Située dans la région de la capitale nationale, Gatineau figure parmi les villes québécoises les plus touchées par la crise du logement. Elle enregistre, depuis 2018, une hausse de 268 % de l’itinérance visible (ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), 2023). Ce contexte, couplé à la crise sanitaire de 2020, a créé un terreau fertile à l’arrivée du secteur privé dans la gestion de l’itinérance à Gatineau, notamment sous l’égide du promoteur immobilier Devcore.
Fondé à Gatineau il y a une vingtaine d’années, Devcore s’est rapidement imposé comme un acteur majeur dans le secteur de la construction et de la gestion immobilière. Au mois de décembre 2023, la compagnie a pris l’initiative, avec le soutien de la Ville de Gatineau et du CISSS de l’Outaouais, de financer et de mettre sur pied un campement supervisé contenant 48 tentes chauffées dans le stationnement de l’ancien aréna Robert-Guertin, situé au centre-ville de Hull et à proximité du seul refuge d’hébergement d’urgence de la région. Au printemps 2024, quelques semaines avant le démantèlement du campement supervisé, le promoteur Devcore a annoncé la construction du Village Transition, un projet de « village de conteneurs » qui a vu le jour à l’hiver 2025 sous la direction de l’OSBL Transition Québec qu’il a lui-même fondé. Le projet de Transition Québec est le premier projet de conteneurs pour personnes sans-abri au Québec.
À l’heure actuelle, l’entreprise a été approchée par d’autres villes québécoises qui s’intéressent à ce modèle. Or, la privatisation de la lutte contre l’itinérance, loin d’être une solution miracle, suscite des questionnements : quels sont les impacts potentiels de cette privatisation à plus long terme? Quels sont les enjeux possibles associés à la relégation des services publics aux mains d’une entreprise privée?
Démarche d’enquête
Les enjeux discutés dans ce texte proviennent d’une recherche exploratoire amorcée en janvier 2024, au sujet du campement de personnes sans-abri installé sur le site Robert-Guertin.
Ils sont examinés à la lumière des données tirées d’observations ethnographiques réalisées au sein de la Clinique interdisciplinaire en droit social de l’Outaouais (CIDSO). Cette clinique universitaire d’intervention, de formation et de recherche rassemble des étudiant·es, des professeur·es et des professionnel·les en droit, en travail social et en sciences infirmières autour d’un projet de défense des droits individuels et collectifs de personnes marginalisées ou judiciarisées en Outaouais. Ces observations ont notamment été réalisées grâce à une participation à divers espaces d’échanges et d’activités réunissant des acteurs·trices communautaires, institutionnel·les et municipaux·ales, ainsi qu’à l’occasion d’évènements liés à la gestion du site Robert-Guertin.
La démarche s’appuie également sur l’analyse de la littérature grise produite ou distribuée par dif-férent·es acteurs·trices impliqué·es (communiqués de presse, documentation municipale, présentation de projets, etc.), d’articles de presse, et d’entretiens semi-dirigés réalisés auprès d’acteurs·trices communautaires (intervention, coordination et direction) en itinérance1, portant sur l’implication de Devcore.
Les autrices de ce texte sont membres du comité de coordination à la CIDSO et souhaitent souligner le travail des stagiaires Ann-Esther Lehman et Fanisha Pierre, qui ont contribué à cette recherche.
