Restituer les expériences sociales dans toutes leurs formes, la chose semble simple. Si simple qu’on pourrait croire qu’il s’agit de faire une transcription passive « de ce qui s’est passé » ou de « ce qui s’est raconté ». Or, il est très difficile de raconter précisément le monde social, ceux qui le peuplent, leurs actions et leurs relations. Décrire l’action prend beaucoup plus de temps que l’action elle-même, il faut des lignes et des lignes pour la mettre en scène.
À partir d’une main courante d’un gardien d’immeuble en région parisienne, de plusieurs observations dans sa loge, de discussion avec ce professionnel, Jean-François Laé s’est proposé d’en faire une Nouvelle, un récit court, au plus près de ses gestes, afin de nous faire sentir la dimension invisible de ses activités, son état d’esprit lorsqu’il agit, les petites coercitions qu’il exerce.
Samedi. Calme. J’ai fait ma tournée dans les étages. Des ordures déposées à même le 3ème étage du bâtiment Fabert. J’ai fouillé les sacs, trouvé du courrier au nom de Assan Renard, dont une lettre de l’assurance Matmut. Ce locataire n’est plus assuré par défaut de paiement. Je fais comme ça. Les locataires laissent leurs ordures n’importe où, incognito. Mais moi, j’ouvre les sacs. Je trouve toujours une enveloppe et un nom. Pris au piège !
De quoi je me mêle, disent-ils ? Je me mêle des ordures. L’anonymat du sac plastique ! Ils rigolent ! Ils pensent qu’on ne voit rien, ni vu ni connu, on laisse ses ordures sur le palier du voisin? Le père Conflant, la fille Lesueur et Renard, le gars aux pieds plats, toujours les mêmes, et ils font de la politique ceux-là ! Alors je sonne et je dis :
– Vous avez oublié quelque chose. J’ai ouvert le sac, c’est à vous ?
– Comment ça, à moi ?
– Mais il n’y a que des couches bébés dans la poubelle ! Âge : 6-12 mois, l’âge de votre petit! Et l’enveloppe ?
– Ah là là, c’est ma fille qui devait les descendre !
– Et elle ne doit pas confondre la poubelle jaune, la verte, la bleue.
– Ah oui, le tri !
– J’ai une prime de tri sélectif moi ! Les couches ne vont pas avec les plastiques, même s’il y a du plastique dedans. Alors en bas, je recommence et j’ouvre tout. J’en sais des choses, pas besoin de diplôme ! Faut apprendre le tri sélectif.
– Ah oui, mais c’est compliqué.
– Non mais vous, ça va. Mais le weekend dernier, des sacs jetés par la fenêtre ! Carrément ! Sans respect ! Tout éclaté par terre ! Et là, pareil, avec mes gants, je fouille.
Je connais mes locataires : une enveloppe suffit. Juste une enveloppe. Monsieur Bensaid Amed, les rappels de la taxe d’habitation, les banques qui ferment les comptes, les emprunts, les amendes. Avec les poubelles, on peut repérer les cas sociaux, on m’a dit qu’on était des éducateurs pour aider les femmes seules chefs de famille. Je connais les sous- locataires et les hébergés qui n’ont pas laissé leur nom à la loge. J’ai toujours dix lettres par semaine pour des noms inconnus. Y’a pas tous les noms sur les boîtes aux lettres car certains ne veulent pas être connus. Mais je les connais, je vois dans les poubelles. Je fais l’idiot mais je vois.
Dans les poubelles, on trouve des choses quand même. Lampes qui marchent, téléphones, prises et fils électriques, peigne, stylo, jouets, chaussures. Je récupère et referme. J’ai trois caves pleines de « récup ». Ca peut toujours servir. J’ai des rayonnages : plastiques, métaux, appareils électriques, fils et prises, planches, divers. Et je sais tout de ce qu’ils mangent : plutôt des boîtes Prixdoux ou du surgelé Findus, des saucisses Ziebart ou du couscous Ferrero. Même le pain est jeté alors qu’on peut faire du pain perdu. Vous le trempez dans du lait, cassez deux œufs, quatre cuillères de sucre, vous malaxez, et vlan-au-four-15-minutes-c’est-pas-compliqué-et-c’est-bon. Ça me fait quatre desserts pour la semaine. Si les locataires s’occupaient de leurs enfants et faisaient du pain perdu, y’aurait pas de problèmes.
