Mourir dans l’ombre : le sort des corps non réclamés au Québec

Numéro de dossier 2021-00981: Homme de 67 ans. Monsieur vivait seul, qualifié par ses voisins de sympathique, aidant, souriant et solitaire. Une dizaine de jours avant, ses voisins l’avaient vu pour la dernière fois, confus, il ne les reconnaissait pas. Son voisin avait déposé de la nourriture devant la porte que M. n’a jamais récupérée.

Numéro de dossier 2022-00259: Homme de 56 ans. Originaire du Salvador et arrivé seul au Canada en 1987. Au moment de son décès, il était sans emploi et sans domicile fixe. À l’occasion, il recourait aux services des refuges pour itinérants et aux haltes chaleur. Il y avait d’ailleurs passé la nuit précédant son décès. Il n’avait pas de contact avec les membres de sa famille.

Deux cas de figure. Deux parmi des dizaines, des centaines même, rapportés et archivés par les institutions publiques chaque année. Ce sont des mort·es, inhumé·es ou incinéré·es, dont la trace ne subsiste que par un nom légal et un numéro de dossier, des signes administratifs gravitant autour des cimetières où ils et elles reposent. Des figures réduites à de simples identifiants. Des personnes de papier. Ce sont des « morts invisibles », des vies qui, au sein des sociétés, sont à la fois marginalisées et méconnues, même après leur disparition.

Le travail que nous menons depuis près de deux ans cherche à étudier, d’une manière compréhensive, ces morts anonymes, invisibles et mises à l’écart non seulement des rituels habituels de deuil, mais aussi des préoccupations politiques et sociales : celles qu’on désigne par le terme administratif de « corps non réclamés ». Un corps non réclamé désigne le corps d’une personne décédée qui n’a pas été réclamé par sa famille, ses proches ou toute autre personne autorisée à le faire.

Un corps est déclaré « non réclamé » lorsque le ou la défunt·e ne possède pas de proches identifiables, que celles et ceux-ci demeurent introuvables ou ne se manifestent pas dans les 72 heures suivant la réception du rapport de recherche. Parfois, ces proches, bien que localisé·es, choisissent de ne pas prendre en charge les démarches funéraires (Loi sur les activités funéraires, 2016, c. 5, art. 72-82). Dans ce cas, selon les causes et les circonstances du décès, leur prise en charge se partagera entre les établissements de santé et de services sociaux et le Bureau du coroner du Québec. Ce dernier prend en charge les décès liés à des causes et circonstances violentes ou obscures ou par suite de négligence, représentant environ 7 % des cas (Loi sur les coroners, 2020, c. C -68.01). Les 93 % restants, attribués à des causes dites naturelles, relèvent du ministère de la Santé et des services sociaux (MSSS), notamment pour les décès survenus en milieu hospitalier, à domicile ou en CHSLD. Mais au-delà de ces détails techniques, que sait-on des corps non réclamés?

Démarche d’enquête

Nous avons entrepris une recherche qualitative qui poursuit deux objectifs : suppléer le manque de données sur les corps non réclamés au Québec et documenter les processus entourant leur prise en charge. Pour ce faire, nous avons eu recours à trois stratégies de collecte de données : d’abord, nous avons analysé la littérature gouvernementale, institutionnelle et académique sur les corps non réclamés. Nous avons aussi recensé 456 articles de médias canadiens, particulièrement québécois, écrits entre 1981 et 2023 sur le sujet. Nous avons, par exemple, obtenu du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) les tableaux quantitatifs, par région du Québec, des corps non réclamés de même que des salons funéraires qui prirent en charge le cadavre.

Les données sur les corps non réclamés provenant du Bureau du coroner ont également été analysées à la suite d’une demande d’accès à l’information, ce qui représente 904 dossiers au total entre 2017 et 2024, de même que les enquêtes concernant le décès des personnes en situation d’itinérance entre 2010 et 2024, soit 195 dossiers. Ces dossiers nous donnent accès à l’âge de la personne au moment du décès, la municipalité et le lieu du décès (à domicile, à l’hôpital, etc.), ainsi que ses circonstances.