Privatisation
Depuis les années 2000, le Québec connaît un virage vers la privatisation de l’État social. Ce mouvement se manifeste dans l’interpénétration croissante des politiques sociales publiques et des pratiques charitables, sous la forme de partenariats public-privé. À cet effet, la philanthropie a connu une évolution marquée dans la gestion de la pauvreté au Québec (Fortin, 2018). Les grandes fondations privées, telles que Centraide, Jean Coutu ou J.A. Bombardier, financent déjà en partie plusieurs secteurs du social, comme ceux de la petite enfance et de l’insécurité alimentaire. La Fondation Lucie et André Chagnon (FLAC) s’est imposée dès 2010 comme une figure de proue de ces initiatives. Des recherches ayant documenté et analysé les effets de cette dernière sur l’action communautaire ont mis en lumière quatre tendances (Fortin, 2018; Savard et al., 2015)2 : premièrement, la canalisation de l’action communautaire, en créant des contextes où les organismes, déjà sous-financés, sont contraints de se plier aux orientations des fondations pour obtenir du financement, ce qui menace particulièrement les organismes en défense des droits collectifs, historiquement moins financés par la philanthropie. Deuxièmement, la délégitimation de l’expertise de l’action communautaire, au profit de modèles d’action imposés « par le haut », sans tenir compte des savoirs et des perspectives locales des organismes et des personnes concernées. Troisièmement, la diffusion des normes du marché dans le discours et la pratique de l’action communautaire (par exemple, l’évaluation et les redditions de comptes quantitatives). Quatrièmement, la dépolitisation de l’action communautaire, qui contribue à évacuer ou minimiser sa dimension conflictuelle et sa mission revendicatrice (Fortin, 2018).
Qu’en est-il plus spécifiquement de la privatisation dans le domaine de l’itinérance? Bien qu’encore peu prononcée au Canada, cette tendance devient de plus en plus évidente aux États-Unis, alors que des chercheurs·euses soulignent l’émergence d’une gouvernance marchande néolibérale qui, loin de résoudre le problème, tend à le perpétuer (Willse, 2015). Margier (2023) souligne, notamment, le rôle croissant des élites économiques qui financent directement des services, en dehors de tout cadre étatique, définissant elles-mêmes les modalités de prise en charge de l’itinérance. Ce glissement vers une gouvernance marchande, où l’itinérance devient un vecteur de profit, s’observe avec la montée récente des Business Improvement Districts (BID) qui jouent un rôle central dans l’élaboration des politiques et des services destinés aux personnes sans-abri. Selon ce modèle, les élites économiques, soit les entreprises, les fondations privées et les promoteurs immobiliers, financent des refuges et des programmes d’intervention en itinérance, en influençant fortement les décisions des autorités publiques dans le domaine (Margier, 2023).
Les chercheurs·euses en droit Alex Glyman et Sara Rankin (2016) ont examiné le rôle des BID dans la ville de Seattle, aux États-Unis. Leurs travaux montrent comment cette forme de privatisation contribue à la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance, en transformant des espaces publics en espaces « quasi publics ». Bien qu’ils soient légalement publics, ces espaces sont administrés de manière similaire à un espace privé, permettant ainsi aux acteurs·trices privés d’exercer un contrôle accru pour exclure ou restreindre l’accès à des individus ou des groupes jugés « indésirables ».
Dans une étude menée à Portland, le géographe Antonin Margier (2023) analyse l’influence croissante du secteur privé dans l’élaboration des politiques publiques en matière d’itinérance. Loin d’un simple appui philanthropique, il montre que les élites économiques orientent directement les priorités et les formes d’intervention, imposant des critères d’« efficacité » définis selon leurs propres intérêts. Leur pouvoir d’influence est tel qu’elles parviennent à rallier, parfois malgré elles et eux, des acteurs·trices communautaires initialement réticent·es. Cette forme de « coopération contrainte » révèle un déséquilibre structurel, où les normes marchandes marginalisent les approches collectives et contestataires, et contribuent à une dépolitisation de la lutte contre l’itinérance. De plus, l’auteur montre que cette privatisation entraine une reconfiguration du contrôle sous forme de « compassion instrumentale », orientée moins vers l’humanisation que la pacification des centres urbains et l’invisibilisation des plus pauvres.
Ces phénomènes s’observent actuellement à Gatineau, avec l’arrivée de l’entreprise Devcore et la création, via un partenariat public-privé, du Village Transition.
