Pour les victimes de violence conjugale ou familiale, les procédures judiciaires peuvent être anxiogènes et avoir un impact majeur sur leur vie quotidienne et ce, tout au long des mois, voire des années, sur lesquelles elles peuvent s’étaler. Pour éviter de laisser les victimes à elles-mêmes, les services de Côté Cour ont été mis sur pied. Fondé sur une entrevue menée avec l’intervenante Nicole Coderre, travaillant à Côté Cour depuis près de 20 ans, cet article met en lumière les bienfaits de l’accompagnement des victimes dans le processus judiciaire
Un nouveau dossier vient d’atterrir sur le bureau de Nicole Coderre : un cas de violence intrafamiliale. La police a dû intervenir chez une dame qui a été agressée physiquement par son fils. Un incident semblable avait eu lieu 15 ans auparavant. Le procureur décide de garder le fils en détention. L’intervenante de Côté Cour appelle la mère et l’informe de la situation. Celle-ci est dans tous ses états, ne souhaitant pas que son fils soit détenu. Au fil de la conversation, l’intervenante apprend que le fils aurait un problème de santé mentale non diagnostiqué, qu’il perd ses emplois à répétition, qu’il quitte puis revient constamment à la maison familiale. La mère ne nie pas que l’incident violent ait eu lieu, mais ne peut se résoudre à voir son fils en prison. L’intervenante s’entend alors avec elle pour demander que son fils ait accès à un suivi thérapeutique. La défense ou l’accusé est en droit de refuser, mais la demande peut à tout le moins être formulée. La mère est convaincue que son fils acceptera de s’inscrire dans cette démarche.
S’ensuit une série de va-et-vient entre les différents professionnels impliqués dans le dossier. L’intervenante de Côté Cour fait d’abord la demande de suivi thérapeutique au procureur. Sur recommandation de ce dernier, la défense accepte de faire voir son client par un criminologue pour une évaluation sommaire, mais l’accusé refuse de collaborer. Il refuse le suivi thérapeutique et refuse également d’aller vivre ailleurs que chez sa mère à sa sortie de prison. Il est très agressif et blâme sa mère pour la situation. L’intervenante de Côté Cour appelle à nouveau la mère pour l’informer de la situation : son fils sera gardé en détention vu son refus de collaborer.
Quelques jours plus tard, la mère se présente à la Cour. Entretemps, elle a communiqué avec son fils – malgré l’interdiction – et celui-ci l’a assurée qu’il irait consulter un psychiatre. Ce revirement de situation amène la défense à refaire une évaluation sommaire pour son client. Le fils accepte maintenant de participer à une démarche thérapeutique et de fournir une autre adresse de résidence en prévision de sa sortie de prison. Il sera libéré sous conditions et devra fournir une preuve de sa consultation en psychiatrie lors de sa prochaine comparution, au grand soulagement de la mère.
Comme l’explique Nicole Coderre, ce type de collaboration interprofessionnelle dans les cas de violence conjugale ou familiale est chose courante pour les intervenantes de Côté Cour. Les déceptions et les incompréhensions qui peuvent accompagner le retrait d’une plainte ne les empêchent pas de miser sur une approche visant avant tout le bien-être et la sécurité de la victime et de ses enfants, et non pas la judiciarisation de l’agresseur. Les pratiques de Côté Cour se sont construites au fil du temps, fondées d’une part sur l’expertise des intervenantes en matière de violence conjugale et familiale et, d’autre part, sur l’adoption de plusieurs protocoles de collaboration entre les différentes instances impliquées, permettant ainsi à la victime de prendre la place qui lui revient dans le processus judiciaire.
Au fil des ans
Milieu des années quatre-vingt. Lise Poupart, une criminologue de formation, travaille auprès des prévenus à la cour municipale de Montréal. Elle constate quotidiennement que les femmes victimes de violence conjugale sont laissées à elles-mêmes tout au long du processus judiciaire. Elles attendent de comparaître, assises à côté des accusés, angoissées, apeurées, ignorant tout des rouages de la justice. Le besoin se fait sentir de les accompagner, de leur expliquer le fonctionnement du processus judiciaire et de les calmer avant la comparution, dans un espace en retrait du conjoint agresseur. C’est de là que germe l’idée d’un service qui s’adresserait directement aux victimes de violence conjugale et ce, dès leur arrivée à la cour municipale. En collaboration avec des procureurs et avec l’appui du Centre des services sociaux à l’époque, Lise Poupart met sur pied, en 1985, les services de Côté Cour.
