Ce texte présente les grandes orientations de l’animation scientifique du CREMIS relativement à la question de l’itinérance. En raison des changements sociopolitiques actuels en itinérance, le CREMIS se propose de renforcer sa programmation dédiée à l’animation des échanges entre chercheurs-es, intervenants-es et gestionnaires sur les nouvelles réalités et les stratégies d’intervention associées à ce phénomène. Ces nouvelles réalités comprennent, entre autres, l’accroissement de l’itinérance chez les familles, les minorités sexuelles (LGBTQ) et les personnes autochtones, venant, par le fait même, complexifier la compréhension et l’intervention en lien avec ce phénomène. Pour répondre à ces réalités émergentes, la recherche sur l’itinérance au Québec a emprunté des voies diverses en termes de méthodes et de disciplines. Toutefois, peu d’espaces collectifs et scientifiques ont été créés pour échanger et discuter des travaux empiriques, des modèles théoriques et des pratiques alternatives concernant ces nouvelles réalités. C’est dans cette optique que le CREMIS se propose de renforcer son espace d’animation scientifique sur l’itinérance afin d’alimenter les réflexions dans les milieux de pratique et de recherche, ainsi que de développer des initiatives novatrices.
Ouverture
Avant les années 2010, peu de politiques sociales dédiées spécifiquement à l’itinérance ont été développées, hormis celles à l’intérieur d’un réseau de services cherchant à répondre aux besoins pluriels des personnes (Côté, 2012). Or, depuis quelques années, différentes mesures ont vu le jour afin de lutter contre ce phénomène, telles que des plans d’action municipaux et régionaux, une politique nationale, des subventions gouvernementales (par exemple, les actions concertées sur les femmes et celles sur la violence conjugale) et des activités de dénombrement des personnes en situation d’itinérance (entre autres à Montréal; voir Latimer et al., 2015; RAPSIM, 2016). On peut ainsi constater l’essor récent d’actions politiques pour prévenir et enrayer l’itinérance au Québec, notamment sous forme d’investissements dans la recherche. La Politique nationale de lutte contre l’itinérance reconnaît d’ailleurs l’importance de soutenir et de renforcer la recherche sur ce phénomène afin d’en documenter la prévalence, les facteurs de vulnérabilité et les processus d’entrée, ainsi que de dégager les pratiques d’intervention les plus efficaces (Gouvernement du Québec, 2014 : 52). Cette ouverture politique à l’égard de la question de l’itinérance constitue pour le CREMIS une occasion à saisir pour approfondir la réflexion et la discussion collective sur ce phénomène.
De 1994 à 2009, des chercheur.e.s universitaires et professionnel.le.s se sont regroupé.e.s pour former le Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI). Le CRI avait pour objectif « de croiser connaissances pratiques et connaissances théoriques » pour comprendre et expliquer l’itinérance dans le but d’aider à élaborer les outils nécessaires pour lutter contre ce phénomène (Roy et Hurtubise, 2007 : 3). Durant cette période, de nombreux travaux ont été réalisés et publiés par les différents membres du CRI : ceux-ci ont mené près de 250 projets de recherche et organisé une vingtaine de colloques (Roy et Hurtubise, 2007). Depuis la dissolution de ce collectif, aucun centre de recherche n’a été, à notre connaissance, mis sur pied au Québec pour étudier le phénomène de l’itinérance. Si la dissolution du CRI n’a pas empêché l’élaboration et la réalisation de travaux de recherche sur l’itinérance, elle a toutefois laissé un vide quant à l’existence d’un lieu collectif d’échanges et de réflexion scientifique sur ce phénomène.
