Qui a droit à la ville? L’accès à la ville et à ses espaces publics pour les personnes en situation d’itinérance est de plus en plus restreint ou conflictuel. Afin de se rendre plus attractives, notamment pour attirer les investissements et les touristes, les villes
invisibilisent des populations perçues comme étant indésirables en les déplaçant dans des zones périphériques, et la revitalisation de certains quartiers se fait souvent au détriment du tissu social en place.
Ce que l’on nomme le « design hostile » fait partie des méthodes coercitives visant à exclure de l’espace des groupes spécifiques jugés indésirables, en empêchant la tenue de certains comportements qui gênent. On le justifie généralement par le souhait de prévenir le crime ou de protéger la propriété privée. Il se caractérise souvent par des gestes de design qui ne seront pas remarqués par les groupes qui ne sont pas visés (Petty, 2016). On peut penser, par exemple, à la présence de pics situés devant les façades de bâtiments qui empêchent de s’y coucher, à des lumières qui découragent l’occupation des lieux ou la consommation de drogue, et à des couvercles de poubelles qui empêchent d’y fouiller. Le design hostile, par le fait qu’il présente une contrainte physique, n’est pas la seule méthode qui force les personnes en situation d’itinérance à se déplacer : l’absence d’installations adaptées, comme des fontaines d’eau potable ou des toilettes publiques, entraîne également des déplacements. Ces méthodes coercitives sont particulièrement présentes dans les quartiers prisés. Elles participent encore plus au déplacement et à l’invisibilisation des personnes en situation d’itinérance lorsqu’elles sont couplées à des méthodes commerciales de marketing, en invitant par exemple les personnes à consommer un produit quelconque pour avoir accès à des endroits intéressants (comme une terrasse sur une rue animée) ou à des installations sanitaires.
Si la littérature scientifique compte de nombreuses analyses permettant de voir comment les gestes d’aménagement peuvent contribuer aux processus d’invisibilisation des personnes en situation d’itinérance, celle sur les gestes d’aménagement qui contribuent à leur bien-être est un peu plus mince (Rollings et Bollo, 2021). C’est donc sur ce point que nous avons choisi de mettre l’accent, en réalisant un catalogue de propositions stratégiques pour soutenir les décisions à tous les paliers des gouvernements et sensibiliser les professionnel-les en aménagement.
Notre équipe de recherche, composée de chercheuses ancrées à la fois chez Architecture Sans Frontières Québec (ASFQ) et à l’École de travail social de l’Université de Montréal, cherchait à en savoir plus sur les précédents en matière de projets architecturaux et d’aménagement de bâtiments destinés aux personnes en situation d’itinérance. Dans la foulée d’une activité avec le Centre canadien d’architecture autour du documentaire What it takes to make a home, qui présente deux projets de logements aménagés par des architectes pour des personnes en situation d’itinérance à Los Angeles (États-Unis) et à Vienne (Autriche), nous avons cherché à recenser tous les projets de ce genre que nous pouvions trouver. Peu d’articles scientifiques sont toutefois disponibles sur le sujet, et nous avons élargi notre recherche pour inclure des recensions de projets architecturaux (lorsqu’un prix est gagné, par exemple), de la littérature grise, ou encore des sites web explicatifs. Cette recherche documentaire s’est également élargie pour inclure les projets d’aménagements extérieurs.
Nous avons donc recueilli un peu plus de 150 références documentaires, jugées pertinentes pour comprendre le lien entre l’itinérance et l’aménagement1. À partir de ces références, près de 200 pratiques ont été identifiées par l’équipe comme contribuant au bien-être des personnes en situation d’itinérance, et ce sont ces pratiques que nous avons ensuite regroupées en cinq grandes catégories, reflétant la réalité multidimensionnelle de l’itinérance : 1) reconnaitre le droit à l’espace public; 2) faciliter la cohabitation sociale; 3) concevoir des espaces inclusifs; 4) aménager un lieu sûr; 5) soutenir l’auto-détermination. Les deux premières nous placent à l’échelle de la ville, en abordant les frictions qui peuvent survenir lors du partage d’espaces publics ou collectifs, intérieurs et extérieurs, et en proposant des moyens pour faciliter une coexistence harmonieuse. La troisième catégorie concerne les processus de design à prioriser afin de parvenir à créer des espaces inclusifs pour les personnes en situation d’itinérance, en mobilisant une conception du design dite « par et pour ». Les deux dernières présentent finalement les pratiques qui concernent le bâti lui-même.
