Dans cet article nous présentons un projet inspiré de la recherche-action participative (RAP) (Gélineau et al., 2012). Sa problématisation, ses choix théoriques, sa méthodologie et ses objectifs de diffusion ont été déterminés en concertation avec un groupe de personnes, membres du collectif de défense de droits en santé mentale de Montréal, Action Autonomie. Avec elles nous avons créé le Comité vieillissement d’action Autonomie (CVAA) à la suite d’une consultation auprès des conseillers de l’organisme et d’un café-rencontre avec ses membres. Le CVAA forme une communauté d’intérêts : ses membres sont tous âgés de plus de 50 ans et impliqués significativement, à un titre ou à un autre, dans le champ social de la santé mentale. Chercheurs professionnels ou militants, nous sommes désireux de mieux connaître et agir sur ce milieu, car «en recherche que cherche-t-on si ce n’est ce qui pose question à soi-même ?» (Barus-Michel, 1982).
Nous avons entamé notre exploration du thème du vieillissement et de la santé mentale par des discussions, l’accueil de conférencières invitées et un sondage en ligne auprès des ressources communautaires de santé mentale de Montréal. Cette documentation a permis de raffiner notre questionnement et de composer une grille d’entrevue que nous avons utilisée dans quatre entrevues de groupe tenues dans autant d’organismes communautaires spécialisés en santé mentale.
Dix-neuf femmes et 11 hommes âgés de 51 à 73 ans y ont participé. Les résultats ont été diffusés dans des conférences données par des membres du CVAA1 et dans un rapport de recherche.2 Celui-ci sert maintenant de manuel pour la formation des formateurs et formatrices citoyennes qui iront à la rencontre des milieux d’intervention communautaires et publics pour les sensibiliser aux attentes et demandes des personnes vieillissantes qui sont porteuses d’un diagnostic psychiatrique.3 Nous présentons ici quelques résultats du projet de recherche que nous comptons utiliser dans cette phase d’action du projet.
Le passage
Les témoignages recueillis à l’étape de recherche de ce projet, expriment l’expérience commune du vieillissement dans laquelle peut se reconnaître toute personne arrivée au mitan de sa vie, avec ou sans diagnostic psychiatrique. Comme aux autres moments de passage d’un âge à l’autre de notre existence, nous réinterrogeons alors notre compréhension du monde, nos valeurs et nos actions. Le déclencheur de cette réflexion est souvent trivial. Pour une dame interviewée, ce fut la remarque de sa fille à qui elle faisait cadeau de l’une de ses robes : «Hey, c’est du linge de vieux, ça!» Un homme dit avoir franchi ce cap lorsqu’on lui a accordé un rabais en raison de son âge et un autre, lorsque pour la première fois, un jeune lui a cédé sa place dans le métro. Cela passe aussi par l’expérience du corps «qui nous lâche tranquillement […] des amis qui meurent, d’autres qui tombent malades […] Les problèmes de mémoire [et] de concentration». Bref, quand «la garantie arrive pas mal à échéance!» Les personnes répondantes sont aussi membres de la génération «sandwich», partagées entre des responsabilités parentales et de filiation ascendante. Certaines, devenues grands-mères, déplorent ne pas avoir accès à leurs petits-enfants en raison de mésentente ou d’éloignement des parents.
D’autres craignent de ne pas disposer des ressources suffisantes pour soutenir leurs ascendants. L’argent est un problème pour beaucoup de ces personnes. Le Comité de la santé mentale du Québec (Robichaud, et al.,1994) et l’Organisation mondiale de la Santé (2014) estiment que la pauvreté est un facteur des problèmes de santé mentale et de leur alourdissement. Ces problèmes entravent le cheminement de formation et de carrière des personnes touchées et nuisent à la consolidation de leur réseau social de soutien. Beaucoup devront se contenter des programmes de l’État pour survivre à la retraite. Leur accès au logement, à l’alimentation, aux transports et aux activités sociales en souffrira : «ça fait plusieurs années que je suis sur l’aide sociale […] en dessous du seuil de la pauvreté. Plus je vieillis, plus ça risque d’être difficile de gérer le petit peu que j’ai pour répondre à tous mes besoins». Le même enjeu se pose pour les loisirs : «dans mon budget, j’ai pas souvent d’argent». Vivant en HLM dans un quartier excentré, une femme se dit «loin de tout». L’hiver, craignant de prendre froid ou de chuter sur la glace, elle «se prive» de sortir. Le retrait social peut ainsi être un effet direct des inégalités économiques et non nécessairement un symptôme passif d’une quelconque maladie mentale.
