Sur la planète Marcelo

Au tout début du mois de janvier 2024, de retour des fêtes et prêts à reprendre la route du travail, nous apprenions, sidérés, le décès de notre collègue Marcelo Otero, membre du CREMIS depuis de longues années. Professeur au département de sociologie de l’UQAM, Marcelo n’était pas seulement un brillant sociologue, à qui l’on doit des travaux majeurs sur les déviances, les marginalités et la santé mentale. Il était aussi un collègue attachant et captivant, doté d’une rare générosité, capable de penser tout en faisant penser les autres, animé par le désir d’aller au-delà des oppositions convenues, sceptique à l’égard de tout système et de toute école, sachant déceler, dans tout dispositif de pouvoir, la fuite de la vie et l’horizon de la liberté. Marcelo était également un enseignant, un passeur qui a accompagné de nombreux·ses étudiant·es dans leur découverte des mondes de la recherche. Pour en témoigner, nous publions dans ce numéro un texte rédigé par un collectif de ses ancien·nes « étudiant·es et diplômé·es ». Par leurs mots, qui évoquent aussi bien l’exigence intellectuelle que la profonde humanité de Marcelo, se dessine l’empreinte durable qu’il a laissée dans leurs parcours, leurs manières de penser et leurs façons d’habiter la sociologie. À travers leurs voix, c’est une part essentielle de ce que Marcelo a transmis — rigueur, générosité, liberté, ou la « Planète Marcelo » — qui continue de résonner dans nos communautés de recherche. 

Nicolas Sallée, pour le comité de rédaction de la Revue du CREMIS.

Marcelo, c’est auprès de ta famille, de tes proches, de tes collègues, et de tous ceux et celles qui t’ont aimé que nous tenons à te rendre hommage, à notre tour, en tant qu’ancien·nes étudiant·es et diplômé·es. Nous parlons au nom de nombreuses personnes sur qui tu as laissé une empreinte indélébile : Dahlia, Lisandre, Laurie, Dominic, Carolyne, Dominic, Rémi, Romain, Mélissa, Paula, Maxime, Florence, Audrey-Anne, Nicolas, Isabelle, Patrick, Maxime, Sandrine — et bien d’autres qui se reconnaîtront.

Les legs de Marcelo sur les étudiant·es qui ont eu la chance de croiser son chemin, fût-ce brièvement ou sur de longues années, sont multiples. Intellectuellement d’abord. Marcelo a légué à toute une génération de jeunes sociologues une boussole intellectuelle précieuse : la pensée de Michel Foucault.

Grâce à son enseignement érudit, généreux, et attentif jusqu’au scrupule, Marcelo nous a introduits, non pas dans un système, encore moins dans une doctrine, mais dans une cartographie mouvante qu’il nommait, avec une pointe d’ironie sérieuse, la planète Foucault. Une planète dense, stratifiée, où circulent des forces, s’organisent des savoirs, s’entrelacent des régimes de vérité et se déploient des dispositifs de pouvoir. Ce n’était pas un monde clos, mais un champ d’expériences : un lieu où l’on apprenait à penser l’histoire autrement, à écouter les silences des institutions, à traquer les formes subtiles de normalisation.

Mais il y avait aussi — et comment ne pas le dire — une planète Marcelo. Non pas un satellite de la première, mais un astre autonome, à l’orbite singulière. Une constellation faite d’exigence intellectuelle, de bienveillance intransigeante, d’hospitalité conceptuelle. Une pensée qui ne se donnait jamais comme modèle, mais comme invitation : à se déprendre, à douter, à recommencer. Une pensée profondément indocile, rétive à toute forme de dogmatisme, y compris celui du maître.

La planète Marcelo, pour celles et ceux qui ont eu le privilège de s’y aventurer, avait l’effet d’une lumière vive, parfois déstabilisante, mais toujours féconde. Une lumière qui ne cherchait pas à imposer une vérité, mais à semer le doute, à perturber les certitudes trop bien rangées, à encourager chacun·e à penser par soi-même, même contre soi-même.

Dans son dernier ouvrage, consacré à la sociologie de Michel Foucault, Marcelo cite trois phrases qui, à nos yeux, cristallisent avec justesse la posture qu’il a incarnée, et les leçons qu’il nous a transmises avec cette rare alliance de rigueur intellectuelle et de bienveillance humaine :

« Mon rôle est de montrer aux gens qu’ils sont beaucoup plus libres qu’ils ne le pensent. »

« Quant à ceux pour qui se donner du mal, commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en comble […] vaut démission, eh bien nous ne sommes pas […] de la même planète. »

« Que peut être l’éthique d’un intellectuel […] sinon cela : se rendre capable en permanence de se déprendre de soi-même? »

Ces mots de Michel Foucault, qu’il citait sans fétichisme mais avec gravité, disaient quelque chose de sa propre manière d’être intellectuel : non pas en surplomb, mais en mouvement; non pas dans la certitude, mais dans l’épreuve constante du désapprentissage.

