Repenser l’intelligence humaine. Échos du 22e atelier du CREMIS

Comment développer une conception ouverte de l’intelligence humaine, fondée sur la multidimensionnalité des personnes et de leurs expériences de vie, ainsi que sur leurs capacités et leurs compétences? Ce, tout en rejetant l’utilisation de tests de QI, réducteurs et faussement présentés comme « neutres », qui classent les personnes et les enferment dans un diagnostic fondé sur la notion de « manque » d’intelligence, aux origines sexistes, racistes, classistes et capacitistes?

Le 20 juin 2025, le CREMIS a ouvert un espace d’échange autour du thème Repenser l’intelligence humaine. S’inscrivant dans la tradition des ateliers du CREMIS, cette journée a été l’occasion de mener une réflexion collective sur ces questions. L’objectif n’était pas de produire des réponses définitives, mais d’ouvrir des brèches, de prendre du recul, de faire place à la complexité, et de redonner toute sa valeur à la pluralité des savoirs et des vécus. L’atelier a permis de faire émerger une pensée vivante, ancrée dans la diversité des parcours, des perspectives et des sensibilités

Sans viser l’exhaustivité, ce texte rend compte de ces échanges, en mettant en relief les idées fortes, les questionnements partagés et les pistes émergentes1.

Corps enfermés

Tous les animaux doivent s’adapter à leur environnement en développant des liens avec la nature, mais les humains ont créé un environnement artificiel, une fiction, dans une logique qui est contre la nature et qui n’est pas durable. Dans cet environnement artificiel, les corps sont enfermés dans un temps productif et chiffré, avec les interventions assujetties aux protocoles exigeant toujours de « gagner » plus de temps, ne laissant pas celui de réfléchir, ni individuellement ni collectivement. Dans ce temps court de la cause et du résultat immédiats — selon la logique temporelle du capitalisme — l’enfermement des corps se fait dans un temps cyclique et sans issue, plutôt que dans un temps chronologique respectueux des rythmes de la vie.

Face à l’injonction néolibérale à l’autonomie, à la responsabilité et à la productivité, parler d’adaptation (1re ligne), de réadaptation (2e ligne) et de réadaptation intensive (3e ligne) signifie s’« adapter » (ou se réadapter) à cet environnement artificiel, tout en sachant que, sous couvert d’« inclusion », cette société exclut, du même souffle qu’elle prône l’intégration.

Intelligence déshumanisée

Dans ce monde néolibéral de la performance individuelle, chacun·e, en tant que « réceptacle », doit être en mesure d’emmagasiner et de mobiliser l’information. Celles et ceux qui ne correspondent pas à ce qui est attendu (ou qui ne « réussissent » pas) peuvent être considéré·es « déficient·es » ou en « manque » d’intelligence. Dans cet intello-centrisme dominant, où l’éducation privilégie les « intelligent·es », l’intelligence que l’on doit « performer » est une valeur non questionnée, imposant un standard (ou une « norme ») et une vision unidimensionnelle et réductionniste de la diversité humaine, qui menace les singularités.

Cette « intelligence » individuelle n’est pas perçue comme une construction sociale dans un monde artificiellement construit : elle est plutôt « naturalisée », notamment par le biais des tests de QI (l’extrême droite française propose même l’évaluation d’un « QI national », fondé sur la somme des résultats individuels). Il faut questionner les finalités de cette notion réductionniste de l’intelligence, qui reflète la pédagogie exclusive des « personnes qui savent » face à « celles qui ne savent pas ». Ce ne sont pas les personnes qui manquent d’intelligence, mais ce monde artificiellement créé et plaqué sur le réel qui impose une intelligence déshumanisée.

Dans ce monde construit, les diagnostics et autres mises en catégorie (tels que la « déficience intellectuelle », les « troubles graves de comportement » et les « retards » de développement) peuvent constituer des prisons qui enferment, des catégories repoussoirs ou des outils d’exclusion qui stigmatisent. Les notions d’« âge mental » et de « déficience » ne reconnaissent ni la neurodiversité, ni les années d’expérience de vie accumulées, ni la diversité des points de vue et des ressentis. Les stéréotypes, en écho à des besoins cristallisés en amont, ne tiennent pas compte de la progression des personnes et de leur croissance, tout en imposant une norme d’« être adulte » en fonction de la « performance » attendue.