L’objectif de ce service est double. Il s’agit, d’une part, d’accompagner les victimes à travers le processus judiciaire en leur offrant une aide clinique et en les informant de leurs droits et, d’autre part, de collaborer avec le milieu judiciaire afin d’aider les procureurs à prendre leurs décisions dans les cas complexes de violence conjugale ou familiale. L’approche des intervenantes de Côté Cour vient en effet souvent éclairer les décisions des procureurs qui n’ont pas de formation spécifique en violence conjugale ou familiale et ne comprennent pas les raisons qui conduisent les victimes à vouloir retirer leur plainte malgré les faits relatés dans les rapports médicaux ou les rapports de police.
Au fil des ans, les services offerts se sont considérablement développés. Au départ, Lise Poupart est seule pour rencontrer toutes les victimes de violence conjugale se présentant à la cour municipale de Montréal. Faisant maintenant partie des services généraux du CSSS Jeanne-Mance, l’équipe Côté Cour compte aujourd’hui une dizaine d’intervenantes d’horizons divers (travailleuses sociales, sexologues, psychologues, criminologues) qui rencontrent quotidiennement les victimes à travers le processus judiciaire. Depuis 1997, les services de Côté Cour sont également offerts au Palais de Justice de Montréal. L’équipe gère au total environ 7000 nouveaux dossiers de violence conjugale ou familiale par année.
Le contexte politique dans lequel évolue Côté Cour a aussi son importance. Au fil des ans, des politiques ministérielles et des protocoles d’entente entre différentes instances viennent en effet confirmer l’importance de la collaboration interprofessionnelle en matière de violence conjugale et familiale. En 1986, le Ministère de la Justice publie sa Politique d’intervention judiciaire en matière de violence conjugale qui vise à affirmer le caractère criminel de la violence conjugale et à la sanctionner. Cette politique a pour effet d’augmenter de manière importante le nombre de cas signalés à la police et la judiciarisation quasi systématique des cas de violence conjugale. Par la suite, la politique interministérielle de 1995 met plutôt l’accent sur le dépistage de la violence et son intégration au sein des pratiques professionnelles (Gouvernement du Québec, 1995). On passe ainsi de la judiciarisation systématique au travail en intersectorialité.
Impliquer la victime
Outre les politiques ministérielles qui encouragent le travail en intersectorialité, plusieurs protocoles viennent aussi encadrer le travail des différents professionnels dans les cas de violence conjugale ou familiale. À titre d’exemple, en 2000, le Service de Police de la Ville de Montréal, le bureau du procureur aux poursuites criminelles et pénales et Côté Cour adoptent le protocole Communic-action, donnant à Côté Cour le mandat d’informer les victimes des conditions de remise en liberté de l’accusé (telles qu’énoncées par le procureur) dans les heures suivant l’incident.1 C’est souvent le premier contact que les intervenantes de Côté Cour établiront avec la victime.
La victime est donc le plus souvent informée par téléphone des conditions de remise en liberté de l’accusé.2 Si l’accusé demeure détenu, c’est également l’intervenante de Côté Cour qui en avise la victime. Ce premier contact permet à la victime de s’impliquer dans le processus judiciaire dès le départ et à l’équipe d’intervenants de faire une première évaluation de la situation. Comme l’explique Nicole Coderre, ce contact est un soulagement pour la victime, qui est souvent anxieuse depuis l’incident et a plusieurs questions quant à la suite des événements. Les intervenantes de Côté Cour en profitent pour faire des interventions de crise, mettre en place des scénarios de protection en cas de remise en liberté ou référer la victime vers des ressources lorsque nécessaire, mais aussi pour répondre à ses questions sur le processus judiciaire.
Le jour de la comparution, la victime se voit offrir une autre occasion de parler à une intervenante de Côté Cour. La première visite à la cour municipale ou au Palais de justice étant très stressante, rares sont les victimes qui refusent de rencontrer une intervenante. Ces femmes victimes de violence conjugale ou familiale souhaitent parler de leur situation (la majorité d’entre elles en parlent pour la première fois), ont besoin d’être écoutées, d’obtenir des conseils et ce, même si la plupart d’entre elles retourneront avec leur conjoint et abandonneront leur plainte.
Cette première rencontre avec la victime est l’occasion d’amorcer une évaluation psychosociale. L’intervenante de Côté Cour évaluera notamment la gravité de la situation et les risques de récidive, en tenant compte, notamment, de l’évolution de la situation depuis l’incident, de la nature de la relation (y a-t-il eu rupture depuis l’incident ?) et du respect des conditions énoncées par le procureur.