Il faut noter qu’un décès d’une personne en situation d’itinérance ne mène pas systématiquement à un rapport d’investigation du coroner, et lorsque c’est le cas, son statut de sans-abri n’est pas systématiquement mentionné. En principe, si l’itinérance est jugée pertinente pour expliquer les causes ou circonstances du décès, elle doit figurer dans le rapport du coroner, mais si le coroner considère que l’itinérance n’a pas influé sur les causes du décès, l’information n’est pas systématiquement mentionnée1.

Finalement, nous avons mené des entretiens individuels auprès des acteurs·trices impliqué·es dans le traitement des corps non réclamés : trois coroners, trois policiers·ères, un·e représentant·e de la corporation des thanatologues du Québec et trois représentant·es de salons funéraires. Notre recherche, toujours en cours, devrait être complétée avec des entretiens avec les associations bénévoles impliquées dans les rituels entourant les décès non réclamés (associations religieuses et/ou charitables, prêtres).

Qui sont les corps non réclamés?

Si nous savons encore peu de choses sur la vie des personnes qui finissent à la morgue sans être réclamées par leurs proches, certaines études menées ailleurs, notamment aux États-Unis, révèlent que les corps non réclamés appartiennent majoritairement à des personnes en situation de rupture sociale, isolées, pauvres ou malades. Souvent toutes ces conditions à la fois. La plupart d’entre elles vivent dans des conditions précaires, dans la rue ou dans des chambres d’hôtel miteuses. Elles meurent de froid, d’intoxication, de troubles cardiaques, d’une maladie chronique ou par suicide (Quinet et al. 2016; Kimmerle et al. 2010). Au Québec, il demeure difficile de dresser un bilan précis non seulement des caractéristiques sociodémographiques, mais aussi du nombre de corps non réclamés. Jusqu’en 2014, aucune donnée officielle n’était disponible. Avant cela, soit à partir de 1994, le ou la Coroner en chef publiait des appels dans la presse écrite, ultime recours pour retrouver les proches des défunt·es. Toutefois, cette démarche variait selon les journaux : certains choisissaient de ne pas publier ces avis, tandis que d’autres les prenaient plus au sérieux. Par exemple, le journal Le Droit a diffusé dès le 20 janvier 2001, et pendant sept ans, cette annonce : « Deux cadavres de Maniwaki non réclamés ». Ce n’est qu’à partir de 2015 que l’on commence à collecter de manière plus systématique des chiffres ou des statistiques sur les corps non réclamés. Le ministère de la Santé et des services sociaux (MSSS) et le Bureau du coroner ont alors pris conscience qu’entre 2006 et 2015, le nombre de corps non réclamés avait plus que doublé. Le Québec est ainsi devenu la province affichant le plus grand nombre de corps non réclamés au Canada (L’Actualité, 2020).

Les catégories les plus représentées parmi les corps non réclamés sont celles, d’abord, des personnes âgées décédées à l’hôpital, dans des maisons de retraite, des CHSLD ou à domicile, sans famille proche ni relations sociales pour prendre en charge leur dépouille après leur mort. Ensuite, beaucoup de personnes itinérantes, souvent marginalisées et vivant dans la rue, peuvent décéder de causes naturelles, de malnutrition, de maladies, ou encore en raison de surdoses ou de violences, sans que leur famille ou leurs proches aient la possibilité de les identifier ou de revendiquer leur corps. Les individus sous curatelle ou tutelle, en particulier celles et ceux dont les tuteurs·trices ou curateurs·trices sont absent·es ou défaillant·es, peuvent aussi décéder sans que personne ne s’en occupe ou ne les réclame. Les personnes migrantes, réfugiées ou sans-papiers font également partie de cette réalité, souvent sans famille identifiable dans le pays où elles sont nées, ou encore dans l’incapacité financière de faire transporter le corps jusqu’au pays d’origine. Enfin, les personnes sans identité, retrouvées dans des circonstances telles que des accidents, des meurtres ou des situations d’urgence, sans identification immédiate, viennent compléter cette liste de corps laissés dans l’oubli, souvent sans autre forme de reconnaissance posthume.

