Quelques chaises plus ou moins solides sont dispersées dans la pièce et la réflexion dans le grand miroir donne une fausse impression de grandeur au local vide. Les néons crépitent, la petite fenêtre du semi-sous-sol ne suffisant pas à éclairer la classe. Dans quelques minutes, une aventure commencera et prendra forme ici-même, dans le local de danse inutilisé de l’École secondaire Jeanne-Mance.1
La cloche sonne. Les derniers membres du groupe font leur entrée et prennent place dans le cercle de chaises déjà installé au centre du local de danse. Ils se regardent. Ils me regardent. C’est notre premier contact en tant que groupe. Après une série de rencontres en sous-groupes et en individuel, ce sont eux qui ont manifesté le plus grand intérêt à faire partie de l’aventure. Ils sont huit, entre 15 et 18 ans. Leur regard est fougueux et défiant, un peu méfiant et incertain. Ils sont là par désir de prendre la parole, de jeter à la face du monde ce qu’ils ont vécu et vivent encore en tant qu’élèves dits « à problèmes », mais aussi… pour manquer un cours par semaine pour faire du théâtre ! Sept mois plus tard, ils riront de cette raison et déclareront fièrement devant une salle comble lors du spectacle que jamais ils n’auraient cru se rendre au bout d’un tel projet.
Je leur explique que la méthode qui sera employée se nomme de l’ethno-théâtre2 thérapie, méthode qui allie la dramathérapie3 à la recherche. Il s’agit donc d’une synthèse entre les sciences sociales (ethnographie4), les arts de la scène (théâtre) et la thérapie. À travers un processus de dramathérapie, ils auront l’occasion d’explorer leur vécu, leur vision du monde ainsi que leur rapport à soi et à autrui. Ils pourront mettre des mots et des images sur ce qui les préoccupe et ce qui les définit. Dans un climat de confiance et de sécurité, ils entreront en relation avec les autres membres du groupe et développeront leur capacité à travailler en équipe, à prendre des responsabilités et à faire des choix. Ils seront considérés comme des « co-chercheurs », car ils se questionneront sur leur identité comme individus, comme groupe et comme membres de la société. Ils chercheront à identifier leur rapport aux différentes cultures d’appartenance qu’ils portent en eux et qu’ils rencontrent à la maison, à l’école et dans la rue. Ils seront les experts et j’agirai à titre de guide durant le processus de recherche et de création. Pas un mot, pas un froncement de sourcil de leur part.
Les résultats de leur recherche seront traduits en une pièce de théâtre qu’ils écriront, mettront en scène et joueront devant un public cible, composé de parents, amis, élèves, enseignants, directeurs et intervenants. À la suite des représentations, ils participeront à un retour avec le public, puis entre eux et moi. Ils seront libres de quitter le projet à tout moment, sans que cela n’ait d’impact sur les services dont ils bénéficient à l’école.
Les élèves me regardent toujours et se lancent entre eux des regards à la volée. Je me demande ce qu’ils se disent intérieurement. À ce stade-ci, je ne peux qu’imaginer ce qu’ils ont vécu et je me demande s’il sera possible de créer le lien de confiance thérapeutique nécessaire pour mener à terme un projet aussi exigeant sur le plan de l’investissement personnel.
Étonnement
Quelques rencontres se déroulent ; nous faisons des exercices de dramathérapie qui amènent les jeunes à découvrir leurs ressemblances et leurs différences puis, tranquillement, à partager leurs histoires. Nous portons tous plusieurs histoires en nous. Quelles histoires portent-ils, ces élèves qualifiés de « démotivés », « à risque de décrochage », « délinquants », « apathiques » ou « confrontants » ? La question leur est posée. Après un temps, Jean-Guy prend la parole :
« Parce que je niaisais tout le temps avant, bien maintenant, quand je dis quelque chose de sérieux, les gens ne savent pas si je niaise ou pas. Je fais des speechs à mon équipe de football des fois puis les gens sont comme « ha ha ha ! », mais tu sais, je suis sérieux-là. »
Rebeka enchaîne au sujet des personnes qui croient qu’elle « se fout de tout » : « Mais quand je veux vraiment quelque chose, je ne m’en fous pas. » La discussion continue, embryon d’un tableau que nous appellerons « Les perceptions » dans notre production finale.