Dans certains cas, la victime peut ne pas être d’accord avec les constats de l’intervenante. Comme l’explique Nicole Coderre, les femmes minimisent la gravité de la situation, souvent par peur de représailles ou dans l’espoir d’un changement. Pour compléter son évaluation, l’intervenante a accès au rapport de police et utilise ces informations pour juger de la situation et rédiger ses recommandations. Dans tous les cas, qu’elle soit d’accord ou non, la victime est informée des recommandations qui seront faites au procureur et de son droit de donner sa version des faits lors de sa rencontre avec celui-ci.
Dans l’éventualité où les risques de récidive sont jugés faibles et que la victime souhaite toujours retirer la plainte, l’intervenante peut recommander au procureur un « 810 », soit « une ordonnance de ne pas troubler l’ordre public et d’observer une bonne conduite » (article 810 du Code criminel). L’application d’un « 810 » peut signifier par exemple que l’accusé doit respecter l’interdiction d’appeler la victime ou de vivre avec elle. En contrepartie, la plainte est automatiquement retirée et l’accusé n’aura pas de casier judiciaire. Si plusieurs cas de violence conjugale ou familiale se résolvent par un « 810 », c’est le procureur qui, ultimement, doit autoriser le retrait de la plainte et l’application des conditions. Or, pour éclairer cette prise de décision dans les cas complexes de violence conjugale et familiale, l’expertise psychosociale des intervenantes de Côté Cour est cruciale.
Retraits
Doit-on se réjouir du recours au « 810 » ? Les rapports de police et les rapports médicaux témoignant de la violence de l’incident ne sont-ils pas des preuves éloquentes de la nécessité de judiciariser la cause ? Les recommandations de l’intervenante de Côté Cour peuvent parfois paraître obscures aux yeux du procureur, celui-ci n’ayant pas, pour des raisons de confidentialité, accès aux informations que l’intervenante détient sur la victime. Néanmoins, l’expertise des intervenantes de Côté Cour et leur collaboration de longue date avec les procureurs assurent leur crédibilité dans le milieu judiciaire. Cette collaboration implique de part et d’autre une prise en compte de la nature complexe des cas de violence conjugale et familiale, mais également une connaissance pointue du système judiciaire et des mandats de chacun.4
En outre, dans les cas de violence conjugale ou familiale, la procédure du « 810 » est perçue par la victime comme un compromis acceptable et rassurant : car même si elle abandonne la plainte, son agresseur devra respecter les conditions de l’engagement pour une période d’un an. Cette procédure permet à la victime de prendre part au processus judiciaire et à l’énonciation des conditions du « 810 ». Si l’accusé refuse les conditions, cela permet à la victime de prendre la mesure du désir de changement chez son agresseur. La résolution du cas par un « 810 » peut aussi permettre d’éviter un procès s’étalant sur plusieurs années – une situation qu’appréhendent avec angoisse les femmes victimes de violence conjugale ou familiale – voire, permettre d’éviter de se retrouver en situation d’acquittement (donc sans conditions) faute de preuves suffisantes contre l’accusé. Dans les cas où la situation se résorbe (par une rupture, une démarche thérapeutique ou autre), le « 810 » permet enfin aux victimes de tourner plus rapidement la page sur ces incidents douloureux.
Par ailleurs, il faut savoir qu’une cause pendante peut aussi, dans certains cas, être salutaire pour la victime. À la suite du premier contact téléphonique, les intervenantes de Côté Cour rencontreront la victime en moyenne trois fois au cours du processus judiciaire. Le procureur demande en effet le plus souvent une remise de la cause lors de la première et deuxième comparution, ce qui oblige la victime à se présenter une troisième fois. Dans certains cas, il peut cependant y avoir plusieurs remises (par exemple : quand la victime est ambivalente face au processus judiciaire, quand l’accusé refuse de participer à une thérapie ou encore, quand le risque de récidive est élevé). Comme l’explique Nicole Coderre, une cause pendante, qui s’échelonne sur plusieurs mois, peut aussi être rassurante pour la victime. Celle-ci, avec l’aide de l’intervenante, peut alors prendre le temps de voir évoluer (ou non) la situation dans un contexte qui demeure balisé par le système de justice, lui donnant ainsi un sentiment de contrôle sur la situation.