L’intention de cette documentation et de cette catégorisation était double. D’abord, nous cherchions à savoir ce qui avait déjà été fait en matière de pratiques d’aménagement pour les personnes en situation d’itinérance et à identifier des angles morts afin d’alimenter des pistes de recherche futures. Puis, nous voulions partager le fruit de ce travail sous la forme d’un catalogue de pratiques avec les professionnel-les de l’aménagement au Québec, puisqu’aucune mobilisation des connaissances dans un contexte québéco-canadien sur ce sujet n’avait été réalisée jusqu’à présent. Nous proposons ici un survol de ce que peuvent être, dans les grandes lignes, des pratiques d’aménagement sensibles aux enjeux de l’itinérance2.
Pratiques d’aménagement
Les pratiques d’aménagement concernent tous les gestes posés en vue de modifier l’environnement, que ce soit au travers d’un processus de consultation, de législation, de programmation, de conception, de construction ou tout simplement d’appropriation. Ils peuvent être posés tant par des professionnel-les de l’aménagement, que des intervenant-es, employé-es de la ville ou encore des occupant-es de bâtiments ou d’espaces publics.
Cadre bâti
Le cadre bâti fait référence à des environnements physiques construits, transformés et aménagés pour des personnes, ou des animaux, et pouvant permettre le déroulement d’activités. Il répond à des qualités architecturales (esthétiques ou techniques) et peut parfois faire référence à des périodes historiques (par exemple, avoir une valeur patrimoniale), (Conseil du patrimoine culturel du Québec, 2019). Dans cet article, le cadre bâti, soit les bâtiments ainsi que les manières dont ils ont été construits et sont utilisés, est analysé selon les réactions et émotions qu’il induit chez les personnes en situation d’itinérance.
Bien-être
D’après Moser (2009), le bien-être d’un individu dépend de l’adéquation entre la satisfaction individuelle et les aspirations relatives à l’environnement et les conditions objectives dudit environnement. En conséquence, favoriser le bien-être par l’aménagement exige de cerner les aspirations et les besoins des personnes en situation d’itinérance relatifs à leur milieu de vie et de mettre en œuvre des pratiques pour concevoir un environnement qui y correspond au mieux.
Situation d’itinérance
Le terme itinérants désignait initialement les hommes qui se déplaçaient de ressource en ressource suivant un itinéraire afin de subvenir à leurs besoins (Roy, 2013). Aujourd’hui, l’expression personnes en situation d’itinérance fait référence à une diversité de visages et d’expériences de vie ayant en son intersection un bon nombre de vulnérabilités.
Habiter
Les personnes catégorisées comme vivant une situation d’itinérance ne sont pas systématiquement sans domicile. Il s’agit plutôt de manières d’habiter qui dépassent la conception normative qui se réfère habituellement à un espace disposant d’une adresse, où il est possible de vivre sa vie quotidienne en échappant au regard d’autrui (Bellot et al., 2005; Laberge et Roy, 2001; Leroux, 2008; Vassart, 2006). Pour ces personnes, la notion de chez soi n’est pas forcément associée à un domicile fixe se situant entre quatre murs, en dur et à soi (Grimard, 2022).
Frictions et partage
Il existe une contradiction entre l’idéal libéral d’un espace public ouvert à tous-tes et la réalité vécue par les personnes qui l’utilisent. L’espace public n’est souvent ouvert qu’à celles qui adoptent des comportements socialement acceptés et exclut donc celles dont les comportements sont jugés inacceptables (Iveson, 1998). Puisque posséder les moyens de consommer et avoir un logement à soi sont devenues les deux conditions nécessaires à remplir pour pouvoir occuper l’espace public sans y être réprimé (Laberge et Roy, 2001), la présence de personnes en situation d’itinérance qui occupent l’espace public sans consommer ou pour y mener des activités de la vie quotidienne (comme dormir, uriner ou travailler de manière informelle en mendiant) est considérée comme dérangeante (Bellot et al., 2005). Puisque l’espace public constitue généralement un endroit de transit, de tourisme ou utilisé pour des activités commerciales (légales), les administrateurs-trices de la ville mettent en œuvre des règlements destinés à contrôler ou à exclure les personnes en situation d’itinérance, parce qu’elles sont souvent perçues comme pouvant avoir un effet négatif sur les activités commerciales et de tourisme (Amster, 2003; Zukin, 1995).
