Affectivité et sexualité chez les jeunes en situation de rue : l’intervention ancrée

J’ai rencontré un gars quand j’avais 18 ans. J’ai été avec lui pendant deux ans et demi… Je commençais à être dans la rue, tandis que lui, ça faisait des années qu’il était dans la rue. Moi je trouvais ça cool, je le trouvais hot. […] C’était mon meilleur ami, c’était mon « partner » de voyage, mon partenaire de vie! (Pauline, 22 ans)

Si les propos de Pauline peuvent susciter l’étonnement, c’est qu’ils se démarquent de la perception populaire voulant que les conditions de vie précaires des jeunes en situation de rue1 contreviennent au développement et au maintien des relations affectives et sexuelles. Cette perception se voit d’autant plus confirmée que plusieurs travaux scientifiques sur cette question ont tendance à dépeindre les relations affectives et sexuelles de ces jeunes soit comme des risques pour leur santé (Agence de santé publique du Canada, 2006; Marshall et al., 2009), soit comme des instruments de leurs besoins essentiels ou de leur dépendance à la drogue (Jamoulle, 2009; Lanzarini, 2000; Tyler et Johnson, 2006). Or, en réduisant la complexité des relations affectives et sexuelles à des comportements à risque pour la santé des jeunes, ces travaux perpétuent une vision homogène de l’amour et de la sexualité en situation de rue.

Afin de rompre avec cette conception homogène, nous avons réalisé une étude qualitative pour comprendre, à partir du point de vue des jeunes eux-mêmes, comment se construisent leurs relations affectives et sexuelles en situation de rue.2 Pour ce faire, nous avons interrogé trente-deux jeunes (18 femmes, 14 hommes) en situation de rue âgés de 18 à 27 ans (moyenne de 22 ans). Une entrevue semi-dirigée d’environ une heure a été réalisée avec les participants à partir des dimensions suivantes: 1) leurs expériences amoureuses et sexuelles; 2) leurs expériences de la situation de rue; 3) leurs relations interpersonnelles en situation de rue; et 4) leurs représentations de l’avenir. Inspirée de la méthode typologique de Schnapper (2005), l’analyse des données a permis d’identifier cinq profils d’expériences affectives et sexuelles en situation de rue: la réussite criminelle, le retrait, la survie, l’engagement et l’envahissement par la drogue. Il est à noter qu’aucun de ces profils ne constitue une représentation exacte des témoignages des participants. Il s’agit plutôt d’une construction schématique de leurs expériences vécues sous forme de type-idéal.3 Voyons plus précisément à quoi renvoie chacun de ces profils.

Réussite criminelle

Le profil de la réussite criminelle a été dégagé à partir du récit de quatre jeunes hommes qui disent s’être initiés aux activités criminelles, notamment la vente de drogues, pour contrer les conditions de vie précaires à la rue. Si ces jeunes mentionnent que l’intégration au milieu criminel leur procure une autonomie financière, ils rapportent aussi qu’elle leur permet de construire une image sociale de réussite. En réaction à leur intégration au milieu criminel, ces jeunes disent profiter de leur indépendance économique pour obtenir des relations sexuelles avec des partenaires féminins qui souhaitent répondre à leurs besoins essentiels (alimentation, hébergement, vêtements). Par conséquent, ils rapportent que leur popularité auprès des jeunes femmes constitue un signe de réussite qui renforce leur identité masculine. C’est probablement dans une volonté de présenter une certaine performance sexuelle que les jeunes de ce profil disent s’entourer des plus belles jeunes femmes. Comme l’a présenté Corriveau (2009 : 125) dans son étude sur les gangs de rue : « être un homme, c’est pour ces jeunes être performant et actif sexuellement ».

Retrait

Le profil du retrait regroupe les témoignages de sept jeunes hommes qui rapportent vivre la situation de rue comme une expérience disqualifiante et humiliante. À l’instar d’autres travaux (Boydell et al., 2000; Kidd et Davidson, 2007), ces jeunes se présentent comme des individus dévalorisés et amoindris en situation de rue. Ils racontent vouloir rompre le plus rapidement possible avec cette expérience qu’ils considèrent humiliante, et ce, en mettant en place une diversité de stratégies de mise à distance, notamment par un désinvestissement des relations affectives et sexuelles. En réaction à l’image de l’homme pauvre et peu séduisant qu’ils disent projeter, ils préfèrent s’abstenir de tout contact avec de potentielles partenaires. Selon eux, le fait de développer et d’entretenir des expériences affectives et sexuelles les ancrerait davantage dans la situation de rue plutôt que de les aider à s’en sortir, comme le mentionne Christian : « je veux me sortir de là le plus tôt possible. C’est pour ça que ces temps-ci, les femmes, je ne fais que les regarder et rêver. » Ces jeunes préfèrent donc se retirer des expériences affectives et sexuelles, en gardant espoir de renouer avec l’amour et la sexualité une fois qu’ils auront quitté la situation de rue et qu’ils se seront affranchis de l’identité négative associée à la catégorie sociale de « jeunes en situation de rue ».