Les mineurs ? Ouais, ouais, ils sont mineurs, absolument, petits, petits. J’ai ma petite liste. Mais je ne la mets pas dans mon rapport au supérieur HLM. C’est pour moi ce savoir. On m’a dit dans ma formation que-c’est-utile-que-pour-moi. Faut connaître ses locataires et être proche, m’a-t-on dit. Faut savoir s’ils ont des problèmes sociaux car on peut être interrogé là-dessus. Mais je ne donne pas à la hiérarchie. Il y a des choses qui ne les regardent pas. Mais c’est vrai que depuis que le service militaire a été supprimé, y’a pu d’autorité. Ça habituait à l’autorité, au service et les jeunes apprenaient à faire des listes. En Algérie, j’ai appris à faire des listes, des listes.
Dylan, 18 ans, élève médiocre, manœuvre, liberté surveillée pour vol, foyer de rmistes très pauvres. Nombre de délits plus élevé que ne l’indique le casier judiciaire.
Mohamed, 22 ans, élève médiocre, instable, agent de nettoyage chez Onet. Liberté provisoire pour bagarre. Parents séparés. Père retourné au pays. Auteur de plusieurs délits et chef de bande dans l’immeuble Lafontaine.
Omar, 19 ans, élève médiocre. Machiniste. Vol d’un voisin dans le bâtiment Claudel. Vit avec ses parents. Plusieurs dégâts causés au bâtiment Gagarine.
Diarra. Délinquant. Manœuvre. Liberté surveillée pour vol de scooter. Père gravement malade. S’est soustrait à la police. Ne regarde que les scooters 400 cc.
Soulayam, élève médiocre. Manœuvre. Issu d’une famille à mauvaise réputation. Toujours ivre et drogué. Mais pas méchant. Parfois m’aide pour les poubelles.
Teddy, élève médiocre. Sans travail. Famille d’un immigré algérien arrivé en France en 1970. Impliqué pour divers trucs. Gentil garçon.
C’est mon cahier délinquance à moi. Je sais qu’ils sont des élèves médiocres car leur professeur d’anglais Jean Bertoli habite au Lafontaine. Des fois, il y a des bons élèves, m’a-t-il dit, surtout les filles voilées car elles veulent se distinguer. Pour les délits que je connais, je ne porte jamais plainte. Je donne discrètement un avertissement. On m’a dit de ne pas confondre les incivilités et les délits. Moi, je m’occupe que des incivilités, quand y sont pas polis, crachent ou jettent les poubelles par la fenêtre. Ou quand il y a harcèlement moral, alors là, je porte plainte pour harcèlement car il faut me faire respecter, on me l’a dit en formation des gardiens d’immeuble. Ils seraient gentils les jeunes du quartier si les parents les tenaient. Respect, y’a que ça qui manque.
Qui est-ce qui bloque encore la minuterie du bâtiment Gagarine avec une allumette ? Je vais surveiller mais y’a des chances que ce soit le jeune trou du’c… du 6ème étage et qui n’aime pas le noir. Ça grille les ampoules, faut pas ! Ma réserve d’ampoules se vide.
Comme hier. J’ai noté mon inspection :
7 h 30 Le hall est propre. Revoir la porte du 8ème étage, ascenseur bloqué légèrement.
À la descente des 13 étages, j’ai nettoyé aux 9ème et 5ème étages.
Ampoule du 2ème grillée. Passage au Bat. B et C, ras. Sauf fenêtre ouverte toute la nuit chez Mme Debout. Il fait pourtant très froid.
8 h Mme Rieu et Mme Marouf viennent pour la fuite au Bâtiment Gagarine : voir ce qu’il y a à faire avec plombier. Je leur ai dit que ce n’est pas à leur charge, le plombier de l’office va passer. Arrangement avec le plombier car tuyauterie prend dans les appartements aussi.
9 h et 10 h Permanence. Beaucoup de courrier sans destinataire. Des boîtes aux lettres toujours ouvertes. Porter le courrier aux étages pour vieilles personnes.