De plus, les projets d’aménagement destinés aux personnes en situation d’itinérance sont souvent reçus froidement par le voisinage, qui s’oppose à la cohabitation, malgré des lois prohibant la discrimination en matière d’accès au logement. Cela s’exprime notamment par le phénomène du « pas dans ma cour! », lorsque les riverain-es s’opposent à un projet, jugé indésirable dans le quartier où ils et elles habitent et travaillent, mais se disent en faveur de son implantation si elle se fait ailleurs. Par exemple, en 2018, The Open Door, un centre de jour et refuge pour personnes en situation d’itinérance autochtone, a été confronté à ce phénomène de « Pas dans ma cour ». Lorsque l’organisme a dû quitter le territoire de Westmount faute d’y avoir trouvé un espace voulant les accueillir, leur relocalisation sur le Plateau-Mont-Royal n’a pas été sans embûches. L’organisme a, là aussi, rencontré de vives oppositions citoyennes (Chouinard, 2018), face à laquelle l’arrondissement a mis en place un plan de cohabitation dédié au secteur Milton-Parc (Gildener, 2021; Arrondissement-PMR, 2021).
Au-delà de la coexistence, sans frictions, la cohabitation sociale suppose le partage de l’espace entre les individus, selon des modes d’ententes qui comprennent autant le conflit, que la tolérance et la collaboration (Dansereau et al., 2002). Elle fait typiquement l’objet d’oppositions fondées sur des préjugés, des enjeux de consultation ou des enjeux d’aménagement (Connelly, 2005). Par exemple, deux mythes à déconstruire suggèrent que les projets destinés aux personnes en situation d’instabilité résidentielle nuiraient au caractère esthétique des quartiers et que l’implantation de ces projets réduirait la valeur immobilière des propriétés du quartier. En ce sens, l’intégration du voisinage par les consultations publiques dès l’amorce du processus de conception des projets peut aider à développer des projets d’aménagement en tenant compte des craintes en amont, tout en favorisant l’intégrité et le bien-être des usagers-ères (Connelly 2005; Affordability and Choice Today 2009; BC Housing s.d.). Dans la conception même des projets, certaines pratiques d’aménagement semblent favoriser la cohabitation, comme celles intégrant des lieux de partage entre résident-es et voisin-es (par exemple, l’aménagement d’un jardin communautaire dans le projet d’appartements supervisés MLK10113 à Los Angeles), ou encore celles concevant des bâtiments qui conservent et améliorent les qualités paysagères et urbaines existantes (en préservant les espaces de jeu, par exemple, ou encore en adoptant une esthétique similaire aux bâtiments limitrophes) tout en offrant également une activité du domaine public (le projet VinziRast4, à Vienne, a ainsi été conçu comme un projet de logements partagés entre personnes en situation d’itinérance et personnes étudiantes, tout en ayant un café ouvert à tout le monde au rez-de-chaussée).
Il est même possible de se servir du design comme un plaidoyer pour le droit à la ville, afin de sensibiliser le grand public à l’itinérance. Une architecture conçue par des architectes de renom peut faciliter l’acceptation sociale des projets destinés aux personnes en situation d’itinérance, tout en affichant fièrement la légitimité de la présence de celles-ci dans la ville, comme dans le cas du complexe Star Appartments5, conçu par l’architecte Michael Maltzan, qui loge une centaine de personnes en situation d’itinérance, détonne avec son architecture tape-à-l’œil et a fait l’objet d’une œuvre à la Biennale de Venise en 20186. Des installations publiques peuvent également servir à énoncer leur droit à occuper l’espace public ou encore à faire mieux connaître leurs réalités et leurs vécus au sein de la ville. Par exemple, à l’occasion de son 30e anniversaire, le refuge La Tuile, en Suisse, a installé 30 tentes dans la place publique à Fribourg7, afin d’informer et de sensibiliser les riverain-es aux services rendus par le refuge. Les personnes intéressées pouvaient dormir dans une tente et recevoir un petit-déjeuner moyennant des frais de 5 francs (environ 7 dollars canadiens), soit le coût habituel d’une nuitée au refuge.
Conceptions inclusives
La voix des personnes en situation d’itinérance, directement concernées par ces projets, est rarement entendue dans les consultations publiques et les diverses instances décisionnelles. Cette mise à l’écart dans les modes de gouvernance peut s’expliquer en partie par une participation réduite à la vie sociale, culturelle et politique en raison de la stigmatisation, de la discrimination et de la marginalisation dont ils et elles sont la cible (Whiteford, 2011).
