuter de tout et de vouloir participer à toute décision, rendent la mise en œuvre des projets de la part du gouvernement difficile, car ils doivent discuter, négocier. Donc c’est la “dictature des rodas”. En d’autres mots, ils veulent avoir la capacité verticale dans le réseau et on ne les laisse pas faire!»  

Le second ensemble de protagonistes dans les rodas observées regroupe des psychologues, ergothérapeutes et infirmières dans la vingtaine. Ces protagonistes de la lutte des travailleurs contre les coupures et les mises à pied massives en santé occupent aussi une place centrale. Selon Janette, une ergothérapeute, «dans le contexte actuel, nous devons lutter pour que l’État investisse et garantisse les droits sociaux […] Dans le néolibéralisme, il y a une diminution de l’État et une augmentation des institutions privées dans l’offre de soins […] Avec la crise, on essaye de faire des rodas, on essaye de penser à d’autres moyens de communication pour être le plus large et le plus inclusif possible».

Ces deux groupes de protagonistes participent activement à l’émergence de rodas en dedans et en dehors des dispositifs institués au sein de l’organisation des services locaux de santé mentale. Ils circulent constamment entre les différents milieux où les rodas prennent forme. 

D’autres travailleurs de moindre statut professionnel peuvent avoir plus de difficulté à faire entendre leurs voix, mais le contexte de crise semble créer des ouvertures pour eux. Milena, préposée à l’entretien ménager, dit profiter des rodas  pour se faire entendre : «Quand je parle, les animateurs réagissent parce qu’ils n’aiment pas que je parle, ils pensent que parce qu’on est des femmes de ménage, on n’a pas de vision. Ils pensent qu’on n’a pas de culture, qu’on n’a pas d’études. Mais avec la crise, ils me laissent parler dans les rodas. Ils n’ont pas le choix !» 

Cette éruption de voix dans les rodas qui – normalement – ont de la difficulté à se faire entendre, concerne aussi les destinataires des services. Il peut s’agir de propos formulés en dehors du cercle ou n’ayant aucun lien avec le thème discuté, comme il peut s’agir de chansons, de prières, ou d’expressions non-verbales comme le fait de marcher, d’arroser une plante, de donner des objets, de se déshabiller au centre ou autour de la roda en cours. Cette ouverture des rodas à d’autres voix et à d’autres formes d’expression se remarque dans l’exemple cité au début de ce texte, quand un destinataire présente la musique qu’il joue comme « le feu qui enflamme la roda ».

Cela dit, la présence des destinataires peut aussi déranger. À titre d’exemple, un destinataire hébergé au centre où la rencontre a lieu, s’assoie à côté des professionnels durant une vingtaine de minutes. Après être resté silencieux, il prend la parole en affirmant faire maintenant partie de l’équipe après quatre jours à dormir et cohabiter avec eux au centre : « Je ne fais pas partie de l’équipe moi? » Son intervenante de référence vient vers lui. Il repose cette question avec une voix plus élevée. Elle l’invite alors à quitter la salle avec elle. 

D’autres destinataires des services sont davantage acceptés comme participants réguliers aux rodas. Par exemple, Fernando est bien connu des protagonistes et est souvent amené par eux en voiture pour aller d’une roda à l’autre. Sa disponibilité et ses engagements au sein de dispositifs de participation lui permettent d’avoir accès à des informations privilégiées, de prendre part aux débats et aux prises de décision, en plus de tisser des liens d’affinité avec des gestionnaires et des professionnels de la santé. Il demeure que d’autres destinataires des services n’ont pas l’occasion, les moyens ou l’envie d’adopter des conduites militantes en participant aux rodas, et leur exclusion conséquente de ces cercles s’ajoute à celle produite par l’organisation des services et les inégalités sociales et économiques qu’ils vivent. 

Inégalités 

Les rodas observées s’inscrivent effectivement dans un contexte social marqué par de profondes inégalités sociales et économiques. Tout comme la plupart des grandes villes du Brésil, Campinas fait face aux migrations, à l’accroissement des bidonvilles, à la criminalité et à la pauvreté. Les inégalités se traduisent par des rapports de pouvoir qui se déploient au sein des rodas de diverses manières. 

À titre d’exemple, par manque de ressources financières, les destinataires et les travailleurs au bas de l’échelle salariale, tels les auxiliaires infirmiers, agents de sécurité et préposés à l’entretien, vont rarement dans les restaurants ou les cafés où se réunissent les autres et où des rodas voient souvent le jour. Ils y vont parfois si un professionnel ou un gestionnaire leur « paie la traite », ce qui est assez exceptionnel. Plusieurs de ces travailleurs au bas de l’échelle me confient aussi devoir cumuler jusqu’à trois emplois dans divers établissements de santé afin d’avoir un salaire qui suffit à leurs besoins. Ils n’ont donc pas non plus le temps de suivre toutes ces rodas. Il s’agit alors souvent d’espaces où les gestionnaires et professionnels de la santé peuvent discuter sans les croiser. 

De surcroît, les destinataires des services et travailleurs au bas de l’échelle dépendent, en grande partie, du transport public. Or, étant donné l’état précaire du système de transport public de la ville de Campinas, il leur est difficile de se rendre à une roda ou d’aller d’une roda à une autre. Devant ces limites d’accès, plusieurs renoncent à y participer. 