Mise à l’écart
L’âgisme s’ajoute aux autres discriminations que vivent déjà les répondant.e.s. À cette enseigne, l’amélioration de l’espérance de vie est présentée comme un malheur économique dont les jeunes font les frais. Comme en témoignent les extraits suivants : «Plus qu’on avance [en âge], c’est comme on dérange»; «[t’es] laissé de côté souvent» et «[tu] sens l’impatience de l’autre». Si, en d’autres temps, les aînés ont pu être appréciés pour leurs contributions sociales, leur expérience de vie ou leur sagesse, ils se sentent de nos jours dépréciés.
Selon Culhane et al. (2013), les ainés sont souvent assimilés à une génération favorisée, celle des baby-boomers, alors que sous cette dénomination on amalgame des personnes devenues adultes dans un contexte économique exceptionnellement favorable et d’autres qui, à 20 ans, affrontaient une crise de l’emploi. Les possibilités d’enrichissement des uns et des autres n’auront pas été les mêmes. Les personnes nées à une même époque forment une cohorte démographique, non une classe sociale : tous les boomers ne sont pas riches. Au CVAA nous estimons que cette confusion sert surtout un projet politique de réduction des missions sociales, éducatives et de santé de l’État qui se présente – frauduleusement – comme l’expression d’une solidarité intergénérationnelle qui protégerait les plus jeunes de la déprédation par leurs aînés.
Certaines personnes évoquent l’âgisme en lien avec les services sociaux et les soins de santé qu’elles reçoivent : «Quand on va à l’urgence, on est moins bien traités que les jeunes» et «ils nous appellent même par un diminutif : ‘‘Ah, ce sera pas long mon petit monsieur, là’’. Ça fait rabaisser un petit peu». La mise à l’écart des plus âgés dans ces services apparait systémique dans les témoignages et semble prendre prétexte de l’innovation technologique et de la rationalité gestionnaire pour se justifier. Comme la plupart des membres de cette génération et, plus encore, ceux qui sont peu fortunés et marginalisés, les personnes répondantes sont touchées par la fracture numérique «grise». Elles n’ont souvent pas accès à cette technologie en raison du coût des équipements et abonnements ou faute des connaissances nécessaires pour les utiliser.
Selon Charmakeh (2013) cela réduit encore leur accès aux services de santé et à une pleine participation sociale. Dans les mots d’une des personnes rencontrées «[pour obtenir un rendez-vous] c’est soit avec ton iPhone ou bien ton ordinateur. Mais ceux qui ont pas d’ordinateurs […] qui savent pas comment opérer ça… C’est un vrai tour de force pour essayer d’en avoir un». Selon une autre personne: «c’est toujours une corvée d’avoir un rendez-vous. [Il y a] toujours quelque chose qui se perd dans la communication […] la réceptionniste est bête, les autres patients sont en colère, on attend pendant deux heures, puis [les] dix premières minutes [le psychiatre] regarde l’écran de son ordinateur. C’est pas que je suis pas assez intelligente, mais le système est tellement compliqué que j’ai besoin de deux personnes à temps plein [pour m’y retrouver]». L’organisation générale des services est ainsi dénoncée plus que les intervenant.e.s sur le terrain, comme en témoignent les deux extraits suivants : «On sait qu’ils sont limités dans le temps, c’est pas toujours facile pour eux aussi, ils ont pas toujours un rôle simple. Mais il y a une façon d’accueillir le patient et de surtout pas le juger; [ce sont] tout de même des gens qui travaillent en santé mentale»; «On dirait que le gouvernement se spécialise à changer les noms».