Spéculations
Devcore, une entreprise privée spécialisée dans le développement de projets immobiliers, administre près de 3 000 unités d’habitation au Québec et en Ontario, dont la valeur est estimée à plus de 500 millions de dollars. Selon les chiffres disponibles, en 2022, Devcore a acquis près de 22 % du parc immobilier locatif à Sept-Îles, affirmant dans la foulée son objectif de n’y loger que des « gens de qualité ». Cette opération a entraîné une hausse de 31 % des loyers sur la Côte-Nord et a été dénoncée par le Regroupement des comités logements et l’Association de locataires du Québec.
Dans un contexte de crise du logement et de l’itinérance, le projet de Village Transition initié par Devcore à Gatineau soulève des questionnements. Ce village de conteneurs payants, comprenant environ 100 unités, impose à ses résident·es de consacrer 25 % à 30 % de leur revenu pour y vivre. Si cette structure rappelle celles d’autres lieux d’hébergement communautaires — elles aussi payantes — son modèle financier s’en distingue nettement. Le Village est financé grâce aux investissements de partenaires provenant principalement du milieu des affaires, à qui Devcore garantit un rendement de 6 %. Autrement dit, ce modèle repose sur une intention marchande où les donateurs·trices, loin de s’inscrire dans une dynamique de solidarité désintéressée, perçoivent un retour sur investissement. Contrairement aux lieux d’hébergement communautaires gérés par des OSBL, qui réinvestissent leurs surplus dans les services aux résident·es sans verser de dividendes, le Village Transition s’inscrit dans une logique de rentabilité assumée. Il fait de l’itinérance un flux de revenus prévisible, tout en contournant les obligations juridiques et réglementaires imposées aux propriétaires dans le secteur locatif classique. Il s’agit là d’un glissement potentiellement inquiétant, où la solidarité cesserait d’être un engagement collectif pour devenir un marché à rendement garanti.
À cet effet, le secteur privé s’est imposé à Gatineau après des années de désengagement collectif systémique et de sous-financement chronique en matière d’itinérance. Comme le rappellent des acteurs·trices du milieu communautaire, « il y a un vide en ce moment, un véritable vacuum, parce que les acteurs publics ne prennent pas leurs responsabilités ». L’arrivée de Devcore s’inscrit précisément dans ce contexte de rareté, où le milieu communautaire est contraint de répondre à des besoins croissants avec des ressources souvent dérisoires, sans que ses revendications répétées (notamment la création de logements sociaux, l’augmentation du financement en itinérance et la mise en place de mesures structurantes pour assurer un réel continuum de services) ne soient réellement considérées : « les rencontres à répétition et l’espèce de violence bureaucratique a été très efficace à épuiser les groupes face aux mesures de revendication, et nous a littéralement fermé la gueule sur plusieurs aspects. On est tannés de se répéter et on perd les coudées franches pour le faire ».
Ce contexte a pavé la voie à des initiatives privées perçues comme des « solutions miracles », séduisant médias et opinion publique, mais risquant d’aggraver le désengagement étatique. Un·e acteur·trice communautaire exprime ainsi son inquiétude : « j’ai peur que, parce que politiquement et médiatiquement [le privé] est visible, on cesse de réfléchir à d’autres solutions pour l’itinérance. Que certains paliers de gouvernement se désengagent, se désinvestissent en se disant “le privé est là, alors on n’a plus besoin d’en faire autant” ».
De plus, les solutions telles que proposées reposent sur une logique qui privilégie des réponses immédiates à une réalité pourtant durable, au détriment de mesures structurantes et préventives. S’il offre un lieu d’hébergement transitoire comblant un trou dans le continuum de service, le projet de l’entreprise immobilière Devcore soulève un profond paradoxe : il place au cœur de la réponse à l’itinérance un acteur privé dont les pratiques contribuent elles-mêmes à la crise du logement et de l’itinérance. Il fragilise la réponse aux besoins des personnes en légitimant des solutions provisoires portées par des intérêts foncièrement économiques, au détriment de mesures ancrées dans le logement à long terme, l’accompagnement social et l’accès durable aux services essentiels, détournant au passage l’attention et les ressources nécessaires à la stabilité résidentielle et l’intégration sociale. Un·e acteur·trice communautaire résume bien ce paradoxe : « s’il doit être là, le privé en itinérance, ce ne devrait être qu’une cerise sur le sundae… Les conteneurs, ce n’est pas une solution durable. C’est une réponse d’urgence, mais ce n’est pas un logement. Il y a quelque chose de profondément ironique à voir un promoteur immobilier se positionner comme acteur dans la lutte contre l’itinérance… ».