Parmi les 304 noms recensés au Bureau du coroner entre 2014 et 2023, près de 85 % étaient des hommes. Le groupe des 60 à 69 ans y est le plus représenté, suivi de celui des 50 à 59 ans. Près de la moitié des défunt·es résidaient dans la région de Montréal. Avec les adresses disponibles pour Montréal avant 2023, nous avons reconstitué une carte qui montre une concentration des corps non réclamés dans l’arrondissement Ville-Marie, qui occupe le 1er rang sur 19 arrondissements pour l’indice de pauvreté à Montréal. La figure 1 montre la répartition spatiale des corps non réclamés selon le genre et les quartiers.

Figure 1. Répartition spatiale et genrée des corps non réclamés pris en charge par le Bureau du Coroner, à Montréal, pour les années 2014-2021

Les données les plus récentes révèlent une hausse du nombre de corps non réclamés pris en charge par le Bureau du coroner du Québec entre 2020 et 2023, passant de 133 à 150. Cette tendance est encore plus marquée du côté du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), où le nombre de corps non réclamés est passé de 760 à 1 143 sur la même période. Les données obtenues auprès du MSSS indiquent également une augmentation frappante du nombre de corps non réclamés parmi les bénéficiaires sous curatelle, qui sont passés de 67 en 2016 à 192 en 2024 — soit une hausse vertigineuse de près de 187 %.

Quelle que soit l’institution responsable, Montréal demeure l’épicentre de cette réalité : plus de la moitié des corps non réclamés du Québec y sont recensés. Parmi les établissements concernés — CHSLD, résidences pour aîné·es, hôpitaux — c’est l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont, affilié au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, qui enregistre le plus grand nombre de cas. Cela dit, c’est à domicile que l’on meurt le plus souvent sans être réclamé·e. Il s’agit d’une tendance en forte progression : les coroners et les services policiers impliqués dans la gestion de ces décès s’accordent à dire que la majorité des corps non réclamés pris en charge par le MSSS sont ceux de personnes âgées, mortes seules chez elles ou à l’hôpital, sous le regard du personnel médical. L’analyse des archives privées d’un des trois salons funéraires montréalais qui traitent le plus de corps non réclamés au Québec montre par ailleurs qu’en 2024, sur les 77 défunt·es pris·es en charge, 61 étaient des hommes, dont l’âge moyen au décès était de 71 ans. La grande majorité est morte seule à l’hôpital.

Des vies de peu de mots

Si, comme l’écrit Heller-Roazen (2023, p. 5), les morts « sont des personnes moindres — le mot moindre n’indiquant pas une quantité, mais une qualité, de nature extrêmement variable », les corps non réclamés renvoient à des morts qui, déjà de leur vivant, ont connu des « vies moindres » (Namian, 2012). C’est-à-dire des vies précaires et marginalisées, marquées par l’absence de reconnaissance et par une forme d’indifférence de la part des structures sociales, juridiques et politiques, ce jusque dans la mort. Mais que savons-nous, au-delà des chiffres, de la vie de ces personnes dont le corps repose à la morgue? Ce qui frappe, sans vraiment surprendre, lorsque l’on se penche sur ce phénomène, c’est à quel point les corps non réclamés laissent peu de traces. Ce sont des vies qui tiennent en quelques mots à peine. Il ne s’agit pas de récits de vie, auxquels les sciences sociales nous ont habitué·es, mais ce que Foucault appelait des « vies infâmes », soit des récits « de malheurs et d’aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots » (Foucault, 1977, p. 237). Leur histoire se résume en quelques lignes écrites par des expert·es qui ne les ont jamais connu·es : celles du coroner, des professionnel·les de la santé ou des services funéraires, telles que ces lignes écrites par un coroner : « La colocataire mentionne que M. x souffre de dépendance aux drogues de rue depuis une trentaine d’années. Il consomme régulièrement et souvent par excès (dernière surdose survenue 2 semaines plus tôt). M. x est décédé à la suite d’une polyintoxication aux drogues de rue (décès accidentel) ». Ce sont souvent les seules traces écrites de leur existence en dehors des registres de l’état civil indiquant leur naissance ou encore leur possible mariage ou divorce.