Le « moi » qui sait

Au cœur de ce monde artificiellement construit, se trouve le « moi qui sait » mieux qu’autrui, qui décide pour l’autre — l’« alter-détermination » — avec, d’un côté, les « aidant·es » et, de l’autre, les « aidé·es ». On n’ose pas inclure les personnes en les laissant participer aux décisions qui les concernent, ou en soutenant leur autonomie. Dans ce rapport inhumain, l’ouverture à l’autre, qui permet une véritable relation entre les personnes, n’est pas possible quand on attribue un manque d’intelligence à une des parties. Ce manque perçu devient un « obstacle au commun ». L’accent est mis sur l’individu, dans une posture individualiste : il n’y a pas de culture d’être ensemble, pas de considération pour l’autre, pas d’attention portée à l’autre. Étant donné le « manque » d’intelligence attribué aux personnes qui ne « performent » pas comme les autres, on présume, sans fondement, qu’elles doivent être malheureuses. Certaines personnes qui interviennent auprès d’autrui (comme les enseignant·es) doivent elles-mêmes agir sans aide et sans accompagnement, étant soumises à la même logique individualiste.

Un autre espace-temps

Il faut subvertir ce monde artificiellement construit, changer les règles, innover, exploiter les zones grises — « de toute façon, ils ne regardent pas » — prendre l’espace, faire du bruit, changer les attitudes, ne pas avoir peur de prendre des risques en fonction d’une humanité universelle et différenciée. Il s’agit de déconstruire la fiction existante, créer un nouveau modèle idéaliste, réellement inclusif, dans notre temps — le « crip-time » — selon notre réalité, en prenant le temps, le temps long, l’espace-temps de la réflexivité, en favorisant la lenteur et en sortant du temps court du capitalisme.

Universelle et différenciée

L’intelligence humaine se développe à travers des parcours de vie, ancrée dans la richesse de l’expé-rience, les relations sociales, la rationalité, la pensée, le ressenti, la progression, l’autonomisation, la croissance, dès la petite enfance. Elle se développe en relation avec les autres. On développe l’intelligence ensemble, surtout quand il n’y a pas un « moi qui sait », en prenant des risques et en se mettant collectivement en mouvement. La communication est centrale, en misant sur la curiosité, la valorisation, la participation sociale, sur ce que chaque individu peut apporter à la société, en partant de ses passions et de ses intérêts.

Il ne s’agit pas de faire entrer tout le monde dans le même moule, mais de reconnaître le caractère différencié de l’intelligence humaine — la « neurodiversité » — avec des caractères, modes d’expression et temporalités spécifiques, mais partageant les mêmes fondements universels. Selon cette conception à la fois universelle et différenciée de l’être humain, l’amour de l’apprentissage et le développement de l’intelligence collective requièrent de s’adapter aux rythmes variés des personnes, de ne pas avoir de trajets préconçus, de prendre le temps, d’être flexible dans la communication en valorisant les expressions lentes, rapides, fortes, saccadées, ou mouvantes, selon les circonstances. On cherche à vivre et à faire vivre des réussites dans un climat de confiance, en valorisant la place et le rôle de chacun·e, tout en reconnaissant les acquis et les compétences de tous·tes. Dès la petite enfance, ces expériences de rencontres devraient être sans finalité productive imposée, en se servant de supports divers, comme la créativité et les arts, en s’inspirant des intérêts spécifiques des personnes, pour tenter de partager des expériences variées et inclusives.

Ces principes universels et expérientiels, qui sont au fondement de l’intelligence humaine, s’appliquent à toutes les personnes en tenant compte de leurs besoins diversifiés. Dans le cas de personnes diagnostiquées avec une DI, il est nécessaire de reconnaître à la fois leurs expériences de vie et, le cas échéant, de leur ouvrir la voie à des expériences auxquelles elles n’auraient pas eu accès en raison des barrières imposées par un « nous » exclusif. Il ne s’agit pas de faire éclater les catégories comme telles, ni de nier les besoins de ces personnes, mais de développer des mécanismes compensatoires, en sachant qu’une condition comme la DI peut avoir un impact sur certaines compétences précises. Ces mécanismes compensatoires ne sont pas des mesures d’exception, mais s’inscrivent au fondement d’une conception universelle et différenciée de l’intelligence humaine, en s’adaptant aux besoins individuels.