Brouillage
La hiérarchisation des services a donné lieu au transfert des dossiers psychiatriques «stabilisés» de la deuxième à la première ligne, mais, contrairement à ses objectifs, elle aurait réduit l’accessibilité : «Je n’ai plus de psychiatre. Il m’a retourné à mon médecin de famille […] Elle me prescrit les mêmes affaires que lui […] Si ça fait plus, elle va me retourner au psychiatre, mais j’en ai plus». Une autre personne dit avoir «perdu» son médecin de famille : «il faut que j’en trouve un autre pour avoir mes médicaments. Mon psychiatre […] ne veut plus me voir parce que j’allais bien. Mais, moi, je voulais continuer avec elle. Parce que des fois, il y a des journées que je vais pas bien». À ce brouillage bureaucratique, s’ajoutent les réductions de services: «Ah! Des coupures […] des promesses qui ne sont pas tenues […] On vient de déposer un nouveau plan d’action en santé mentale, il devait y avoir de l’argent, oups, il y en a plus! […] Le système de psychiatrie s’améliore pas vraiment, puis que t’es pas considéré en tant qu’humain […] t’es un client, un patient ».
Cette dernière remarque soulève la question de l’approche et de l’alliance thérapeutique. En psychiatrie, la question de la médication en est souvent l’enjeu et on attribue régulièrement l’inobservance de ce traitement à un symptôme de la maladie mentale. Le phénomène est pourtant courant. Selon Scheen et al., (2010), quelle que soit la spécialité du prescripteur, entre 30% et 69% des patients ne seront pas observants. Ce qui semble être plus spécifique à la psychiatrie se situerait en amont : la routinisation de la prescription. Cette pratique ressort particulièrement des témoignages suivants : «Quand je lui ai avoué ma dépression, ça a pas pris deux minutes qu’il était en train de me prescrire quelque chose», «J’ai un rendez-vous aux six mois [avec le psychiatre], c’est juste pour les médicaments […] après il me ferme la porte puis je m’en vais du bureau» et «Moi, je peux pas changer mes médicaments […] Elle a dit : “Non […] tu peux refaire une rechute. On le sait pas”».
Le médicament est présenté par des psychiatres comme le seul et irremplaçable agent thérapeutique, ce qui produit le sentiment de certaines répondantes d’être «sous contrôle» des médecins. Comme le rappellent les conseillers et conseillères d’Action autonomie, cette pharmacopée peut aussi causer des désagréments, de la somnolence, des étourdissements, de la désorientation ou des risques accrus de chutes. Ce sont des repoussoirs évidents. Par contre, les personnes qui en parlent en bien soulignent qu’elles ont été informées correctement et reconnues capables de prendre une décision éclairée : «on nous explique plus […] : “Madame, je vous donne une prescription, vous en faites ce que vous en voulez. […] c’est vous que ça regarde”».
Recadrages
Être porteur d’un diagnostic psychiatrique s’accompagne généralement d’une stigmatisation. On préjuge de la dangerosité, de l’imprévisibilité, de l’inaptitude, de la dépendance, de la paresse ou de l’inintelligence des personnes ainsi diagnostiquées (Bélanger, 2016). Brossard (2015) y voit une réinterprétation systématique de ce que la personne ressent, perçoit, fait et exprime en autant de signes de son trouble plutôt que d’y reconnaître ses véritables demandes et intentions (Brossard, 2015). Ce type de préjugé se retrouve aussi dans le masquage diagnostique ou dans l’«overshadowing» qui survient lorsqu’un intervenant présuppose que les perceptions qu’a le patient de sa santé sont nécessairement biaisées par sa pathologie mentale postulée ou inscrite à son dossier.
Le jugement clinique du soignant peut être ainsi altéré et le patient risque de ne pas être traité ou de l’être inadéquatement. Au minimum, ce préjugé blessera le patient qui se voit être discrédité par le déni de sa crédibilité. Ainsi, en salle d’urgence, une personne raconte qu’elle s’était «brûlé les mains avec de la graisse de bacon, puis là, bien, ils m’ont demandé par rapport à la psychiatrie. Bien, j’ai dit : ‘‘Qu’est-ce que ça a rapport avec les mains brûlées, là?’’ […] C’est parce […] je fais partie de la psychiatrie hein ?” ‘‘Est-ce que tu prends encore tes médicaments psychiatriques? ’’».
Une autre personne raconte qu’après avoir demandé de l’aide pour une infection, elle a été référée au département de psychiatrie où elle avait déjà un dossier. Selon une autre, qui a évité un tel détour, «c’est pas simple. Il faut avoir toute sa tête quand on rentre là. Surtout quand t’as un diagnostic en santé mentale». Plusieurs font part de commentaires semblables, par exemple, qu’à l’Urgence, «c’est systématique que la situation psychiatrique prenne le dessus, le devant du problème physique», qu’«on ne sait jamais si on va ressortir de là, une couple de jours plus tard [ni] qu’estce qui peut se passer», ou que ça «fait peur d’aller demander de l’aide […] Je continue à me priver plutôt que de recevoir des services adéquats à mes situations».