Survie

Le profil de la survie caractérise les propos de sept jeunes femmes qui rapportent une expérience de survie en raison de la précarité des conditions de vie en situation de rue. Elles disent mettre en place une diversité de stratégies pour répondre à leurs besoins essentiels, à savoir s’héberger, s’alimenter, se vêtir et se laver. Comme d’autres auteurs l’ont montré (Lanzarini, 2000), les conditions de vie précaires de la situation de rue pèsent lourdement sur ces jeunes, ce qui les conduit à ressentir de l’anxiété, de la peur et de l’inquiétude. Face à cette expérience de survie, ces jeunes disent avoir recours à des transactions sexuelles, sans engagement affectif, pour répondre à leurs besoins essentiels. Comme le présente Tabet (2004 : 7), les transactions sexuelles évoquent moins un acte prostitutionnel qu’un « échange économico-sexuel », c’est-à-dire « des relations sexuelles impliquant une compensation ». Si quelques-unes rapportent avoir vécu des relations amoureuses en situation de rue, la plupart d’entre elles témoignent du fait qu’elles n’ont ni le temps ni l’énergie pour s’investir dans une expérience affective. Selon elles, l’exigence de la survie fait en sorte qu’elles doivent répondre à leurs besoins personnels avant de répondre à ceux d’un partenaire.

Engagement

Le profil de l’engagement a été dégagé à partir des témoignages de neuf jeunes femmes qui mentionnent vivre positivement leur expérience en situation de rue, notamment en termes de liberté et de festivité. À l’instar de Bellot (2005) et de Parazelli (2002), cette expérience positive se traduit par l’adhésion à un mode de vie anticonformiste dans la mesure où ces jeunes ont l’impression de faire partie d’une famille à la marge de la société. Par exemple, Amélie se décrit comme une « marginale » et une « punk » qui, par un groupe de pairs en situation de rue, a réussi à intégrer une communauté qui défend des valeurs contraires à la société conventionnelle. De façon similaire à leurs relations amicales, les expériences affectives et sexuelles des jeunes de ce profil s’inscrivent en continuité avec leur processus d’intégration au mode de vie anticonformiste de la situation de rue. À titre d’exemple, certains jeunes mentionnent que leurs partenaires jouent le rôle de « partenaires de rue » avec lesquels ils apprennent les différents codes sociaux de la situation de rue (par exemple, comment s’habiller, comment obtenir de l’argent, comment se nourrir). Cet exemple illustre que pour ces jeunes, avoir un partenaire représente non seulement une réalité possible en situation de rue, mais aussi une réalité qui leur permet d’afficher explicitement leur adhésion au mode de vie anticonformiste.

Envahissement par la drogue

Le profil de l’envahissement par la drogue a été identifié sur la base des témoignages de quatorze jeunes (8 femmes et 6 hommes) qui disent concevoir la consommation de drogue comme une expérience envahissante qui prend le dessus sur l’ensemble de leurs activités quotidiennes. Cet envahissement n’est pas sans rappeler ce que Castel (1998 : 25) décrit comme une « expérience totale » de consommation de drogues, c’est-à-dire « la recherche et la consommation du produit qui parasitent l’ensemble des relations au monde d’un individu et mettent toute sa vie au service de cette passion ». Cette analyse trouve écho dans les témoignages des jeunes qui disent négliger la gestion de leurs besoins essentiels au profit d’une recherche quotidienne d’argent nécessaire pour payer leur consommation de drogues. En réaction à l’envahissement par la consommation de drogues, ces jeunes rapportent un investissement de l’expérience sexuelle pour répondre à leur dépendance aux substances. Dans ce contexte, ces jeunes mentionnent faire usage de transactions sexuelles pour obtenir de la drogue ou de l’argent nécessaire pour se la procurer. Pour ces jeunes, la consommation de drogues en situation de rue et son rapport aux transactions sexuelles rendent peu propice le maintien d’expériences affectives. Leur discours met en évidence le fait que la drogue vient monopoliser tout le temps et l’énergie des jeunes, ce qui fait obstacle à un investissement affectif auprès d’une autre personne. Voici comment Benoît exprime cet envahissement par la drogue : « dans la rue, la drogue prend le dessus sur tout! »

Pluralité d’expériences

Les cinq profils d’expériences affectives et sexuelles identifiés dans cette étude remettent en question la conception homogène des comportements sexuels en situation de rue véhiculée à travers les travaux empiriques sur le sujet. Grâce à l’analyse typologique, il est possible de saisir la complexité et la pluralité des expériences affectives et sexuelles des jeunes en situation de rue. Cette analyse typologique permet ainsi de reconnaître que ces jeunes ne constituent pas un groupe uniforme, mais plutôt une population diversifiée qui entretient des rapports différents à l’égard de la situation de rue, de l’amour et de la sexualité.