Les corps non réclamés renvoient à des histoires qui parlent de misère, de solitude, de maladie, de précarité, d’isolement. Des histoires qui nous rappellent que ces corps ne sont pas seulement des statistiques, mais des êtres humains à part entière, avec une vie, un passé et un avenir avortés. Les médias, ces dernières années, mettent l’accent sur le sort des personnes autochtones enterrées dans les sépultures anonymes des écoles résidentielles. Ces cas mettent en lumière les dilemmes moraux et les injustices persistantes dans le traitement des défunt·es laissé·es à l’abandon, en révélant des dimensions profondes de négligence et d’oubli institutionnalisé à l’égard de certains groupes déqualifiés. Les traces des corps non réclamés sont souvent, quant à elles, plus discrètes.

La dignité post-mortem

Pour la plupart des sociétés, de tout temps, de tous lieux, le passage du vivant à la mort est un état transitoire : encore vivant dans les mémoires, déjà mort par la matière inerte qu’est le cadavre. Selon la religion chrétienne, la décomposition de ce dernier rythme le deuil alors que le passage du temps guide l’âme vers son repos. Au 19e siècle, par exemple, la morgue de Paris exposait publiquement les cadavres au travers d’une vitrine. L’un des objectifs de cette mise en visibilité était d’identifier le corps d’un·e membre de la famille ou de la communauté. En cas d’identification, et selon la situation financière des familles, le corps rejoignait souvent « l’immense cohorte des funérailles gratuites ou celle des classes les moins chères » (Bertherat, 2023, p. 47). Lorsque non réclamé, le corps partait vers ce qu’on appelait le « champ des navets », un lot dédié à cet effet au cimetière d’Ivry (Bertherat, 2023, p. 53). À cette époque, ici comme ailleurs, l’absence de politiques publiques bien établies pour traiter les dépouilles non réclamées menait souvent à des pratiques telles que l’inhumation dans des fosses communes sans autre forme de rituels. Les réalités sociales de l’époque expliquent en partie cette situation : les personnes marginalisées, dont les pauvres et les personnes sans statut légal, étaient particulièrement vulnérables et les communautés locales, souvent mal équipées, avaient peu de ressources pour honorer les défunt·es.

Aujourd’hui, si la mort fait en sorte que l’on cesse d’être « quelqu’un ou quelqu’une », notre cadavre n’est presque jamais de l’ordre de l’ordinaire, de la chose dont on peut facilement se débarrasser. La mort, c’est aussi une affaire de lois, de politiques, de rites et de coutumes qui entourent le traitement du cadavre. Depuis les années 2000, la notion de dignité post-mortem fait l’objet de débats, la considérant comme une extension inaliénable de la dignité humaine, qui doit être respectée même après la mort. Au Québec, cette préoccupation a trouvé un écho juridique avec l’adoption du projet de loi 66 en 2016, encadrant les activités funéraires et garantissant une protection légale aux dépouilles à travers le prisme de la dignité humaine. Parmi les dispositions légales, certaines visent à réglementer la gestion des sépultures afin d’éviter des abus du passé, où des corps — souvent ceux de pauvres, d’Autochtones ou d’orphelins de Duplessis — se retrouvent sous des terrains vagues, près d’institutions médicales ou pédagogiques.

Que deviennent alors les corps non réclamés? Comment sont-ils pris en charge? Des entretiens menés avec des coroners, des membres du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et des représentant·es de salons funéraires révèlent un souci d’assurer une dignité minimale aux défunt·es, indépendamment de leur statut. Cela implique notamment une recherche active des proches pouvant réclamer la dépouille, et, lorsque possible, un rituel funéraire. À Montréal, une équipe spéciale du SPVM a été mise en place depuis un peu plus de deux ans en association avec le Bureau du coroner et le Laboratoire de sciences judiciaires et de médecine légale, afin d’accélérer l’identification des proches. Autrefois, les familles venaient scruter les vitrines de la morgue pour identifier leurs mort·es. Aujourd’hui, elles reçoivent un appel téléphonique les informant du décès et des démarches possibles pour récupérer le corps et organiser des funérailles, même minimales.