Définancement et dépolitisation
La création de l’OSBL Transition Québec par l’entreprise privée Devcore lui a permis de mobiliser des financements non seulement caritatifs et du secteur des affaires, mais provenant également de fonds publics en itinérance à l’échelle municipale et provinciale. Cette initiative, qualifiée par les acteurs·trices communautaires de « pente glissante », redirige une part des ressources publiques vers des projets privés, réduisant le financement disponible pour les organismes communautaires déjà sous-financés. En servant de véhicule institutionnel à un projet initié par une entreprise privée, le statut d’OSBL agit comme une passerelle légitime entre le secteur public et le milieu des affaires, brouillant les frontières entre solidarité et rentabilité. Il permet de légitimer le transfert de ressources publiques vers des initiatives privées, contribuant au définancement des services collectifs ancrés dans la communauté, tout en rendant les organismes communautaires plus dépendants de financements précaires et conditionnels. Cette dynamique favorise la diffusion de normes qui fragilisent les réponses communautaires à long terme. Elle redéfinit les critères de légitimité et d’allocation des ressources, au risque de justifier un désengagement accru de l’État, comme l’explique un·e acteur·trice communautaire : « si le privé est perçu comme capable d’intervenir avec efficacité et rapidité, les gouvernements risquent de réduire encore davantage leurs contributions aux services publics et communautaires ».
Un·e autre acteur·trice communautaire souligne le risque de marginalisation des solutions collectives, pourtant adaptées à la complexité de l’itinérance, en redirigeant plutôt des ressources financières et humaines vers des initiatives privées perçues comme plus efficaces : « lorsque le privé devient la norme, les solutions collectives et publiques perdent de leur pertinence, affaiblissant ainsi l’ensemble de notre filet social. »
Cette dynamique de diffusion des normes du privé se reflète également dans l’instauration d’un mode de gouvernance managérial axé sur l’efficacité et la prise de décision unilatérale, dans lequel les orientations sont définies sans réelles consultations ou concertation avec les partenaires communautaires ou les personnes concernées. Ce mode de gouvernance, qui se déploie souvent au détriment des valeurs de participation démocratique et de coopération promues par le milieu communautaire, est dénoncé par les acteurs·trices communautaires : « Devcore a des ressources pour aller vite, mais elle n’a pas la culture organisationnelle pour soutenir ce genre de projet. Mais comme Devcore utilise ses propres ressources, elle n’a pas de compte à rendre ».
Cette tendance a également pour effet de contraindre les organismes communautaires à coopérer avec elle. À travers leur rôle dans leurs organismes respectifs, plusieurs acteurs·trices communautaires soutiennent et accompagnent des personnes qui sont, seront, ou ont été hébergées à Transition Québec. Par souci de continuité, mais également par crainte de voir les personnes soutenues être fragilisées, des acteurs·trices communautaires s’efforcent de maintenir des relations de collaboration avec la compagnie : « c’est pas une entreprise qui se spécialise en itinérance, donc on n’a pas le choix de garder les canaux ouverts si on veut que les choses se passent bien pour les personnes qu’on rejoint ». D’autres adoptent cette posture dans un souci de préserver leur place dans les discussions entourant la gestion de l’itinérance, dans un contexte où le secteur privé gagne en visibilité et en influence. Cette forme de « coopération contrainte » a pour effet de tempérer les critiques et les revendications, dans un souci de collaboration qui limite la capacité de critiquer : « je sens qu’il y a une sorte de peur, les gens ne vont pas forcément dire ce qu’ils pensent, et vont se rapprocher des acteurs privés en se disant qu’il vaut mieux faire des partenariats ».