Cette pluralité d’expériences affectives et sexuelles offre l’occasion de réfléchir à des pistes d’intervention spécifiques à chacun des types-idéaux identifiés. En effet, comme chacun des profils témoigne d’un rapport singulier à l’amour et à la sexualité en situation de rue, nous croyons qu’il serait possible de dégager des cibles d’intervention pour chacun des types-idéaux dégagés. Par exemple, il est possible de croire que l’un des principaux enjeux du profil de la réussite criminelle constitue le rapport que ces jeunes entretiennent à l’égard de leur identité masculine. En misant sur des actes de violence et de criminalité pour se présenter favorablement aux autres, ces jeunes tendent à réduire l’identité masculine à une image sociale stéréotypée de « gangster » et de « criminel ». Comme le propose Corriveau (2009 : 129), il pourrait être intéressant d’assouplir la conception stéréotypée de la masculinité des jeunes du profil de la réussite criminelle afin d’identifier, avec eux, d’autres stratégies pour susciter leur sentiment de réussite sociale. Bref, en utilisant les principaux éléments de chacun des types-idéaux identifiés dans cette étude, nous croyons qu’il serait possible de développer des pistes d’intervention ancrées sur la pluralité des expériences affectives et sexuelles en situation de rue, et ce, de concert avec les jeunes eux-mêmes.

Notes

1 : La notion de « jeunes en situation de rue » est utilisée dans ce texte afin de mettre en évidence le caractère dynamique et symbolique de cette réalité. Plusieurs travaux montrent que les conditions de vie précaires et instables de la situation de rue ne sont pas vécues de la même façon par tous les jeunes (Bellot, 2005; Parazelli, 2002). Dans ce contexte, la rue n’est pas conçue comme un espace géographique, ni un état statique, mais comme une situation de vie flexible et mouvante à laquelle les jeunes sont confrontés.

2 : Cette recherche a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH).

3 : Selon Schnapper (2005 : 93), le concept de type-idéal renvoie à « de grands ensembles conceptuels et schématiques qui permettent de rendre intelligible les conduites et les discours observés ». Par conséquent, la méthode typologique ne vise pas à classifier ou à étiqueter les individus, mais à rendre compte, sous forme d’une conceptualisation théorique, de leurs expériences individuelles.

Références

Agence de santé publique du Canada (2006). Les jeunes de la rue au Canada. Constatations découlant d’une surveillance accrue des jeunes de la rue au Canada 1999-2003, Ottawa, Agence de santé publique du Canada.

Bellot, C. (2005). « La diversité des trajectoires de rue des jeunes à Montréal ». In N. Brunelle et M.-M. Cousineau (dir.), Trajectoires de déviance juvénile : Les éclairages de la recherche qualitative, pp. 71-95, Ste-Foy, Presses de l’Université du Québec.

Boydell, K.M., Goering, P. et T. L. Morrell-Bellai (2000). « Narratives of identity: Re-presentation of Self in people who are homeless », Qualitative Health Research, 10, 1 : 26-38.

Castel, R. (1998). Les sorties de la toxicomanie, Suisse, Éditions Universitaires Fribourg.

Corriveau, P. (2009). « La violence dans l’univers des gangs : du besoin de protection à la construction identitaire masculine », Revue de l’IPC, 3 : 117-134.

Jamoulle, P. (2009). Fragments d’intime. Amours, corps et solitudes aux marges urbaines, Paris, La Découverte.

Kidd, S.A. et L. Davidson, L. (2007). « “You have to adapt because you have no other choice”: The stories of strength and resilience of 208 homeless youth in New York and Toronto », Journal of Community Psychology, 35, 2 : 219-238.

Lanzarini, C. (2000). Survivre dans le monde sous-prolétaire, Paris, Presses Universitaires de France.

Marshall, B.D.L., Kerr, T., Shoveller, J.A., Qi, J., Montaner, J.S.G. et E. Wood (2009). « Structural factors associated with an increased risk of HIV and sexually transmitted infection transmission among street-involved youth », BMC Public Health, 9, 7: 1-9.

Parazelli, M. (2002). La rue attractive: Parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec.

Schnapper, D. (2005). La compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique, Paris, Presses de l’Université de France.

Tabet, P. (2004). La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris,  L’Harmattan.

Tyler, K.A. et K.A. Johnson (2006). « Trading sex: voluntary or coerced ? The experiences of homeless youth », Journal of Sex Research, 43, 3: 208-216.