Néanmoins, l’un des principaux obstacles à la réclamation des corps reste financier. Selon les coroners interrogé·es, la famille peut choisir de ne pas réclamer la dépouille. Trois principales raisons expliquent ce désistement : l’incapacité financière de prendre en charge les frais funéraires, l’éloignement géographique ou un lien rompu avec le ou la défunt·e et, enfin, les obstacles administratifs, notamment lorsqu’un·e proche non immédiat·e (partenaire, ami·e, neveu, nièce, etc.) souhaite s’occuper du corps. En effet, la loi impose d’obtenir une déclaration écrite de la famille immédiate pour autoriser une tierce personne à prendre en charge la dépouille, même si le ou la défunt·e avait exprimé son souhait de confier cette responsabilité à une personne extérieure à la famille biologique. Ainsi, ce protocole légal ne reflète pas toujours les réalités sociales actuelles, où de nombreuses personnes se constituent des familles choisies plutôt que biologiques (de Singly, 2014). Autre problème : les aides financières accordées par le gouvernement pour l’inhumation ou la crémation sont largement insuffisantes et n’ont pas été indexées depuis des années. Le montant maximal de 2 500 $ ne couvre que le strict minimum (transport et crémation) et ne peut être versé qu’une fois les frais funéraires acquittés. Résultat : de nombreuses familles, faute de moyens, renoncent à réclamer le corps. La situation est encore plus complexe pour les migrant·es. Lorsqu’un·e défunt·e est originaire d’un autre pays, les coroners tentent de localiser ses proches à l’étranger. Mais les coûts liés au rapatriement du corps sont souvent trop élevés pour les familles, qui se trouvent alors dans l’incapacité d’honorer les dernières volontés du ou de la défunt·e. L’affaire Farshad Mohammadi, un sans-abri iranien tué par la police dans un métro de Montréal en 2012, illustre bien cette réalité : faute de moyens, sa famille n’a pu récupérer son corps2.

De la fosse commune à la mémoire effacée

La question de la mise en terre des corps non réclamés pose aussi celle de la dignité post-mortem. Autrefois, ces dépouilles finissaient dans des fosses communes, enterrées dans un linceul ou des boîtes de carton empilées les unes sur les autres, parfois par dizaines. Ce mode d’inhumation, outre son manque de dignité, rendait l’identification des corps extrêmement difficile. Aujourd’hui encore, nombre de ces fosses communes sont difficilement localisables, parfois introuvables. Par exemple, à Montréal, l’une des plus grandes fosses communes du pays, contenant les restes de 6 000 victimes irlandaises du typhus de 1847, n’a été géoréférencée qu’en 2024, après la découverte d’ossements lors des travaux du réseau express métropolitain (REM). Plus récemment, après la découverte des restes de 215 enfants à Kamloops en 2021, le Canada a intensifié ses efforts pour retrouver les sépultures anonymes liées aux pensionnats autochtones. Ces découvertes, qui ont mis en lumière le traitement des enfants autochtones dans ces institutions, rappellent à quel point le sort des corps oubliés est aussi un enjeu de justice historique3.

À Montréal, les cendres et les dépouilles des corps non réclamés reposent pour une bonne part au cimetière Le Repos de Saint-François d’Assise, autrefois connu sous le nom de Cimetière de l’Est, l’un des plus vastes cimetières du Québec. En tant qu’organisme de bienfaisance, il se dote de la mission de préserver la mémoire de ces défunt·es, sans qu’aucune compensation financière ne soit reçue. Pour l’organisme, chaque personne a droit à une sépulture digne, comme l’avance le directeur adjoint du cimetière : « C’est notre mission de compassion; on pense que chaque personne a fait certaines bonnes actions dans sa vie »4.