Marcelo nous a appris à ne jamais confondre critique et cynisme. À ne pas figer la pensée dans l’opinion, ni la radicalité dans le confort des postures. Il nous a transmis — par l’exemple plus que par la leçon — l’art difficile de la nuance, la vertu de l’inconfort, et le courage de penser sans filet. Il nous a appris à nous déprendre : de nos cadres d’origine, de nos savoirs trop sûrs, parfois même de nous-mêmes. Non pour nous perdre, mais pour recommencer autrement.

Il n’était pas seulement un pédagogue, mais un compagnon de route. Si Marcelo critiquait avec vigueur les tendances à psychologiser le social — ou à socialiser à outrance l’intime — il savait, mieux que quiconque, que les détresses ne se résument pas à des concepts. Une heure passée dans son bureau, souvent entre deux piles de livres et de copies annotées, avait l’effet d’un antidépresseur, d’un stimulant, et d’un bon café fort combiné. Il savait écouter sans juger, encourager sans flatter, conseiller sans imposer.

Peut-être plus encore qu’intellectuels, les legs de Marcelo sont profondément humains. Par sa présence sincère, ses encouragements, son soutien indéfectible et sa fidélité à celles et ceux qu’il avait accompagné·es, il a permis à des dizaines — sinon des centaines — d’étudiant·es de traverser les zones de doute, de trouver leur voie, de se redresser après les échecs. Il appelait « collègues » ceux et celles qu’il avait dirigé·es, une fois leur thèse ou mémoire complétés — un geste de reconnaissance, mais aussi de transmission.

La diversité des sujets de recherche de ses ancien·nes étudiant·es, allant de l’itinérance à la santé mentale, au sport, à la prison, au travail, à la sexualité, à la migration et au contrôle social, est à l’image de sa curiosité et de son ouverture. Il ne hiérarchisait pas les objets de recherche, pas plus qu’il ne hiérarchisait les gens. Il savait que tout ce qui est humain mérite d’être pensé, raconté, compris, surtout ce que la société a tendance à invisibiliser ou à rejeter dans les « poubelles de l’histoire », comme il aimait le rappeler.

Dans un monde où les formes de pouvoir se sont rendues plus fluides, plus insidieuses, en infiltrant les algorithmes, les indicateurs de performance, les discours de gestion ou les injonctions au bien-être, l’enseignement de Marcelo, à la suite de Foucault, nous armait contre les séductions du consensus. Il nous apprenait que le pouvoir ne se loge pas seulement dans les gouvernements, mais dans les normes, les classifications, les seuils statistiques, les manières d’évaluer, d’exclure ou de médicaliser les écarts. Il insistait pour que la sociologie ne soit pas seulement critique à l’égard des dominants, mais vigilante face à elle-même. C’est dans cet esprit qu’il nous invitait à interroger les discours d’actualité, qu’il s’agisse de politiques de sécurité, de dispositifs numériques de surveillance, ou des nouvelles formes de moralisation néolibérale, non pour les dénoncer à gros traits, mais pour en comprendre les conditions d’émergence, les effets, les angles morts. À ses yeux, la pensée critique ne devait pas s’épuiser dans l’indignation abstraite, mais produire ce qu’il appelait des « diagnostics du présent » : pratiques, situés, historiques.

Marcelo, c’était aussi une voix. Un timbre. Une douceur. Même lorsqu’il exprimait une critique ou une inquiétude, il le faisait avec un respect désarmant. Sa parole savait mettre en perspective, déplacer les évidences, ouvrir des brèches. Il parlait de Foucault comme d’un frère intellectuel, et de Maradona comme d’un dieu terrestre. Et d’une certaine manière, il parlait d’eux avec la même intensité — celle des êtres qui transforment un monde par leur geste.

Nous sommes fiers·ères de la sociologie qu’il nous a transmise. Mais peut-être encore plus fiers·ères de la manière dont il l’a incarnée : sans arrogance, sans culte, sans esprit de chapelle. Une sociologie habitée, vivante, engagée. Une sociologie qui ne se satisfait pas de décrire le monde, mais qui cherche à le rendre un peu plus juste.

Merci, Marcelo, d’avoir été ce professeur, ce mentor, cet allié, cet ami. Merci d’avoir cru en nous, parfois avant même que nous croyions en nous-mêmes.

Tu nous manques déjà beaucoup. Mais la planète Marcelo ne s’éteindra pas. Elle continuera de tourner, de briller, de nous éclairer. Dans nos travaux, nos cours, nos gestes d’écoute, nos manières d’écrire et de penser.

Avec reconnaissance et affection,
les ancien·nes diplômé·es de maîtrise et de doctorat de Marcelo
— et les passagers·ères reconnaissant·es de sa planète.