En raison de sa présence au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, le CREMIS constitue un lieu privilégié pour de tels échanges, tant par sa localisation géographique que par son expertise et sa mobilisation des connaissances. En effet, ce CIUSSS est situé dans un secteur géographique marqué par les inégalités sociales et dont l’un des mandats régionaux concerne l’itinérance.1 D’ailleurs, le CIUSSS offre différents services en itinérance, tels que la Clinique itinérance adulte, la Clinique des jeunes de la rue, l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII) (en partenariat avec le Service de police de la Ville de Montréal) et l’équipe itinérance du Centre de réadaptation en dépendance de Montréal (CRDM). Cette proximité avec les milieux de pratique permet aux membres du CREMIS de développer des projets de recherche qui sont arrimés aux interventions.
À cet effet, le CREMIS compte parmi ses membres plusieurs chercheur.e.s universi-taires, praticien.ne.s chercheur.e.s et gestion-naires chercheur.e.s qui se spécialisent dans le champ de l’itinérance sous différents angles, comme la santé mentale, la santé sexuelle, les parcours de soins, le vieillissement, les récits de pratique, la judiciarisation et les politiques sociales. Également, le CREMIS accorde de l’importance au croisement des différents savoirs et au travail intersectoriel afin de documenter, d’expliquer et de repenser les interventions. L’espace d’animation scientifique du CREMIS s’effectuera selon trois axes de réflexion : 1) les nouvelles réalités et les nouveaux visages de l’itinérance; 2) les paradigmes d’intervention et les pratiques novatrices en itinérance; 3) les savoirs expérientiels et le croisement des savoirs pour documenter et intervenir sur l’itinérance.
Nouveaux visages
L’itinérance se complexifie par la diversification de ses visages, que ce soit au sujet de l’expérience des familles, des personnes âgées, des Autochtones, de la diversité sexuelle et de genre, de l’itinérance rurale ou des problèmes de santé mentale. Ce premier axe, qui renvoie aux réalités émergentes, vise à partager les connaissances et les informations sur ces nouveaux visages. L’image réductrice du « clochard alcoolique » ne tient évidemment pas compte de l’ensemble des dimensions qui composent la vie des personnes en situation d’itinérance (RAPSIM, 2003). Par exemple, on constate une augmentation d’environ 40 %, ces dernières années, de la fréquentation des refuges d’urgence destinés aux familles en situation d’itinérance au Canada (Noble, 2014; Segaert, 2012). Certains organismes notent aussi un accroissement des taux de fréquentation d’environ 50 % des ressources d’hébergement en itinérance par les personnes âgées de plus de 50 ans (PAS de la rue, 2016; Auberge Madeleine, 2016). De la même façon, il y a une accentuation du profilage social et de la judiciarisation des personnes en situation d’itinérance (Bellot et al., 2005).
Ces différents visages suggèrent l’importance de porter attention au processus de « fabrication » de l’itinérance afin de développer de nouvelles pratiques d’intervention ou de repenser les pratiques existantes, tant dans une logique de prévention que dans une meilleure gestion des urgences. L’animation scientifique du CREMIS permettra de partager les données scientifiques les plus actuelles sur ces réalités émergentes qui demandent la mise en place d’interventions particulières et ciblées, ainsi que des méthodologies novatrices permettant d’en cerner la complexité. Les questions qui animeront cet axe sont : Quel est l’état des connaissances actuelles sur les nouvelles réalités de l’itinérance? Quels sont les mécanismes sociaux qui transforment le visage de l’itinérance au Québec? Quels sont les modèles théoriques, les approches conceptuelles et les outils méthodologiques les plus pertinents pour comprendre, documenter et analyser ces réalités émergentes? Comment envisager l’avenir de la recherche pour mieux documenter la complexité de l’itinérance et provoquer des changements sociaux pour contrer ce phénomène?