En somme, le rééquilibrage des ressources en faveur du privé et l’imposition d’un mode de gouvernance managériale accentuent le risque de dépolitisation du milieu communautaire. Cette dynamique, marquée par la « peur de perdre les maigres ressources » disponibles, limite la capacité à remettre en question le modèle, alimentant un cercle vicieux de désengagement de l’État, de dépendance envers le privé et de managérialisation du milieu communautaire.
Marginalisation et contrôle
Les acteurs·trices communautaires interrogé·es ont également mis en évidence le risque de marginalisation accrue des populations les plus vulnérables. Si le Village Transition se présente comme une solution à l’augmentation du nombre de personnes vivant dans les campements, il s’adresse en réalité aux personnes perçues comme prêtes à se conformer à un cadre de vie structuré, incluant le respect d’un code de vie, la participation à certaines tâches ou l’engagement dans des démarches de réinsertion sociale. À l’instar d’autres ressources d’hébergement transitoires, le projet initié par Devcore n’entend pas rejoindre les personnes qui ne répondent pas à ces critères, que ce soit en raison de leurs habitudes de consommation, de leur état de santé mentale ou d’une situation d’instabilité marquée. Comme le souligne un·e acteur·trice communautaire : « le projet répond à certains besoins, mais il néglige ceux qui sont dans une situation encore plus critique et qui n’ont toujours pas accès à des solutions adaptées ». Faute d’alternatives durables, ces personnes se retrouvent alors davantage marginalisées, leur exclusion étant justifiée par la présence d’une solution désormais perçue comme suffisante. Les personnes considérées plus désorganisées se retrouvent privées d’accès à des services de base, exacerbant ainsi leur précarité.
Par ailleurs, les conditions d’admission suscitent des interrogations fondamentales sur les droits des résident·es : « les expulsions peuvent devenir arbitraires3, car les résidents ne sont pas considérés comme des locataires au sens juridique ». Ce flou juridique ouvre la porte à des pratiques d’autant plus préoccupantes lorsqu’elles sont mises en œuvre par une entreprise immobilière privée en position de contrôler l’accès à un espace d’hébergement. Le village de conteneurs crée en ce sens un espace quasi public qui ouvre la possibilité aux acteurs privés comme Devcore d’imposer des formes de contrôle facilitant l’exclusion ou la restriction d’accès à des personnes ou des groupes considérés comme indésirables.
Exportations
Le Village Transition est présenté comme une solution innovante, notamment en raison de l’utilisation de conteneurs maritimes et de son modèle financier attrayant pour les investisseurs. Toutefois, il repose moins sur un projet de transformation sociale que sur un format visible, reproductible et politiquement mobilisable. Son apparence innovante favorise sa diffusion, au risque d’être répliqué ailleurs sans consultation et sans tenir compte des spécificités locales et des dynamiques communautaires existantes. Comme le souligne un·e acteur·trice communautaire : « chaque communauté a des besoins différents. Exporter ce modèle sans l’adapter pourrait faire plus de mal que de bien ».
En conclusion, l’exemple de Devcore et du Village Transition à Gatineau soulève des questions fondamentales sur la place croissante du secteur privé dans la lutte à l’itinérance. Si de telles initiatives offrent des réponses rapides à des besoins urgents, en court-circuitant bien souvent les lourdeurs bureaucratiques imposées par le secteur public, elles comportent également des risques importants pour la justice sociale, la solidarité collective et l’autonomie des organismes communautaires. Loin de rétablir un équilibre, la privatisation enracine une gestion minimaliste et marchande de l’itinérance.