Par ailleurs, l’espace public, bien qu’il soit parfois hostile, peut constituer le « chez-soi » de certaines personnes en situation d’itinérance. Les interventions architecturales ou de design qui ne prennent pas en compte le tissu social d’un quartier peuvent paradoxalement contribuer à leur déracinement et les professionnel-les du design qui interviennent dans un quartier qu’ils et elles se sont approprié ont alors une responsabilité à leur égard. Plus généralement, ne pas savoir comment se compose le tissu social du quartier, ou ne pas aller à la rencontre des populations qui y habitent ou y sont ancrées, participe à l’invisibilisation de certaines populations et contribue à la gentrification de ces quartiers. Un exemple de cela est l’implantation de tours résidentielles en face de la Place Émilie-Gamelin qui entraîne déjà son lot d’évictions et suscite la crainte d’exacerber la crise sociale que vit le quartier en ce moment (Labbé, 2021; Teisceira-Lessard, 2023).
Dans le développement d’environnement, on trouve trois processus, interreliés : les processus de conception, de consultation, et de recherche. Aborder ces processus avec un souci d’inclusivité demande de développer une meilleure compréhension des besoins des personnes concernées par le projet, de favoriser leur implication par la reconnaissance de leurs savoirs expérientiels et la prise en compte de leurs points de vue, puis de faire valider les choix conceptuels tout au long du processus, afin de s’assurer que les espaces et aménagements ainsi conçus soient assez flexibles pour répondre effectivement aux besoins spécifiques des divers groupes qui y cohabitent (Commission for Architecture and the Built Environment, 2008). Par exemple, la coopérative d’architecture montréalaise PIVOT base nombre de ses projets sur ces principes inclusifs et se tourne vers la communauté pour l’entendre à propos de divers enjeux sociaux. En ce sens, PIVOT a par exemple tenté d’alimenter la diversité des conceptions du chez-soi en consultant des riverain-es du quartier Pointe-St-Charles sur la sécurité alimentaire8, de même qu’en menant un projet de recherche-action auprès de communautés autochtones en situation d’itinérance sur leurs représentations d’un espace de rêve9.
Bâtir un havre
L’approche du design informé par les traumatismes (trauma-informed design) repose sur l’idée que l’environnement bâti peut avoir une incidence non seulement sur l’autodétermination des personnes, mais aussi sur leur sentiment de dignité, d’estime personnelle et de reconnaissance. Avoir souffert de l’absence d’un chez-soi peut représenter un traumatisme important. D’après Pable, McLane et Trujillo (2022), les personnes ayant vécu un tel traumatisme ont besoin d’espaces qui leur permettent à la fois de gérer le stress, de préserver leur intimité et de se sentir en sécurité, et d’être en présence de beauté et d’objets attrayants et significatifs. En d’autres termes, il importe d’aménager pour ces personnes un milieu sûr, confortable et paisible : un havre. Rollings et Bollo (2021) définissent le havre (safe haven) comme un espace de protection, de refuge et de répit en opposition aux lieux moins sécuritaires précédemment occupés. Molony (2010) le souligne aussi, le sentiment de chez-soi est intimement lié à celui de bénéficier d’un lieu non seulement de sûreté et de sécurité, mais aussi de confort et de relaxation, où il existe moins de restrictions imposées que dans l’espace public.
Cette dimension nous renvoie à la notion de sécurité ontologique, soit l’état de bien-être ancré dans un sentiment de constance dans l’environnement social et matériel, nécessaire à la reconstruction d’une identité personnelle après avoir vécu une épreuve traumatisante. L’environnement devrait ainsi soutenir « l’habileté à compléter des routines journalières, la vie privée, l’émancipation de la surveillance et du contrôle, la capacité de construire son identité dans un climat sécuritaire » (Rollings et Bollo 2021, p.1710).
Toutefois, les personnes en situation d’itinérance sont souvent confrontées à des environnements qui peuvent être infantilisants et contraignants, ce qui va à l’encontre du développement d’un sentiment de sécurité ontologique. Au contraire, les espaces conçus pour les accueillir devraient non seulement rejeter tous les éléments architecturaux qui rappellent les institutions (par exemple des matériaux ou des couleurs qui pourraient rappeler la prison, l’hôpital, ou autre lieu de contrainte et de coercition), mais aussi être personnalisables, grâce à des aménagements flexibles et faciles à décorer.
Les refuges sont un bon exemple d’espaces sur lesquels travailler pour réduire le stress environnemental et soutenir le développement d’un sentiment de chez-soi. Ces lieux, souvent fréquentés par les personnes en situation d’itinérance, sont identifiés comme une source de stress élevé, au sein desquels elles craignent notamment de voir leur sécurité compromise par un vol ou une agression (Leblanc, 2021). Ainsi, les qualités de l’environnement physique devraient être repensées de façon à ne pas imposer aux usagers-ères de s’y adapter mais, au contraire, de façon à renforcer leur sentiment de sécurité.
