La plupart des enquêtes démontrent que les personnes avec une déficience intellectuelle (DI) sont surreprésentées dans le système pénal, surtout lorsque leur déficience est « légère ». Elles sont aussi plus susceptibles d’être pénalisées par des détentions provisoires, des sanctions disciplinaires ou des peines plus lourdes, se qualifient plus difficilement pour des mesures d’absence temporaire ou de libération conditionnelle lorsqu’elles sont incarcérées et font plus souvent l’objet de réadmissions en prison à cause de bris de conditions de probation ou de nouvelles infractions. La DI revêt donc une influence déterminante sur le parcours d’une personne dans le système pénal. Son identification et sa reconnaissance permettraient d’adapter les procédures à cette condition particulière.
Cependant, l’identification de la DI n’est pas toujours simple car l’appellation « déficience intellectuelle » recouvre plusieurs syndromes distincts tant au point de vue biologique que social. Des facteurs tels que la gravité de l’incapacité, l’âge et les conditions de vie distinguent les personnes avec une DI, mais toutes partagent une condition de vulnérabilité : fragilités personnelles (problèmes de compréhension, de jugement, d’habiletés sociales et de communication) ou sociales (pauvreté, faible scolarité, milieu de vie marginalisé, isolement, victimisation, abus sexuels et physiques, exploitation). Elles vivent souvent avec d’autres problèmes tels que des troubles du comportement et font toujours l’objet de stigmatisation.
Considérant que les politiques gouvernementales prônent l’intégration sociale des personnes ayant une DI ainsi que leur participation sociale, la judiciarisation peut être perçue comme une réponse appropriée qui s’inscrit dans une logique de responsabilisation et d’apprentissage. Toutefois, face à ces personnes vulnérables, on peut craindre que ce processus ne fasse qu’accroître leurs fragilités (fragilisation des liens sociaux, perte des acquis) et se jumelle à une étiquette négative et disqualifiante. Trois moments du processus de judiciarisation des personnes avec une déficience intellectuelle sont ici analysés plus en profondeur afin de mieux connaître les procédures et pratiques courantes reliées au cadre légal et de saisir les défis qu’elles posent pour les personnes avec une DI.
Le recours à la police : Petits délits aux impacts mal connus (1er moment)
Pour qu’un événement soit judiciarisé, il doit être signalé, le système pénal étant « réactif ». Plusieurs considérations interviennent dans le recours à la police, dont la gravité de la situation (en termes de conséquences sur les autres), le statut du plaignant et de la victime, la dimension symbolique (rappel à l’ordre), la volonté de faire cesser une situation dérangeante ou l’absence d’autres réponses sociales. Jusqu’à présent, les délits mineurs des personnes présentant une déficience intellectuelle, tels que les petits vols, les menaces et les méfaits, ont été peu approfondis dans la littérature scientifique (Jones, 2007 ; Murphy et Mason, 2007), bien que l’on puisse aisément poser l’hypothèse qu’ils ont un impact sur les trajectoires de vie, les proches, les réseaux de services et le reste de la société.
L’intervention policière : Entre sanctions et soins (2e moment)
Durant l’intervention policière, trois orientations peuvent être envisagées. Premièrement, la situation-problème peut être réglée informellement lorsque la crise se résorbe, qu’une solution est trouvée et qu’il n’y a pas de plainte portée. Une deuxième option consiste à orienter l’individu vers un centre hospitalier lorsque qu’on juge qu’il a davantage besoin de soins que de sanctions. La dernière possibilité consiste en la judiciarisation, c’est-à-dire l’arrestation, la mise sous garde, l’interrogatoire et le dépôt d’une demande d’intenter les procédures.
En ce qui concerne l’identification de la DI à l’étape de l’intervention policière, différents cas de figure ont été répertoriés :
La personne présente une DI et reçoit les services de réadaptation du réseau. Sa condition est connue lorsque les policiers arrivent sur les lieux ;
La personne présente une DI visible et identifiable par les policiers, mais n’est pas suivie par le réseau ;
La personne présente une DI légère, non dépistée et difficilement identifiable à première vue ;
La personne présente une autre problématique connue ou apparente, comme un problème de santé mentale, se trouve dans une situation de crise ou a consommé de l’alcool et/ou de la drogue ;
La personne fait partie d’une population extrêmement démunie, marginale, toxicomane, souvent itinérante et présente une déficience « acquise », doublée d’une problématique psychosociale.
Il semble bien que si la personne reçoit des services d’un établissement ou si des proches peuvent répondre de sa conduite, elle risque moins d’être confrontée aux procédures pénales. Par ailleurs, même si, à tout moment, les policiers peuvent, s’ils doutent de l’état mental de la personne, avoir recours à différents services, dont les ambulanciers et l’Urgence Psychosociale-Justice (UPS-Justice), ils hésitent généralement à le faire. Les démarches pour accéder à ces services sont parfois perçues comme un facteur pouvant ralentir l’efficacité du corps policier. Les délais dans les services d’aide spécialisée, leur manque de disponibilité, leur cadence plus lente et l’hésitation des policiers entre sanctions et soins, causée entre autres par un manque de connaissances sur ce type d’intervention, se dressent en obstacles à des mesures appropriées. Généralement, les comportements et discours confus des individus avec une DI sont interprétés comme des traits typiques de personnes qui voudraient échapper à la justice (feinte, manipulation, manque de collaboration, mensonge) ou alors sont confondus avec une autre problématique (toxicomanie, problèmes de santé mentale). Par exemple, l’évitement du regard est un comportement-type chez les personnes avec DI mais est souvent associé au mensonge.