Depuis un mois, 20 lettres dont les noms ne correspondent pas. Je cherche à me renseigner. Sinon retour au facteur.
Tour dans les cages poubelles, rien à signaler.
11 h Le chien du Bat Lafontaine aboie sans cesse. Mr Rions est parti. Une femme âgée vient demander de faire arrêter le chien. Je lui dis que j’y peux rien. Ampoule RDC grillée.
11 h 30 Tour des 3 bâtiments, 3 escaliers, encore une ampoule enlevée. Stock s’épuise. Je ne vais pas m’amuser à mettre des ampoules comme ça pour qu’on me les prenne.
Hier, des locataires : « Il n’y a pas de lumière. » Je leur réponds : « Erreur, il y a de l’électricité, mais par contre, l’ampoule est partie. »
J’attends deux jours pour remettre ampoule. Il faut marquer le coup.
13 h 30 Deux portes d’appartement sont cassées. Logement vide Gagarine 61 et Compiègne 32. Tournée pour surveiller avant réparation. Signaler au siège.
15 h On me signale odeur de chaud Bâtiment Lamartine. Dans la machinerie, pas d’odeur de chaud, pas de court-circuit. Sans doute une mauvaise position de la cabine.
Voir réglage du câble à faire.
17 h Tour dans le parking. R.A.S. Tour cages poubelles.
Tél. siège : interventions techniques (portes, câble).
Le soir, je retourne à la loge, et je trouve sous la porte une plainte des locataires des Lilas, les snobs qui sont jamais contents. Les jeunes sont en bas de la cage à fumer. Mais je ne suis pas policier !
Monsieur le gardien,
Les locataires des Lilas qui ont signé se plaignent des occupations des entrées de l’immeuble et du garage n° 12 en face, par des jeunes d’un immeuble à côté.
Vous les connaissez et vous savez qu’ils obstruent les portes, les escaliers, les halls. Même pour prendre nos voitures et nos scooters, c’est difficile.
Nous vous demandons incessamment de faire cesser ces agissements alors qu’ils ne sont pas chez eux. Surtout quand les grands mènent les petits, c’est eux qu’il faut réprimer, avant qu’un accident arrive.
On ne veut pas passer à la télévision pour cela.
Alors faites-le pour le bon déroulement de l’immeuble.
Les locataires.
Clarisse R. Jeanne T. Jean B. Julie A. Anne C. Paul N. Pierre L. Jacques M.
P. S. : Et d’autres qui ont peur de signer. Ils sont 6.
C’est l’immeuble le plus calme. Mais ils en ont marre que le hall soit occupé jour et nuit. Jean Bertelo, le professeur, m’a dit qu’il allait s’casser si ça continue. Je lui ai dit de garer sa Vespa près de la loge, car j’entends la nuit tous les bruits. Ses-fils-de-bougie-coupés-cinq-fois-en-trois-mois-c’est-trop. Il ne peut plus aller au lycée Georges Marchais à l’heure! Je lui ai dit pourtant de prendre un vieil engin années 80. Mais il aime bien sa Piaggio rouge. Pourquoi un prof d’anglais roule en Piaggio 125 S alors qu’il ne faut pas rouler en Piaggio ? Yasmina lui a dit que c’est mieux d’aller à pied au lycée car il aurait des histoires. C’est comme le voile que je porte, lui a-t-elle dit, le noir fait reculer, comme une couverture, il faut se protéger. Monsieur Bertoli ne l’a pas écoutée malgré son 18 en anglais. Il est nouille Bertoli de ne pas suivre ses conseils. Faut laisser les scooters 125 S. Pourquoi chercher la casse ?
Drame à la Courneuve. Une Vespa à vive allure a renversé trois enfants dont l’un est dans un état grave. Le jeune motard s’est arrêté pour crier « Ta gueule ! » à la nourrice affolée avant de repartir aussi vite. D’après le signalement, des témoins, c’est une Piaggio rouge qui a commis le délit et qui est recherchée dans la cité. D’après la police, cet engin appartiendrait à un professeur d’anglais du lycée Georges Marchais. Avis de recherche. Gros lard à lunettes. Gyrophare dans la nuit noire.