Aussi, des inégalités liées à l’accès à une éducation de qualité se révèlent dans les capacités limitées de certains participants – des travailleurs et des destinataires issus de quartier défavorisés, par exemple – à comprendre et à débattre dans les rodas. La majorité des destinataires des services ont aussi de la difficulté à participer aux échanges en raison de leur capacité à s’exprimer. Même les professionnels de la santé qui n’ont pas étudié dans une université publique, ou qui n’ont aucune expérience de militance au sein de mouvements sociaux (étudiant, anti-asilaire, sanitaire, anticapitaliste), se sentent parfois limités dans leur capacité à prendre part aux rodas

Liens affectifs

Malgré ces inégalités instituées, dans les échanges au sein des rodas, la position occupée dans l’organisation des services (en tant que gestionnaire, professionnel de santé, préposé ou destinataire, par exemple) devient secondaire à partir du moment où tout le monde participe à la même action militante. C’est ici que des liens affectifs peuvent se créer et consolider les liens entre les militants. Les échanges constituent des agencements singuliers d’affects, de paroles et d’actes entre des individus se reconnaissant comme compagnons de lutte pour la démocratisation de la santé mentale à Campinas. Ils produisent, d’une manière ou d’une autre, de la subjectivité partagée. 

Un tel partage amène même une destinataire à remettre en question sa place au sein de l’organisation des services tout comme sa place dans la société : «Avec toute cette implication, cette collaboration avec les travailleurs, je me demande quelle est ma place vraiment. Je suis usagère, travailleuse ou militante? En fait, je me sens plus travailleuse, parce que j’y arrive heureuse, les gens m’embrassent. Mais, pourtant, qui prendra soin de moi? Vais-je être capable de quitter le Centre ? Puisque j’ai créé un lien, n’est-ce pas? Je veux étudier et tout, et le temps est court! Aurai-je le courage?»

Le partage d’affects entre des gestionnaires, des travailleurs et des destinataires de services dans les rodas observées peut mener à la création d’un climat de complicité et de créativité tournée vers l’action politique et artistique – création de marionnettes, de banderoles, de slogans, de chansons, de musique et de danses. C’est parce que les rodas sont ouvertes à de telles expérimentations qu’elles agissent sur la hiérarchie des positions au sein de l’organisation des services. Elles constituent, en ce sens, des leviers de démocratisation. 

Leviers collectifs

Ces divers espaces ouverts à la circulation et aux rencontres rendent possible, ce que Guattari (cité dans Ardoino et al., 1994 :123) nomme des rapports « transversaux ». La transversalité diffère de la verticalité des rapports hiérarchiques ou pyramidaux, déterminés notamment par l’organisation du travail, ainsi que de «l’horizontalité», c’est-à-dire d’un « certain état de fait où les choses et les gens s’arrangent comme ils peuvent de la situation dans laquelle ils se trouvent. » Les rapports transversaux sont ceux qui surmontent ces deux mouvements et tendent à «se réaliser lorsqu’une communication maximale s’effectue entre les différents niveaux, et surtout dans les différents sens.». C’est aussi par de tels rapports que se produisent les « forces instituantes » que Guattari nomme les « subjectivations politiques ».

Un rapport transversal au sein d’une roda se caractérise par le moment « intense » d’un échange, le moment producteur d’affects et d’engagements partagés, voire même, de complicités. Cette intensité partagée permet de mettre entre parenthèses la hiérarchisation des rapports sociaux de pouvoir induite par les positions que chacun occupe au sein de l’organisation des services. Plus précisément, l’échange transversal est un rapport entre individus par lequel ceux-ci prennent en compte leurs différences pour en faire « quelque chose » d’autre ensemble. Ce « quelque chose » peut prendre la forme d’un débat, d’un chant, d’un fou rire, d’une stratégie d’action ou d’une musique. Ces actes ont en commun de s’inscrire dans une lutte contre ce qui obstrue la production collective de subjectivation politique, telles les positions hiérarchiques dans l’organisation des services et les règles de participation instituées. Un tel constat fait écho à la compréhension de la démocratisation comme un mode de subjectivation politique modifiant le cadre institué des rapports de pouvoir (Rancière, 1995). 

L’analyse des rodas ouvre de nouvelles pistes de compréhension des dynamiques de pouvoir collectif en contexte organisationnel. Par le partage de temps dans une pluralité d’espaces ouverts, par le partage d’affects ainsi que par la problématisation collective d’évènements critiques affectant le quotidien, les rodas contribuent à réduire la hiérarchisation. Cet effort collectif de démocratisation sans cesse renouvelé ne permet toutefois pas de venir à bout des inégalités de pouvoir induites par l’organisation des services et par la société brésilienne. Comme pratique citoyenne, les rodas constituent néanmoins des leviers collectifs pour dénoncer des contradictions et des injustices sociales au sein et en dehors des organisations. Elles font voir la possibilité d’une critique collective continue ouverte à la créativité sociale. 

Notes

1. Traduit du portugais, comme toutes les citations dans ce texte.

2. Le mouvement sanitaire a vu le jour durant la seconde dictature brésilienne (1964-1989) pour devenir un acteur politique et idéologique important dans la défense du droit à la santé pour tous.

Références

Ardoino, J., et R. Lourau, (1994) Les pédagogies institutionnelles. Paris : Presses universitaires de France.

Rancière, J. (1998). Aux bords du politique, Paris, La Fabrique.

Ruelland, Isabelle (2017). Cercles citoyens et espace public : la démocratisation organisationnelle à l’épreuve des rodas brésiliennes, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Montréal, 2017.