La demande d’intenter des procédures : Des comportements inadéquats mal interprétés (3e moment)
Dans la procédure judiciaire, la première marque tangible de la judiciarisation est le dépôt d’une demande d’intenter les procédures par la police. Ce formulaire contient, entre autres, des informations sur l’événement, les acteurs impliqués et les chefs d’accusation retenus. L’existence d’un répondant disponible et volontaire pour « prendre en charge » l’individu – c’est-à-dire fournir des « garanties » et exercer une forme de « contrôle » sur lui – peut être suffisante pour éviter la judiciarisation, particulièrement dans le cas de délits mineurs. Cependant, à cause des différents facteurs mentionnés plus haut, il est rare que la mention DI apparaisse sur ce document (Mercier et Baraldi, 2004).
À cette étape, le policier doit informer correctement la personne de ses droits et de ses garanties juridiques. Si cette dernière refuse de recourir à un avocat, cette renonciation ne sera valide que si elle a été faite en toute connaissance des conséquences. Dans le cas de personnes qui ont des limitations cognitives, cette condition est difficile à respecter, particulièrement lorsque l’arrestation et la lecture des droits se passent sur les lieux des événements et donc, sans personne-ressource.
Une fois la personne informée de ses droits, tout dépendant de la situation, elle peut être remise en liberté avec citation, promesse et engagement à comparaître ou alors, arrêtée et mise sous garde.
La première option, la remise en liberté, présente plusieurs défis pour les personnes avec une DI et dont l’état est méconnu par les forces policières. Par exemple, les troubles de langage, la peur du tribunal ou de la police et la difficulté à se projeter dans le temps se conjuguent à la complexité du langage utilisé et au long délai entre le délit et la comparution pour accroître le risque que les personnes ne se présentent pas à la Cour à la date fixée. Ce non-respect des procédures est susceptible d’entraîner une série d’effets négatifs : attitude moins compatissante de la part des représentants du système de justice, difficulté à bénéficier de remises en liberté, suspension possible de leur libération conditionnelle, mandat d’arrestation, détention provisoire, casier judiciaire, contraventions et amendes à payer.
La deuxième option consiste en l’arrestation et la mise sous garde de la personne pendant les vingt-quatre heures avant sa comparution au tribunal. Toutefois, elle risque d’y être victime de mauvais traitements, tels les moqueries et intimidations par les autres détenus. Cette mesure augmente également leur stress et leur incompréhension face à la situation, ce qui entraîne des comportements inadéquats qui pourraient être mal interprétés.
Des pistes pour améliorer le système judiciaire
Le système pénal est un monde complexe. Les lois, règles et procédures y sont très codifiées et ce, aux trois niveaux de juridiction : fédéral, provincial et municipal. Le langage et les pratiques ritualisées (décorum de la cour, costumes, hiérarchie inscrite dans l’aménagement de l’espace) sont hermétiques, donc peu compréhensibles pour les non-initiés, vivant ou non avec une DI. Rares sont les mécanismes pour accompagner les personnes qui éprouvent des incompréhensions face au système judiciaire et souvent, ils sont sous-utilisés. Une relative autonomie entre les différents paliers et ressources est peu propice aux échanges d’expériences et d’expertises qui pourraient faciliter le cheminement des citoyens.
Depuis l’automne 2007, l’Urgence Psychosociale-Justice (UPS-Justice), un service d’intervention d’urgence et de crise en « santé mentale-justice » rattaché au CSSS Jeanne-Mance, répond aux demandes reliées aux personnes avec une DI. Ce service d’aide permet d’éviter, autant que possible, leur judiciarisation ou, du moins, leur détention, en collaborant avec les policiers et les ressources du milieu, tant institutionnelles que communautaires. De plus, la Table de concertation Justice et Déficience intellectuelle de Montréal travaille à la mise en œuvre d’un guide de collaboration et d’intervention entre les services de police, l’Aide juridique, la Magistrature, le Curateur public, les Centres de santé et de services sociaux, les Centres de réadaptation en déficience intellectuelle et les organismes communautaires.
Parmi les autres mesures envisageables pour assurer un traitement équitable des personnes avec une DI dans le système judiciaire, mentionnons les procédures de dépistage, afin que la police et les procureurs puissent orienter le prévenu vers un service d’évaluation de la DI en cas de doute. S’il y a remise en liberté, on devrait privilégier une sommation à comparaître remise en main propre à l’accusé. Il est de plus essentiel de s’assurer que la personne est capable de retourner chez elle si elle est remise en liberté en attendant sa prochaine comparution. La présence d’un accompagnateur, qui pourrait protéger les droits des personnes avec une DI dans le système pénal, les assister au moment de l’interrogatoire ou réduire les fausses admissions de culpabilité, devrait également être envisagée, mais avec attention. Bien que cette mesure soit inscrite dans la loi de certains pays, si l’accompagnateur n’est pas compétent dans sa tâche, le soutien peut alors devenir plus nuisible que profitable (Leggett et al., 2007).
Finalement, un tribunal pour personnes avec troubles de santé mentale pourrait permettre d’adopter des mesures simples mais efficaces, telles l’utilisation de pictogrammes pour familiariser la personne avec le processus judiciaire, la réduction des délais entre le comportement délictueux et la sanction, et l’assignation d’un minimum d’intervenants différents au dossier. Un projet pilote est d’ailleurs en voie d’implantation à Montréal. Une évaluation du projet est en cours pour documenter les avantages aussi bien que les limites de ce dispositif.
En conclusion, la trajectoire des personnes avec une DI dans le système judiciaire québécois est ponctuée de difficultés supplémentaires et d’obstacles dus au cadre légal, aux procédures et aux pratiques courantes du système pénal. Pour faciliter leur compréhension du lien entre l’expérience et les conséquences, entre comportements délictueux et sanctions, des mesures simples méritent d’être implantées, particulièrement dans le cas des délits mineurs.