Le développement de mesures compensatoires (le cas échéant) exige la déstigmatisation. La déstigmatisation est souvent le résultat de pressions provenant de démarches d’« auto-détermination » des personnes concernées, comprenant l’auto-organisation, l’auto-évaluation et l’auto-identification (comme dans le cas des « survivant·es psychiatriques », ou des « entendeurs·euses de voix »). Dans le cas de la DI, pour le moment, on parle davantage de « donner des services » (en lien avec les niveaux de besoins), de « donner du soutien », de « venir en aide » (par exemple, quand il y a des troubles de langage), de « clarifier les besoins spécifiques » (par exemple, dans le cas de la réadaptation), et de « soutenir l’autonomie ». Même si cela s’inscrit plutôt dans une logique d’« aidant·e-aidé·e », il reste souhaitable de soutenir la pair-aidance dans des espaces-temps qui le permettent (en valorisant leur propre usage de l’espace), dans la mesure où « entre elles et eux, ils et elles connaissent leurs forces » et « aiment à apprendre ». Tout en reconnaissant des besoins partagés, il faut aussi « spécifier » les besoins individuels en « décentralisant le diagnostic » et en mettant l’accent sur la personne elle-même. Lorsque les personnes ayant une DI sont à la bonne place et sont accompagnées comme il faut, elles peuvent utiliser leurs forces dans un emploi, dans du bénévolat, dans un rôle social actif qui contribue à la communauté, et dans des espaces de réflexion pour améliorer les pratiques ou la prise en compte de chacun·e dans sa diversité. Il faut créer collectivement ces possibles, afin de bénéficier de toutes les compétences, de tous les regards, de toutes les sensibilités.

« Être » ensemble

Cultiver une « culture d’être ensemble » veut dire ainsi reconnaître le besoin humain d’interdépendance, d’« être avec les autres », un besoin où les personnes « aidantes » sont aussi des « aidées », et les personnes « accompagnatrices » des « accompagnées », dans une démarche de compréhension réciproque à travers le développement d’un langage commun. Il s’agit de la création d’un « commun », d’une humanité partagée, d’une intelligence humanisée. Cette inter-compréhension peut s’étendre idéalement dans le temps, dans une logique d’accompagnement mutuel, mais peut aussi être ponctuelle pour répondre à des besoins spécifiques, favorisant l’accessibilité aux droits et à la compréhension dans le quotidien.

Pour développer une intelligence universelle et différenciée, il faut finalement s’ouvrir à des langages différents, des logiques différentes, et à des formes de communication atypiques et déstabilisantes pour lesquelles on n’est pas nécessairement outillé·es, afin de se lier autrement — l’« alterligence ». Créer des manières « autres » de communiquer et de s’exprimer, c’est se laisser porter, avoir de la patience, prendre le temps, exercer la « bienveillance radicale », aller à l’essentiel, favoriser la « belle simplicité » (où « simple » ne veut pas dire « infantilisant »). Mettre l’accent sur le collectif, plutôt que sur l’individu, veut dire reconnaître le caractère relationnel, communicationnel et réciproque de l’intelligence, fondé sur la compréhension mutuelle et la curiosité.

Notes

  1. Document-synthèse produit par Christopher McAll (animateur de l’atelier et membre du CREMIS) à partir des notes prises lors du 22e atelier du CREMIS, Repenser l’intelligence humaine. Les idées incorporées dans ce texte sont celles des personnes qui ont participé à l’atelier et qui proviennent principalement des milieux de l’intervention, de l’enseignement, et de la recherche. Ayant accepté d’être considérées comme co-auteurs·trices du texte, leurs noms (en ordre alphabétique) sont comme suit : Benoît Allard, Maxime Bélanger, Linda Boiron, Alexis Bourret, Émilie Brisebois, Jacob Caouette, Sylvie Chavel-Horvais, Camille Demers, Patrick Dubé, Karine Fofou, Patricia Forgues, Marie Froment, Jean Horvais, Isabelle Jacques, Shana Kelley, Nathanaël Labrèche, Véronique Larose, Jonatan Lavoie, Diana Lombardi, Rebecca Maftoul, Marian Misdrahi, Guillaume Ouellet, Étienne Perreault-Mandeville, Sylvain Picard, Jean-François Rancourt, François Régimbal, Alice Rivard, Hui Tian, Élie Tremblay, Ingrid Verduyckt.