Au fil des sessions de dramathérapie, des scènes émergent, leur parole prend forme. Le mois de février arrive et nous faisons une première présentation des scènes créées jusqu’à présent, une étape nommée « validation5 » en ethno-théâtre thérapie. Les élèves choisissent leur public cible, c’est-à-dire les personnes qui seront invitées à venir les écouter, les regarder et leur donner une rétroaction pour la suite du processus. Nous voulons savoir, en tant que chercheurs, si notre création parle, si elle ouvre le dialogue et permet au public de se reconnaître et de réfléchir au vécu représenté. Le soir de la validation, deux jeunes sont absents. Je me retrouve donc à jouer aux côtés des participants. La réaction est positive, les commentaires reflètent la surprise et l’étonnement du public présent. Paul s’empresse de dire que « c’est pas fini! », et William, d’ajouter : « Ouais, c’était rien ça! ». Tous sourient et la fierté se lit sur leurs visages ; ils prennent conscience que leur travail a porté fruit.
Motivation
Ces jeunes peuvent être qualifiés d’insaisissables. En fait, c’est souvent l’impression que les adultes les côtoyant ont d’eux. Qu’ils soient exubérants ou passifs, leur comportement est confrontant ; rien ne semble les rejoindre, les accrocher et les stimuler à changer ou, au contraire, tout semble les faire exploser. Ils s’absentent de l’école, accumulent les retards, sont en classe mais n’écoutent pas ou, encore, ils défient l’autorité et se font expulser. Sous les hochements de tête approbateurs de ses coéquipiers, Samy a même déclaré dans une des dernières rencontres qu’il n’y croyait pas au début : « Mais sérieusement, j’ai jamais pensé que je réussirais à faire du théâtre comme ça, devant du monde. »
Ryan et Deci (2000, 2008) parlent de la motivation et des facteurs de soutien nécessaires pour que celle-ci se développe et perdure dans le temps. Ils parlent notamment de trois besoins psychologiques de base qui, s’ils sont soutenus, favorisent la santé psychologique et émotionnelle. Ces trois facteurs sont les besoins d’autonomie, de compétence et d’appartenance. Ils ont aussi remarqué que si ces besoins sont soutenus dans divers contextes, que ce soit au travail, à l’école ou en thérapie, la motivation et la persévérance augmentent.
Dans ce projet de sept mois ayant mené à la présentation du spectacle « Dans l’fond-là… », ces trois facteurs de soutien psychologique ont fait partie du processus. Plus encore, ils semblent incontournables pour que l’ethno-théâtre thérapie puisse remplir ses missions de prise de parole authentique, de recherche et de thérapie.
« Notre » projet
Le premier facteur, celui de l’autonomie, fait référence au désir et au sentiment de vouloir quelque chose indépendamment de ce que pense l’autre. Il est aussi lié au sentiment de faire un choix personnel en concordance avec ses propres désirs, idées et ambitions. Dans le cadre du projet à l’école secondaire Jeanne-Mance, le besoin d’autonomie chez les jeunes a évolué au fil du temps. Au tout début, les participants ont été recrutés sur une base volontaire, mais un incitatif les poussait aussi à s’associer au projet, celui de manquer un cours par semaine. La source de motivation était alors extrinsèque (Ryan et Deci, 2000; Gagné et Deci, 2005).
Par exemple, bien que j’aie proposé qu’une deuxième rencontre se tienne le mercredi soir après l’école, il n’en était pas question pour les élèves. Pourquoi prendraient-ils de leur précieux temps pour venir travailler sur « mon » projet ? Cependant, après quelques semaines, les participants ont proposé par eux-mêmes de se rencontrer en dehors des heures de cours. À ce stade, la motivation était devenue plus intrinsèque. Le projet n’était plus guère le « mien », mais le « nôtre ». Les élèves souhaitaient travailler davantage sur leur pièce en vue de la validation et des représentations finales. L’important, selon la théorie de l’auto-détermination, était que cette décision provienne d’eux, que ce soit leur choix.
Assurance
Le second besoin décrit par Ryan et Deci est celui de la compétence, qu’ils définissent comme le sentiment de réussite et le fait d’accomplir des tâches par soi-même. Cela fait aussi référence au sentiment de confiance en soi, qui permet de proposer de prendre des responsabilités ou d’accepter celles qui nous sont confiées. Lorsque Rebeka a proposé au groupe de se charger de trouver les costumes pour tout le monde, elle s’affirmait dans son sentiment de compétence, lequel s’est vu soutenu par le groupe qui accepta de lui confier cette tâche, et par moi-même, qui lui fis confiance en lui donnant de l’argent pour faire les achats en dehors des heures de cours, par elle-même.