Prendre part
Ce qui importe avant tout, selon Nicole Coderre, c’est de faciliter la prise de conscience chez la victime de ses droits et de son pouvoir sur sa vie. La visite à Côté Cour est effectivement l’occasion pour les intervenantes de travailler sur l’estime de soi de la victime et de la centrer sur elle-même, alors qu’elle est souvent, au départ, centrée sur son conjoint, tentant de justifier ses comportements violents et voulant croire aux promesses de changement qu’il a pu faire. C’est aussi l’occasion d’avoir une « douce confrontation » avec la victime, afin de lui faire prendre conscience de la dynamique de la relation de couple. L’évaluation psychosociale permet également à la victime de mesurer l’impact de la situation sur les enfants. La majorité des femmes rencontrées prendront en effet peu à peu conscience des conséquences négatives de la situation sur des enfants qui ont été témoins ou victimes de violence conjugale ou familiale.
Que le dossier soit judiciarisé ou non, le travail des intervenantes de Côté Cour permet donc d’accompagner les victimes de violence conjugale ou familiale dans ces événements douloureux et de leur donner les moyens de reprendre leur vie en main. Lorsqu’elles le jugent approprié, les intervenantes pourront référer les femmes à des ressources en violence conjugale, mais aussi à des organismes communautaires ou des services sociaux4 qui sont en mesure de travailler sur des problématiques sous-jacentes, comme les problèmes de santé mentale ou les enjeux liés à la barrière de la langue pour les nouvelles arrivantes.5
Les nouvelles arrivantes représentent en effet une bonne partie des femmes rencontrées par les intervenantes de Côté Cour. Elles ne connaissent pas toujours leurs droits et peuvent craindre de perdre leur statut, leur parrainage ou la garde de leurs enfants. Grâce aux services de Côté Cour, ces femmes acquièrent au fil des consultations avec l’intervenante un sentiment de sécurité à l’idée d’être prises au sérieux dans leur propos et de pouvoir compter sur le système de justice en cas de problème.
Les femmes qui souhaitent procéder et témoigner peuvent quant à elles participer à un groupe d’information et d’échange sur le processus judiciaire criminel6, un service offert par les intervenantes de Côté Cour. Les intervenantes démystifient le système judiciaire, donnent de l’information sur les procédures à suivre et préparent la victime à comparaître par des jeux de rôle. Par le biais de ce groupe d’information et d’échange, les femmes brisent leur isolement, parlent de leur situation entre elles et prennent conscience qu’elles ne sont pas les seules à vivre dans cette situation de violence. Les intervenantes soutiennent également les femmes qui n’ont personne pour les accompagner lors du procès.
En somme, grâce aux services de Côté Cour, la victime peut prendre une pleine part au processus judiciaire. Elle peut participer à l’énonciation des conditions pour l’accusé et rencontrer le procureur pour donner son point de vue sur la situation à toutes les étapes du processus. Dans cette démarche, les intervenantes de Côté Cour soutiennent la victime de violence conjugale ou familiale peu importe sa préférence quant à la poursuite on non de la plainte. Elles lui offrent une aide psychosociale et l’accompagnent dans les méandres du système de justice, en lui redonnant le pouvoir sur sa vie et ce, peu importe le chemin choisi.
Notes
1 : Le protocole permet également de rejoindre les victimes dont le conjoint n’a pas été détenu, mais qui est libéré sous conditions.
2 : Environ 25% des victimes ne sont pas rejointes par téléphone.
3 : Cette nécessité de se tenir informés sur les mandats de chacun a donné lieu, au fil des ans, à des activités plus formelles de transfert de connaissances entre les intervenantes de Côté Cour et les procureurs. Par exemple, les intervenantes de Côté Cour donnent chaque année une formation sur la violence conjugale à tous les nouveaux procureurs du Québec.
4 : Depuis 1998, un protocole signé avec les CSSS favorise l’accès aux ressources pour les victimes de violence conjugale.
5 : À noter cependant le manque de ressources disponibles pour des clientèles particulières. Si certaines communautés bien établies à Montréal ont la possibilité d’avoir recours à des ressources dans leur langue maternelle, ce service n’est pas disponible pour toutes. En ce qui concerne les hommes gais victimes de violence, ils doivent, faute de mieux, être référés à des services d’aide aux conjoints, conçus pour des hommes séparés ayant besoin de support, mais ne se spécialisant ni en violence conjugale ni pour une clientèle gaie.
6 : Faute de ressources, ce groupe n’est malheureusement pas mis sur pied chaque année.
Références
Gouvernement du Québec (1995). Politique d’intervention en matière de violence conjugale : prévenir, dépister et contrer la violence conjugale, Québec, ministère de la Santé et des Services sociaux, ministère de la Justice, Secrétariat à la condition féminine, ministère de la Sécurité publique, ministère de l’Éducation, Secrétariat à la famille.
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- Nicole Coderre
- Intervenante à Côté Cour, CAU-CSSS Jeanne-Mance