Paradigmes d’intervention
Le deuxième axe porte sur les paradigmes d’intervention et les pratiques novatrices développées pour intervenir sur les diverses réalités en itinérance. Au fil des années, les travaux de recherche ont mis en lumière une multitude de paradigmes et d’approches d’intervention en matière d’itinérance au Québec, tels que l’intervention par les pairs (Bellot et al., 2010), l’accompagnement social (Côté et al., 2015; Roy et al., 1998), l’intervention collective (Parazelli et Colombo, 2006), l’approche du « logement d’abord » (Beaudoin, 2016), la pratique de proximité (outreach) et de la défense de droits (advocacy) (Hurtubise et Babin, 2010). En outre, plusieurs programmes, services et pratiques novatrices ont été mis en place dans différentes régions du Québec afin de subvenir à des besoins spécifiques, tels l’Équipe Itinérance de Trois-Rivières, l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII), l’École de la rue CAPAB de Macadam Sud, la Clinique de santé physique de la Mission Old Brewery (OBM) et le Projet de réaffiliation en itinérance et santé mentale (PRISM) de l’OBM et du Département de psychiatrie du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2014). Ces différents exemples d’approches et de pratiques novatrices montrent l’étendue et la diversité des stratégies d’intervention mises en place au Québec pour lutter contre l’itinérance.
L’animation scientifique du CREMIS donne l’occasion de discuter des forces et des limites de ces différentes stratégies d’intervention. Ainsi, différentes questions alimenteront cet axe : Que savons-nous sur les paradigmes d’intervention, les services et les pratiques mis en œuvre pour lutter contre l’itinérance? Quelles sont les stratégies d’intervention les plus efficaces et les plus pertinentes pour tenir compte des différentes réalités de l’itinérance? Comment est-il possible d’adapter et d’implanter en contexte québécois des pratiques novatrices en matière d’itinérance développées ailleurs? Comment envisager l’avenir de la recherche pour améliorer l’intervention?
Savoirs
Le troisième axe, qui part du principe de la co-construction des expertises, porte sur le croisement des savoirs expérientiels, professionnels et de recherche, tout en tenant compte de l’intersection de différents axes de différenciation sociale, comme l’âge, le genre, l’orientation sexuelle et l’origine ethnique. Depuis quelques années, l’approche « en silo », centrée soit sur les problèmes spécifiques (santé mentale, toxicomanie, logement, etc.), soit sur les groupes distincts (femmes, jeunes, personnes âgées, etc.), a été dénoncée, tant dans le milieu de la recherche que dans celui de l’intervention, comme étant une conception réductrice qui ne permet pas de prendre en considération les effets combinés ou simultanés des différentes problématiques ou positions sociales (Côté, 2012; RAPSIM, 2003). L’animation scientifique du CREMIS permet de donner la parole à différents acteurs afin de croiser des regards, des visions et des expertises différents sur le phénomène de l’itinérance. Cet espace de discussion permet également de faire le point sur les pratiques croisées existantes qui tiennent compte de la diversité des réalités chez les personnes en situation d’itinérance.
Cet axe sera animé par les questions suivantes : Comment les acteurs provenant de différents secteurs (communautaire/associatif, institutionnel, recherche) et régions développent-ils des interventions intersectorielles pour prévenir et lutter contre l’itinérance? Quelles sont les pistes prometteuses pour bonifier ce type d’intervention? Comment la recherche peut-elle tenir compte de l’intersection des axes de différenciation sociale?
Un tremplin
Les nouvelles réalités en itinérance entraînent la mise en place de pratiques novatrices comprenant, entre autres, des approches intersectorielles et des approches dites du « logement d’abord ». Elles obligent les chercheur.e.s à repenser leurs conceptions, définitions, analyses, méthodologies de recherche et questions déontologiques, provoquant ainsi une fragmentation des travaux scientifiques (MacDonald, 2014, 2016). Cette fragmentation se voit d’autant plus accentuée qu’il existe peu d’espaces ou de regroupements scientifiques pour asseoir une réflexion collective sur les nouvelles réalités en itinérance au Québec. L’espace offert par le CREMIS sera renforcé afin de servir comme tremplin pour alimenter les milieux de recherche et de pratique afin de mieux tenir compte des réalités émergentes.