Que sont devenus les jeunes qui disent être sortis de la rue ? Comment se représentent-ils et s’expliquent-ils leur processus de sortie ? Comment la position des jeunes de la rue se transforme-t-elle en trajectoire de sortie ? Ces questions ont guidé une recherche doctorale portant sur le rôle de la reconnaissance dans la sortie de la rue à Montréal (Colombo, 2008). La recherche ne visait pas à fournir une recette pour « sortir » les jeunes de la rue, mais plutôt à cerner des dynamiques identitaires susceptibles de constituer des pistes pour une meilleure compréhension des problématiques associées à la sortie de la rue, thématique peu approfondie dans les recherches existantes.
De nature compréhensive, l’approche théorique adoptée s’intéresse au sens que les jeunes donnent à leur vie dans la rue et à leur processus de sortie, ainsi qu’aux formes de reconnaissance qu’ils y ont perçues. En ce sens, elle se distingue d’une approche de type épidémiologique associant les jeunes de la rue à un groupe à risque et dans laquelle se situent la plupart des recherches actuelles sur cette population dans les pays occidentaux (Parazelli et Colombo, 2004). Le rapport à la rue est considéré dans sa nature identitaire (Parazelli, 2002; Bellot, 2001; Jeffrey, 1995; Poirier et al., 1999; Gilbert, 2004). Honneth (2000), philosophe allemand, souligne le fait qu’aujourd’hui, les inégalités ne peuvent plus être lues uniquement en termes socioéconomiques. Elles seraient liées à un déficit de reconnaissance créant des formes de mépris social. Dans cette optique, cette recherche apporte une analyse spécifique des dynamiques identitaires à l’œuvre dans la vie de rue et la sortie de la rue en termes de reconnaissance.
Rejet et reconnaissance
La méthodologie, de nature qualitative, a consisté en vingt-quatre entrevues semi-dirigées avec des personnes sorties de la rue. Elles ont fait l’objet d’une analyse de contenu approfondie dont les résultats ont été validés avec les répondants réunis en deux focus-groupes. Les résultats de la recherche montrent que le choix de voies spécifiques de sortie de la rue est à mettre en relation avec un imaginaire de normalité qui se manifeste différemment selon le vécu familial des répondants et leurs attentes de reconnaissance. En effet, les répondants interviewés ont vécu des situations familiales où ils ont perçu de la reconnaissance partielle ou insuffisante et qui ne leur ont pas permis de se construire des repères normatifs clairs. Les repères transmis ne font pas suffisamment sens pour qu’ils arrivent à organiser leur rapport à eux-mêmes et aux autres. Ils ont choisi la rue comme référence, parce qu’ils y voyaient l’occasion d’échapper à ces formes de relations parentales insatisfaisantes et d’investir des contextes relationnels dans lesquels ils pouvaient se sentir davantage reconnus. Ceux qui ont vécu des formes de relations parentales davantage marquées par le rejet souhaitent que leur existence soit reconnue et être acceptés dans leur différence. Ceux qui ont vécu des relations parentales marquées par l’abandon désirent être reconnus comme autonomes tout en étant aimés. Finalement, pour ceux qui ont vécu des relations parentales marquées par l’incohérence, il s’agit de trouver une certaine cohérence identitaire. Ces attentes de reconnaissance les ont motivés à quitter le milieu familial pour investir des contextes relationnels associés à la rue, selon un mode de relation paradoxal (affirmation de soi/négation de soi, indépendance/dépendance, liberté/captivité).
Considérant le rapport à la rue comme étant de nature identitaire, la recherche se penche sur le repositionnement identitaire qui a lieu lors de la sortie de la rue, soit au changement des rapports que l’individu entretient avec lui-même et les autres. Les résultats montrent que ce repositionnement est lié de façon complexe aux manifestations de reconnaissance. En effet, pour que ces individus puissent se représenter une identité autre que celle de jeune de la rue, ils ont dû recevoir une confirmation positive de leur image par des personnes qui étaient significatives à leurs yeux. Ces manifestations de reconnaissance leur ont permis d’établir une relation davantage constructive que destructive avec eux-mêmes. Leur nouvelle position identitaire s’est donc construite à partir de l’expérience de la rue, où ils ont intégré des contextes relationnels occasionnant plus ou moins de reconnaissance. Selon leurs rapports aux autres et aux lieux, les répondants se sont identifiés à différents contextes relationnels lors de leur vie de rue et durant leur sortie (intervenants, groupe de pairs, professeurs, relations de couple, parentalité, emploi ou sugar daddy) et se sont appropriés ces différents contextes afin de négocier une nouvelle position identitaire.
Appropriation de la marge et désir de normalité
Malgré leur diversité, ces différentes représentations de la sortie de la rue s’articulent toutes autour d’un imaginaire de normalité. Cet imaginaire de normalité est sollicité par les répondants pour expliquer la voie qu’ils ont choisie pour sortir de la rue, c’est-à-dire les contextes relationnels et les perspectives de repositionnement identitaire qu’ils ont valorisés. En d’autres termes, sortir de la rue, c’est correspondre à la représentation qu’ils se font de la normalité. Néanmoins, la définition donnée à cette normalité varie selon le vécu familial. Pour ceux qui ont eu des relations parentales marquées par le rejet, l’imaginaire de normalité s’exprime en termes d’« être comme les autres » ou « être comme il faut », position qui leur permet d’être acceptés aussi bien sur le plan affectif que social ou juridique. Pour les individus dont les relations parentales ont plutôt été marquées par l’abandon, cet imaginaire de normalité s’exprime davantage en termes d’autonomie, puisque pour eux, il s’agit de réussir à prendre en charge leur (sur)vie sans l’aide des adultes. Enfin, ceux qui ont vécu plutôt de l’incohérence recherchent la réussite scolaire, professionnelle ou familiale, garante de l’appropriation d’une position identitaire inscrite dans la normalité. Toutes ces représentations de la sortie peuvent se retrouver chez l’ensemble des répondants mais, selon leur vécu familial, ils ont tendance à les exprimer dans un registre prépondérant par rapport aux autres. C’est donc en s’appropriant des manifestations de reconnaissance leur permettant de construire un rapport positif à eux – ces dernières ainsi que leur perception se modifiant au fur et à mesure de leur repositionnement – que les répondants ont construit leur processus de sortie de la rue, en fonction de la représentation élaborée.
Ces résultats indiquent, d’une part, la nécessité de comprendre la sortie de la rue comme un processus paradoxal qui s’inscrit dans une trajectoire subjective, plutôt que comme une suite de comportements isolés. D’autre part, ils confirment la nécessité de maintenir des liens entre la marge et le centre. En effet, si les résultats montrent que l’appropriation de la marge ne serait pas si opposée qu’on pourrait le croire à un désir de normalité, ils indiquent aussi que les efforts de plusieurs jeunes ne garantissent pas la sortie. Ces résultats laissent penser que les politiques urbaines actuelles de gestion de l’espace ne reconnaissent pas l’occupation de l’espace par les jeunes de la rue et que cette non-reconnaissance fragiliserait leur processus de sortie de la rue plutôt que de contribuer à sa réussite.