Ce phénomène s’inscrit dans un mouvement plus large de privatisation des services publics, caractérisé par des politiques d’austérité et par la déresponsabilisation progressive de l’État face aux besoins des populations marginalisées et vulnérables. Dans ce contexte, le logement, au lieu d’être reconnu comme un droit fondamental, tend à être de plus en plus réduit à une marchandise ou à un instrument d’investissement, accessible en priorité à celles et ceux qui sont capables de générer une valeur économique. Cette financiarisation de l’habitat exacerbe les inégalités existantes et fragilise davantage les populations les plus précaires.
Pour garantir une réponse réellement inclusive, durable et respectueuse des droits fondamentaux, il apparaît indispensable que les pouvoirs publics réassument pleinement leur rôle, en collaboration étroite avec le milieu communautaire et les personnes directement concernées. Faute de quoi, la privatisation de la lutte contre l’itinérance risque non seulement d’amplifier les logiques d’exclusion, mais aussi de renforcer l’idée que la dignité humaine peut être subordonnée aux impératifs du marché.
Notes
- Afin de préserver l’anonymat des personnes rencontrées et la confidentialité de leurs propos, toutes les personnes interviewées sont désignées dans le texte comme des « acteurs·trices communautaires », quel que soit leur rôle ou celui de leur organisation en itinérance.
- Il existe, cela dit, d’autres types de fondations, dont celles créées par les ressources communautaires elles-mêmes, qui proposent un autre modèle que celui des fondations privées (voir Chamberland et al., 2013).
- À titre d’exemple, au mois de janvier 2025, un usager du village de conteneur en a été expulsé deux jours avant la vague de froid. Entré dans son unité le 1er janvier, on lui a demandé de quitter le 18 janvier. Dans une entrevue accordée le 20 janvier 2025 à la radio 104.7 Outaouais, le résident en question « critique la panoplie de règlements qui empêchent les usagers de se sentir chez eux » : « [Les intervenants] rentrent dans le conteneur, puis ils regardent. Bien là, je ne sais pas qu’est-ce que tu fais là? Pourquoi tu rentres dans mon conteneur comme ça? Ça n’a pas d’allure des inspections de même. On n’est pas des enfants ». Pour écouter l’entrevue : https://www.fm1047.ca/audio/672862/expulse-du-village-transition-il-critique-la-facon-de-faire
Références
Chamberland, V., Gazzoli, P., Dumais, L., Jetté, C., et Vaillancourt, Y. (2013). Fondations et philanthropie au Canada et au Québec : Influences, portraits et enjeux. Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales, Université du Québec à Montréal. https://larepps.uqam.ca/wp-content/uploads/cahier12-02.pdf
Fortin, M. (2018). Impact du financement des fondations privées sur l’action communautaire—Le cas de la Fondation Lucie et André Chagnon (Note socioéconomique). Institut de recherche et d’informations socioéconomiques. https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/Note_FLAC_WEB_02.pdf
Glyman, A., et Rankin, S. (2016). Blurred Lines : Homelessness & the Increasing Privatization of Public Space. Homeless Rights Advocacy Project. https://digitalcommons.law.seattleu.edu/hrap/2
Margier, A. (2023). The Involvement of Business Elites in the Management of Homelessness : Towards a Privatization of Service Provision for Homeless People? Urban Affairs Review, 59(3), 668-691. https://doi.org/10.1177/10780874211073882
Ministère de la Santé et des Services sociaux. (2023). Tout le monde compte. Dénombrement des personnes en situation d’itinérance visible au Québec. Rapport de l’exercice du 11 octobre 2022. https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2023/23-846-05W.pdf
Savard, S., Bourque, D., et Lachapelle, R. (2015). Third Sector Organizations in Québec and the New Public Action in Community Development. Canadian Journal of Nonprofit and Social Economy Research, 6(2), Article 2. https://doi.org/10.22230/cjnser.2015v6n2a191
Willse Craig. 2015. The Value of Homelessness: Managing Surplus Life in the United States. University of Minnesota Press.
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- Sara Lambert
- Candidate au doctorat en travail social, Université d’Ottawa, Équipe de recherche de la CIDSO