Un autre exemple illustrant l’importance du sentiment de compétence est lorsque j’ai expliqué aux participants qu’il y aurait un retour avec le public suite aux représentations. Ils se sont d’abord montrés sceptiques, puis ce sentiment a fait place à des protestations lorsque je leur ai dit qu’ils seraient responsables des discussions. Ils me demandèrent de le faire à leur place, prétextant qu’ils ne savaient pas comment s’y prendre. Comme nous étions au tout début du processus, ne voulant pas les décourager, j’ai donc accepté de diriger les retours à condition qu’ils soient avec moi sur scène pour répondre aux questions. Le marché conclu n’a pourtant pas tenu la route. Le moment venu, lors des retours avec le public, les élèves choisirent leur médiateur et répondirent aux questions avec éloquence. William soutint que : « Ça sensibilise les adultes et ça touche les élèves parce qu’ils se reconnaissent. On est conscient qu’il n’y a pas juste nous qui le vivons. D’où l’idée des masques. On ne montre pas vraiment notre vrai visage quand on va à l’école. On ne sait pas ce que l’autre vit, les autres ne savent pas ce qu’on vit. »
Paul ajouta l’apport personnel d’un tel engagement : « Ça a changé mon point de vue des élèves parce que tu sais, moi, j’ai eu un parcours scolaire assez chaotique-là, puis j’ai eu la réalisation que je n’étais pas le seul à vivre ces affaires-là puis à passer par ça. Puis ça m’a ouvert les yeux disons. »
J’étais assise sur scène avec eux, les regardant, admirative devant tant d’ouverture, de confiance et d’assurance. Ils n’avaient pas besoin de moi et ils le savaient.
En-dehors des murs
Le troisième besoin, celui du sentiment d’appartenance, est associé au fait de faire partie d’un groupe ou d’une culture et de s’y identifier. Cela apparaît généralement lorsqu’on entretient des relations significatives avec autrui. Dans ce cas-ci, sur les sept participants ayant terminé le projet, seulement deux duos se connaissaient avant de commencer. Pour certains, le fait de rencontrer de nouvelles personnes fut un incitatif, alors que pour d’autres, ce fut un apprivoisement lent et prudent. Lors d’un exercice de dramathérapie, à la suite des présentations, j’ai demandé aux jeunes de se remémorer la première rencontre. Ils devaient ensuite se positionner dans le local, avec une certaine distance entre les uns et les autres, ainsi qu’une posture et un regard qui représentaient leur sentiment lors du premier contact avec le groupe. Après un temps, ils prirent place. Un participant était caché sous une table, recroquevillé. Un autre dans un coin scrutait les visages de chacun. D’autres étaient le long d’un mur, assis ou debout, toisant du regard chaque participant. Un autre encore était assis au centre, sur une chaise, indifférent aux regards des autres. Lorsque je leur demandai de partager ce à quoi ils pensaient, la plupart se dirent méfiants ou incertains. Victor affirma même avoir été sceptique au début :
« On a su dealer avec, puis sérieusement, je ne parle pas juste de moi, je suis fier de tout le monde. Parce que je pensais que ça allait être « foirage » par ici, « foirage » par là, mais au contraire, j’étais surpris de l’équipe en particulier. »
De retour en cercle, les élèves échangèrent sur le chemin parcouru depuis ce premier contact. Ils étaient stupéfaits et fiers d’avoir surmonté ces préjugés. Ils se sentaient plus tolérants et étaient heureux d’avoir pu côtoyer des personnes auxquelles ils n’auraient jamais parlé, n’eût été de ce projet. Jeanne confia que :
« C’est sûr, à beaucoup de niveaux, on ne se rejoint pas puis on n’est pas pareils, on pense pas de la même façon, mais avec ce show-là, ça a réussi à nous réunir autour d’une seule et même chose. Parce qu’on a réalisé qu’à certains points, on se rejoignait quelque part. »
Maintenant, si l’un d’entre eux avait un problème à l’école, il serait certain d’avoir l’appui de ses coéquipiers, même s’ils ne se côtoyaient pas dans le même groupe d’amis. L’appartenance au groupe d’ethno-théâtre thérapie et les relations significatives créées s’étaient répandues en dehors des murs de notre petit local de danse.6