Au-delà du corps et de la psyché

Quand on s’intéresse à la formation des psychiatres, on se sent submergé par la diversité des notions, la pluralité des approches et les méandres de l’histoire de la discipline. On aurait du mal à former un cardiologue sans qu’il soit indispensable de bien connaître l’organe du cœur, un endocrinologue sans qu’il soit nécessaire de bien connaître le fonctionnement des glandes et ainsi de suite pour chacune des spécialités jusqu’à la formation intégrative du médecin de famille. Il en est autrement pour la psychiatrie. On peut être psychiatre ou exercer la psychiatrie sans savoir où est localisé le pulvinar et sans se souvenir de la deuxième topique de Freud. Pourtant, ces deux notions appartiennent à un savoir partagé, lié, d’une part, au cerveau qu’un psychiatre devrait connaître et, d’autre part, à la psyché qu’un psychothérapeute doit se représenter. Si la psychiatrie n’a pas d’organe en tant que tel, c’est parce qu’elle peut aussi s’en passer et qu’à bien des moments de son évolution, elle a plutôt privilégié le rôle du social tout en étant susceptible parfois de se laisser emporter par des modes, tels la désinstitutionalisation et le rétablissement. La pluralité d’approches et les méandres historiques qu’a connus la psychiatrie sont cependant traversés par un fil conducteur : le rapport, parfois malaisé, entre notre discipline et les sciences du social.

Lors de son année sabbatique, l’un de nous a parcouru et reparcouru, troublé ad nauseam, les rues du Downtown Eastside de Vancouver, délaissant la plage étudiante et le campus riche et aéré de l’Université de la Colombie-Britannique où l’on enseigne la psychiatrie et l’imagerie cérébrale. Outre l’existence d’une véritable sémiologie de mouvements, de mélanges de mots de différentes langues et d’agitations bousculant la circulation et le trafic des pushers, on y apercevait les activités discrètes d’intervenants de rue, de psychiatres prescripteurs et d’infirmières de terrain. Tout grouillait dans ce monde aux traits infernaux. Pendant ce temps, d’autres psychiatres et psychologues s’occupaient des athlètes pour la Vancouver « olympique » afin de mieux gérer le stress et le fantasme de la médaille d’or.

Avec sa diversité d’approches et ses méandres historiques, on peut se demander si la psychiatrie n’est pas davantage une imposture qu’une véritable discipline scientifique. En tant que discipline, elle ne se définit pas par son noyau, mais par ses limites ou ses franges. Autrement dit, ce n’est pas une science centrifuge, mais plutôt centripète. Elle s’enrichit dans sa propre définition de domaines connexes et frontaliers, comme la médecine, l’épidémiologie, la philosophie, la sociologie et l’anthropologie. Il suffit de retracer le lien qui l’unit aux sciences humaines pour réaliser que bien des progrès en sont redevables : la philosophie et la phénoménologie (avec Jasper, Tellenbach et Minkowski), le nomadisme (avec Deleuze et Guattari), l’anthropologie (avec Corin et Bibeau), la sociologie (avec Durkheim), la linguistique (avec Lanteri-Laura, Lacan et Lecours), le cinéma (avec le psychiatre Dino Risi) et la peinture (avec les Impatients et Dubuffet). En bref, la psychiatrie se définit par ses marges. En se positionnant à la frontière avec d’autres disciplines, la psychiatrie peut contribuer à la construction de nouvelles entités disciplinaires dont la particularité est d’être, justement, « transfrontalières ». C’est le cas, selon nous, de la « psychiatrie sociale ». Si la psychiatrie est une imposture, elle est une imposture qui rend service à la société.

Un art

La psychiatrie sociale, qu’il conviendrait de décrire maintenant comme discipline et comme mouvement, constitue un des points d’interface entre la psychiatrie et la sociologie. Alex Leighton en a été une figure de proue, tout en étant un acteur central de l’épidémiologie psychiatrique, de l’anthropologie psychiatrique et de la psychiatrie transculturelle aux États-Unis et au Canada. Il a été témoin de l’évolution de la psychiatrie sociale qui s’est divisée en deux courants dans les dernières décennies, soit la psychiatrie transculturelle et la recherche sur les services. Ces deux branches ont été alimentées par l’épidémiologie, l’anthropologie et la sociologie. Même si Leighton a évolué dans une période de domination de la psychanalyse en Amérique du Nord, au point où presque chaque chef de département de psychiatrie aux États-Unis se devait d’être un psychanalyste, il a été formé en clinique par Adolf Meyer, qui proposait l’approche individuelle de l’histoire de cas. Avec un aller-retour entre l’observation et les connaissances émergeant des sciences médicales, de la sociologie et de la psychologie, il s’agissait d’une méthode davantage qualitative que quantitative. Considéré comme l’un des fondateurs de la psychiatrie américaine, Meyer n’utilisait les théories psychodynamiques que pour aider à formuler la problématique et les hypothèses diagnostiques en lien avec ce que vivait la personne. Il prônait une formulation individuelle qui ressemble à la formulation « culturelle » maintenant mise de l’avant et qui sera intégrée dans le DSM-V dès 2013.