Pour Gauss et al., (2017) les recadrages de demandes d’intervention médicale en symptômes psychiatriques sont la cause d’erreurs diagnostiques fréquentes. On les attribue au stress et aux pressions de performance, au manque de formation du personnel et à une trop faible collaboration entre les équipes de psychiatrie et les services d’urgence. Mais, selon un participant, ce qui est en jeu, c’est l’écoute : «on pense surtout que les gens en santé mentale racontent des histoires, puis ce sont pas des histoires. Ils se plaignent de leur vie, c’est bien sûr, ils sont pas bien dans cette vie-là, être malade en santé mentale […] c’est bien normal qu’ils se plaignent».
Cette dernière observation résume un appel répété des personnes répondantes dans les entrevues de groupe : celle d’être écouté en situation d’urgence comme en suivi régulier par les proches, les soignants ou la communauté. Plusieurs ont voulu signaler leur reconnaissance à cet égard aux intervenants, mais cela sans dédouaner une organisation des services qui leur apparaît bureaucratique et faire trop peu de cas de leur subjectivité. Celle-ci est pourtant à la source de la condition psychique et de la formulation de toute demande d’aide.
Formation et savoirs d’expérience
À la mise à l’écart ressentie sur le plan de l’âge, s’ajoute ainsi le sentiment de toute personne avec un problème diagnostiqué de santé mentale d’être réduite à ce problème dans ses rapports avec les services de santé. Il y aurait ainsi deux types de discrimination qui sont combinés dans l’expérience de ces personnes, avec une interaction complexe entre les deux et entre les préjugés distincts qui opèrent dans chacun des deux cas. Les participant.e.s à ce projet témoignent des effets du cumul de ces deux sources de discrimination, à savoir, celle fondée sur le vieillissement et l’autre sur le diagnostic psychiatrique.
La réalité démographique nous laisse prévoir que cette double discrimination taraudera encore longtemps notre société. L’accroissement du taux de personnes âgées au Québec se poursuivra jusqu’en 2030. Chez nos voisins des États-Unis, on prévoit que le taux des plus de 65 ans diagnostiqués en psychiatrie équivaudra en 2030 à 275% de ce qu’il en était en 1970 (Shibusawa et Padgett, 2009). Compte tenu de plusieurs similitudes entre nos pays, nous pouvons nous attendre à une croissance semblable au Canada.
Le pire n’est pas inéluctable. Nous sommes responsables de nos sociétés et nous pouvons les améliorer, ne serait-ce qu’en remettant en cause nos représentations défavorables des personnes âgées et, en particulier, de celles qui sont porteuses d’un diagnostic psychiatrique. Les récits personnels nous indiquent que des préjugés persistent. Ils s’intègrent à une représentation sociale que nous partageons souvent à notre insu, sans nous interroger, car c’est le «sens commun». C’est pourquoi la phase «action» de notre recherche-action participative consiste en la formation de formateurs et formatrices qui, ayant vécu les préjugés, iront à la rencontre de leurs pairs âgés ou étiquetés malades mentaux, ainsi que d’intervenants des milieux communautaires et de la santé. Avec eux, elles remettront en cause ce «gros bon sens», trop souvent plus «gros» que «bon».
Nous y aborderons le thème des discriminations croisées, en particulier le croisement de l’âgisme et du sanisme. Selon LeBlanc et al. (2018), «le sanisme implique l’assujettissement et l’oppression systématique des personnes qui ont reçu des diagnostics relatifs à la “santé mentale”, ou qui sont autrement perçus comme étant “malades mentales”».4 Nous y aborderons également la controverse sur le statut de la souffrance psychologique ou émotive en tant qu’elle émanerait ou non d’une «maladie comme les autres», ainsi que le concept de «génération» en lien avec le baby-boom et les droits, revendications et modes d’action des personnes vieillissantes concernées par tous ces enjeux. C’est ce que nous appellerons notre «FRAP» : «Formation recherche-action participative».