Il est possible pour cela d’aménager l’espace de façon à diminuer les sources de stress, par exemple en prévoyant plusieurs entrées et sorties au sein d’un bâtiment ou des endroits sécuritaires pour ranger ses affaires, en y facilitant l’orientation grâce à des parcours intuitifs et sans impasses ou à des points de repère et à une signalisation claire, et en minimisant les sources de gêne liées au bruit, aux odeurs, à la température ou à l’encombrement.
Il est aussi déterminant de favoriser, pour les usagers-ères, le développement d’un sentiment de chez-soi qui, outre procurer de la protection et de la sécurité, signifie également bénéficier d’un lieu disposant d’un certain niveau de confort et d’intimité. Cet espace familier est également associé à l’identité personnelle (place identity) et à l’expression de soi qui peut se manifester sous la forme de processus d’appropriation (Dovey, 1985). L’environnement peut ainsi jouer un rôle dans le développement d’un sentiment de chez-soi, notamment en appliquant certaines stratégies d’aménagement offrant à la fois des espaces personnels aux occupant-es, par exemple en prevoyant des dispositifs d’intimité visuelle et sonore, mais aussi des espaces permettant de se rencontrer, ou d’accueillir des invité-es, tout en portant attention à ce que l’esthétique des lieux reflète les goûts et les préférences des personnes.
Au-delà des aménagements intérieurs, il est également nécessaire de développer une offre variée adaptée à la diversité des publics et des modes de vie. Ceci peut se faire, par exemple, en prévoyant des appartements plus ou moins grands pouvant accueillir des familles, des personnes seules, ou des animaux de compagnie. Comme il arrive souvent que les personnes en situation d’itinérance soient déplacées en périphérie des villes, ce qui exacerbe leur vulnérabilité, cette offre d’espaces de vie doit aussi prendre en compte, et s’inscrire dans, les services et les réseaux déjà en place dans les quartiers ou les secteurs visés. On peut penser par exemple à favoriser l’accès à différents services de proximité, aux transports publics et aux ressources communautaires.
Le design peut également être mis à contribution pour soutenir des initiatives d’habitats informels ou des revendications politiques menées par les personnes en situation d’itinérance. Afin de ne pas dénaturer le mode de gestion informel, il importe que les aménagistes apprennent des communautés et évitent d’imposer leur vision.
Renverser les dynamiques d’exclusion
Ce dont notre recherche documentaire fait état, c’est que la voix des personnes en situation d’itinérance est pour l’instant surtout entendue lorsque des projets de co-design sont menés par des firmes d’architecture. Les consultations publiques menées par des villes, ou les processus de développement immobilier menés par des promoteurs, au sein desquels la voix des personnes en situation d’itinérance serait entendue, sont dans l’angle mort de notre recherche.
Par ailleurs, si la littérature scientifique permet aujourd’hui de cibler certains besoins pour certaines populations en situation d’itinérance, il existe encore très peu d’informations concernant les besoins de plusieurs groupes surreprésentés parmi la population itinérante à Montréal, comme les communautés autochtones ou LGBTQIA2S+. Certains enjeux spécifiques pourraient en ce sens être mieux documentés, afin de soutenir le développement de pratiques d’aménagement répondant aux besoins des personnes concernées.
Selon une recension de Meda (2009), les besoins des personnes en situation d’itinérance figurent en outre rarement dans les règlements et les instruments de planification urbaine. Au contraire, plusieurs mesures de zonage d’exclusion créent des communautés homogènes exemptes de personnes jugées indésirables. Ce type de zonage a augmenté la concentration de personnes en situation d’itinérance dans les centres-villes, limité le nombre et le type d’installations de services communautaires et restreint le développement de projets de logements abordables (Oakley, 2002). Le développement d’outils de zonage plus inclusifs aurait ainsi le potentiel de contribuer également, à plus large échelle, au bien-être des personnes en situation d’itinérance.
Toutefois, à travers les différentes échelles de stratégies d’aménagement présentées jusqu’ici, nous pouvons déjà voir que les avenues possibles sont nombreuses pour développer des pratiques inclusives, destinées à favoriser la cohabitation. Ces exemples variés de stratégies possibles d’aménagement de l’espace public, du bâti et des intérieurs, donnent un aperçu de la manière d’envisager le renversement des dynamiques d’exclusion, des perceptions de ce qu’est un chez-soi et de la mésadaptation du design aux réalités de la vie à la rue. Il devient alors possible de mettre de l’avant d’autres gestes d’aménagement qui, plutôt que de les invisibiliser ou les exclure, soutiennent le bien-être des personnes en situation d’itinérance.