Ceci illustre comment, au niveau individuel, la pratique de la médecine et de la psychiatrie clinique, suivant l’exemple de Meyer, est une approche non pas quantitative et normalisante, mais qualitative. Il s’agit d’un art, l’art de la médecine, que chaque clinicien ne maîtrise pas pareillement et qui court le risque d’être davantage guidé par des grilles pré-établies que par l’histoire de la personne et l’apport de l’équipe et de la communauté qui l’entourent. Créer un centre clinique de psychiatrie sociale, c’est se placer à la croisée de la santé mentale et du lien social avec les personnes souffrant de troubles mentaux graves. Enseigner une telle pratique exige des étudiants et des médecins de prendre en compte la souffrance psychique dès lors qu’elle surgit sur les lieux du social, en lien, par exemple, avec le travail, l’appauvrissement et le logement. La différence entre pathologie psychiatrique et souffrance psychique n’est plus pertinente. En suivant Furtos (2008), on se trouve dans une filière sociale qui fait identité : « Les formes cliniques d’expression de la souffrance s’étayent sur la perte des objets sociaux et sur les formes d’aide et d’assistance qui y répondent » (p. 32).

Activisme

Au Centre de recherche Fernand-Séguin (à l’Hôpital Louis-H. Lafontaine), il existe depuis près d’une dizaine d’années une unité de recherche en psychiatrie sociale. La psychiatrie sociale est définie par le centre comme étant fondée sur :

« la reconnaissance de l’impact des facteurs de l’environnement social sur la vie des personnes souffrant de troubles mentaux ; sur le cours des désordres mentaux ; sur l’éclosion des troubles mentaux ; dans l’étiologie des troubles mentaux ; dans l’épistémologie, la façon de définir les troubles mentaux. »

Pour le centre, comme dans le cas de la médecine sociale et préventive, « l’épidémiologie et les méthodes de recherche clinique demeurent des outils de choix pour explorer l’influence des déterminants sociaux de la condition des personnes souffrant de troubles mentaux ». Désirant « agir pour améliorer le sort des personnes souffrant de troubles mentaux », les scientifiques et cliniciens « se regroupent autour d’un réseau de la psychiatrie sociale ». C’est ainsi qu’un certain « activisme social, proche de la santé publique […] fait partie de la motivation en psychiatrie sociale [et] confère donc un côté résolument appliqué à beaucoup des travaux de recherche ».1Cette mise en contexte permet de situer la place de la psychiatrie sociale à l’intérieur de ce centre. Les champs d’intérêts de la recherche sont vastes et l’équipe ne peut prétendre tout couvrir. On peut identifier depuis les quatre dernières années trois pôles de recherche, soit la recherche sur les services, sur l’épidémiologie des troubles mentaux et sur le suicide. L’équipe de chercheurs est multidisciplinaire avec des représentants de la psychiatrie, de la psychologie, des sciences infirmières, de la sociologie, de l’anthropologie, de l’épidémiologie et de la santé publique. 

En Europe, en particulier en Angleterre, en Allemagne, aux Pays-Bas et dans les pays scandinaves, on retrouve des unités non pas de recherche, mais de clinique de psychiatrie sociale. Elles correspondent aux cliniques de psychiatrie communautaire connues antérieurement au Québec et en France, surtout à l’époque où elles étaient actives dans la communauté et enlignées sur les mouvements sociaux progressistes. Par exemple, tout près du centre-ville de Montréal, le centre de santé mentale de l’Hôpital St-Luc a été à l’origine de ressources communautaires et de la Revue Santémentale au Québec. Cette psychiatrie sociale entretient des liens avec la médecine sociale et préventive ainsi qu’avec les médecins œuvrant en santé publique. On n’a qu’à penser aux médecins associés à la clinique l’Actuel, à ceux qui se sont récemment objectés à l’établissement d’un casino dans le sud-ouest de Montréal ou à ceux qui sont engagés auprès des jeunes de la rue. Dans les facultés de médecine québécoises, la médecine sociale et préventive représente presque une faculté en soi, distincte de la médecine spécialisée, et rapprochée de la médecine familiale. Dans des facultés de médecine plus « communautaire », comme la Faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke, on retrouve une plus grande intégration de la médecine familiale avec la médecine sociale et préventive.

Déraillement

La psychiatrie sociale est un rappel qu’au-delà du corps et de la psyché, il y a une nécessité d’interpréter le déraillement de la santé mentale en termes de faits sociaux. L’antipsychiatrie, les mouvements de psychiatrie communautaire en Abitibi dans les années quatre-vingt et la psychiatrie « urbaine » enseignée à l’Université Columbia (pratiquée dans les rues de New York, Montréal et de Vancouver) ont d’ailleurs réitéré cette nécessité. Il ne s’agit pas de transformer les questions sociales et politiques en questions psychiatriques, mais de reconnaître leurs effets sur la souffrance psychique. En reprenant le terme du philosophe Emmanuel Renault, Furtos parle d’une « clinique de l’injustice ». Nous avons donc beaucoup à faire avec une discipline psychiatrique qui, bien que nous l’ayons présentée de façon provocatrice comme une imposture, se met au service d’une lecture et d’une intervention dont l’objectif général est d’aider à ce que les personnes ne soient pas « couchées » et coupées d’autrui, mais « debout », en contact avec elles-mêmes et avec les autres. Pour réaliser cela, la psychiatrie doit demeurer critique ; d’abord d’elle-même, mais aussi du système de santé qui cloisonne et des corporatismes qui isolent. La psychiatrie doit demeurer en question.2 Elle doit, par essence, demeurer insatisfaite.

Notes

1. Voir le site web du Centre de recherche Fernand-Séguin à l’adresse suivante : http://www.hlhl.qc.ca/recherche.html

2. Voir Lalonde, P., Lesage, A. et L. Nicole (2009). La psychiatrie en question. Choix de textes en hommage au professeur Frédéric Grunberg, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

Références

Furtos, J. (2008). Les cliniques de la précarité : contexte social, psychopathologie et dispositifs, Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson.