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Une analyse de l’errance différenciée selon le sexe est essentielle pour comprendre et répondre aux besoins des femmes en situation d’itinérance. Tel est le constat fondé sur notre expérience à Passages, une ressource communautaire d’hébergement et d’insertion sociale pour les femmes de 18 à 30 ans en situation d’itinérance ou de grande précarité. La plupart des femmes qui franchissent les portes de notre organisme le font suite à la perte de leur logis, faute d’un revenu adéquat pour en retrouver un autre. Souvent, elles dépendaient du revenu de leur famille ou de leur conjoint pour survivre. Avant de frapper à notre porte, elles ont généralement été hébergées temporairement par des amis, des organismes communautaires ou de nouvelles fréquentations développées au fil de leurs pérégrinations. À leur arrivée à Passages, elles ont épuisé leurs ressources économiques ainsi que leur réseau social.
Invisibilité
Ce qui apparaît central dans l’expérience des femmes que nous accueillons, c’est que leur dépendance économique génère une plus grande difficulté à combler certains besoins fondamentaux tels que la nourriture et le logement. Des inégalités persistent entre les hommes et les femmes et ces dernières tendent à être désavantagées sur les plans économique et professionnel. La plupart des emplois à temps partiel et des emplois au salaire minimum sont occupés par des femmes, et une mère monoparentale sur deux vit sous le seuil de la pauvreté.
L’image de l’itinérance vécue par les femmes ne correspond pas à celle du mendiant qui dort sur des cartons dans la rue, ce qui contribue à leur invisibilité dans les portraits de l’itinérance. Une de leurs stratégies de survie est de trouver un endroit plus sécuritaire que la rue pour y « habiter ». Elles se retrouvent donc parfois chez des gens qu’elles ne connaissent pas ou très peu, s’intègrent à un mode de vie qui n’est pas le leur et peuvent être conduites à accepter des échanges de nature sexuelle ou économique dans l’espoir de garder le peu de sécurité qu’elles ont. En général, ce type d’arrangement ne dure pas longtemps, les femmes en situation de survie étant souvent obligées de revenir à leur point de départ, c’est-à-dire à la rue ou, au mieux, dans les hébergements pour femmes. Malheureusement, elles sont souvent fragilisées par les expériences négatives qu’elles ont vécues lors de ces cohabitations telles que le vol, le stress des appartements surpeuplés, la consommation de drogues et la fatigue accumulée. Être conscient de la spécificité de leur trajectoire résidentielle permet de mieux comprendre les épreuves physiques et psychologiques vécues par les « passagères » et d’adapter nos interventions et services à leurs besoins.
Le cumul
Près d’une femme sur deux à Passages témoigne avoir été victime de violence au cours de sa vie. Que ces expériences fassent partie de leur passé ou de leur présent, elles hantent souvent leur vie et nuisent à leur capacité de se reconstruire sur de nouvelles bases. Certaines de ces expériences sont liées à leur situation d’errance. Ainsi, plus l’itinérance perdure dans le temps, plus ces femmes sont susceptibles de subir de la violence d’un « colocataire » de fortune ou de clients liés au marché de la drogue ou de la prostitution. Le fait d’être marginalisées les rend également susceptibles d’êtres victimes d’une violence institutionnelle telle que les abus de pouvoir des policiers ou le dénigrement dans les services hospitaliers. Ces femmes sont souvent fragilisées par le pouvoir destructeur de la violence familiale, conjugale ou sexuelle qu’elles ont vécue. Les conséquences sont variées, allant de la perte de l’estime de soi et l’isolement, au développement de problèmes de santé mentale, à l’abus de substances, au choc post-traumatique et à la désaffiliation. Ces éléments aggravent leur situation d’instabilité et rendent la sortie de la rue plus difficile. Le cumul de ces difficultés amène certaines femmes à « se désengager » d’elles-mêmes, à croire que ces problèmes sont insurmontables et que leur situation ne pourra jamais changer. Travailler dans ce contexte est difficile et requiert de mettre en place un accueil inconditionnel, d’accorder une place centrale à l’écoute active et de soutenir les femmes dans les petites comme dans les grandes décisions. Répondre aux besoins des femmes tout en les référant à des ressources spécialisées (par exemple, au Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) ou à des psychologues) est primordial car, au fil du temps, l’errance peut être à la source de maux beaucoup plus grands.
L’inquiétude
Lorsqu’on travaille auprès d’une clientèle féminine, la question des grossesses et des enfants prend une signification particulière. L’an dernier, 19% des résidentes avaient mené au moins une grossesse à terme au cours de leur vie et, au cours de cette même année, Passages a accueilli 31 femmes enceintes. La plupart d’entre elles ont perdu la garde de leur enfant. Celles qui souhaitent poursuivre leur grossesse savent qu’elles ont peu de chances de pouvoir élever leur enfant en raison de l’instabilité de leur situation. Une grande proportion des femmes accueillies à Passages ont vécu dans des familles marquées par l’alcoolisme, l’inceste ou la violence, ou ont été placées en institution, que ce soit en famille d’accueil ou en Centre Jeunesse. N’ayant eu aucun modèle familial stable, cumulant divers problèmes, elles sont à la fois témoins et actrices d’une reproduction de ce qu’elles ont vécu dans leur enfance. Pour elles, il n’y a pas plus grande blessure ni plus grande souffrance que celle d’avoir dû abandonner leur enfant et de vivre avec l’inquiétude de ce qui lui arrivera. Au quotidien, on perçoit chez ces femmes un sentiment de honte et de peine, faisant vivre à leurs enfants ce qu’elles ont elles-mêmes vécu.
Pour celles qui ont la garde de leurs enfants, la stigmatisation et les préjugés tenaces font en sorte qu’elles craignent constamment de se les voir retirer, leurs compétences parentales étant surveillées et évaluées par les différentes institutions comme la Direction de la Protection de la Jeunesse et le milieu hospitalier, ainsi que par la population en général. Qui peut croire qu’une mère « punk » a de bonnes valeurs ? Qui pense qu’on peut réussir à bien éduquer son enfant en ayant pour seul revenu les prestations d’aide sociale ? Dans certains cas, de jeunes mères se rendront jusqu’à la limite de leurs ressources personnelles avant de demander de l’aide, se mettant elles-mêmes ainsi que leurs enfants dans des positions financières, matérielles et émotives difficiles à supporter. Cela est particulièrement le cas de mères monoparentales ou subissant de la violence de la part de leur conjoint, plusieurs d’entre elles supportant la privation, la violence, l’insécurité résidentielle ou monétaire, par crainte de se faire retirer la garde de leurs enfants.
L’autre chose
Passages a pour mission d’être une alternative à la rue et à l’exclusion sociale des femmes. L’organisme, qui existe depuis maintenant 25 ans, offre un lieu d’accueil et d’hébergement pour panser leurs blessures et améliorer leurs conditions de vie, de santé et de sécurité. L’équipe de travail prend le temps de s’occuper d’elles tant physiquement qu’émotionnellement et leur permet de se découvrir des qualités et habilités qui leur serviront à entrevoir l’avenir sous un jour meilleur. Les approches préconisées sont l’empowerment et la réduction des risques liés aux choix faits par les femmes en situation d’itinérance.
Au fil des années, Passages a grandi et différents volets se sont ajoutés à la mission initiale. Le service d’hébergement permet à 16 femmes d’avoir un toit et du soutien pour quelques jours, semaines ou mois. Dans l’organisme, les femmes peuvent aussi trouver un espace pour créer, réfléchir, se faire entendre et s’impliquer dans la communauté, à travers le volet d’insertion sociale. Finalement, celles qui le désirent peuvent expérimenter la vie en appartement. Le soutien communautaire permet à chacune d’elles de développer les habiletés nécessaires pour se stabiliser et se maintenir en logement de façon permanente.
Au fil du temps, la réalité vécue par les femmes qui fréquentent l’organisme s’est complexifiée. Les problèmes de santé mentale sont plus lourds. Les femmes viennent aussi de milieux ethnoculturels diversifiés et, parmi elles, certaines sont sans-papiers. Pour cela, il est important d’adopter une vision singulière de la réalité vécue par chacune de ces femmes, de manière à travailler sur les éléments d’ordre individuel qui ont un impact négatif sur leur vie. Cependant, il faut également avoir en tête les facteurs structurels qui rendent difficile leur passage vers « autre chose ». Comme tout groupe marginalisé, les femmes en situation d’itinérance ont des spécificités dont il faut tenir compte pour les soutenir adéquatement, les accompagner dans l’amélioration de leurs conditions de vie, de santé et de sécurité et, éventuellement, travailler avec elles à mettre fin à leur itinérance.
Notes
1: Valérie Boucher travaille auprès de populations itinérantes depuis 1998. C’est en 1999 qu’elle met les pieds à Passages pour la première fois. Elle tombe en amour avec cette belle grande maison et, au cours de son parcours professionnel, elle y reviendra plusieurs fois à titre d’intervenante. Suite au départ de la responsable de l’hébergement à la fin 2009, Valérie prend la relève de la coordination de l’intervention à l’hébergement. Au cours de son parcours professionnel, elle a également travaillé durant cinq années chez Stella, une organisation par et pour les travailleuses du sexe, et au Bunker, un hébergement d’urgence de l’organisme Dans la Rue.
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- Valérie Boucher
- Responsable du volet hébergement à Passages