Pour le Bureau du coroner, l’inhumation plutôt que l’incinération s’impose dans le cas des corps non réclamés. Ainsi, chaque personne enterrée possède une médaille gravée d’un numéro unique, afin de faciliter sa traçabilité. Comme l’explique l’une des coroners : « Il pourrait arriver qu’un proche, dans 5 ou 10 ans, souhaite récupérer la dépouille. Dans ce cas, une procédure d’exhumation pourrait être lancée, permettant de restituer la dépouille à la famille, pour une réinhumation, par exemple ». Dans le cas des corps non réclamés pris en charge par le MSSS, c’est l’incinération qui s’impose. Plus rapide et moins coûteuse, l’incinération offre un avantage économique certain, d’autant que, depuis la loi de 2016, les services funéraires sont responsables de la prise en charge des corps décédés de causes naturelles et non réclamés. Toutefois, cette responsabilité pèse lourdement sur les entreprises funéraires, qui contestent ces obligations, arguant que les frais liés à la gestion des cadavres dépassent largement les indemnités de 720 $ allouées par l’État, les coûts réels de base pour une crémation étant estimés à 2 490 $.

En ce qui a trait au rituel des funérailles, si les proches se désistent ou sont introuvables, des associations charitables ou des agences gouvernementales vont prendre en charge tant les frais d’inhumation que les rituels de commémoration. C’est le cas par exemple des orphelins de Duplessis ou des anciens combattants. Certaines maisons funéraires vont également offrir le traitement posthume pro bono pour les personnes de la confession religieuse qui y prévaut. Mais pour les cadavres qui n’appartiennent pas ou ne sont pas reconnus, même informellement, comme appartenant à une « communauté », il n’y a généralement personne pour les « pleurer ». Alors que des efforts notables sont faits par les corps policiers, le Bureau du coroner et les associations charitables et agences gouvernementales pour identifier et prendre en charge ces défunt·es oublié·es, la réalité financière demeure somme toute un obstacle pour nombre de proches qui désirent réclamer « leur mort », mais n’en ont pas les moyens. Le coût prohibitif des funérailles, amplifié par une absence de soutien adéquat, met en lumière non seulement les inégalités économiques, mais aussi l’isolement social auquel les personnes les plus marginalisées sont confronté·es, jusque dans la mort.

Mal mourir

Si certaines formes de « bien mourir » sont instituées (Castra, 2003), les corps non réclamés nous invitent, par un effet de contraste, à réfléchir au « mal mourir », à la mort déchue, dont les causes ne peuvent être attribuées aux seuls échecs individuels. Lorsque des personnes, pour la plupart marginalisées de leur vivant, meurent dans l’anonymat, seules, sans contact avec leurs proches et dans la pauvreté, il devient important de réaliser une « autopsie sociale », c’est-à-dire de questionner les causes sociales et politiques de ces décès (Klinenberg, 2015). C’est dans cette perspective que Mbembe (2006) introduit la notion de nécropolitique : pour mettre en lumière les mécanismes de pouvoir qui, au sein de nos sociétés, produisent des morts façonnées par la pauvreté, la marginalisation, et l’exclusion sociale et politique. Judith Butler, pour sa part, affirme que certaines morts sont plus ou moins dignes de deuil, plus ou moins « pleurables ». Selon elle, une population « socialement morte », soumise à une épistémê nécropolitique, ne peut être ni objet ni sujet de deuil (2019, p. 22). En d’autres termes, si la loi a évolué au Québec pour encadrer la gestion des corps non réclamés, elle ne suffit pas à garantir une véritable dignité post-mortem, et les vies abandonnées à la mort — qu’il s’agisse de sans-abris, de migrant·es, d’autochtones ou de personnes âgées précaires — sont celles qui, même dans la mort, continuent de « ne pas compter ».

Les personnes isolées socialement, politiquement et économiquement sont souvent les premières victimes de cette marginalisation posthume. Les corps non réclamés et non identifiés, qui sont en croissance dans le monde (Suwalowska, 2023) deviennent ainsi l’incarnation tangible de cette gestion différenciée de la mort, où l’appartenance sociale, les ressources économiques, ou même la nationalité déterminent la possibilité d’une sépulture respectueuse. S’intéresser à ces morts, au-delà du corps comme un objet à gérer, c’est se pencher sur les dynamiques nécro-politiques de nos sociétés. C’est questionner la valeur inégale que l’on confère à la vie et à la mort, à travers la matérialité des pratiques et des discours entourant les décès de ces individus dont, pour finir, on sait si peu.

Notes

  1. Voir l’article Le Bureau du coroner veut « mieux suivre » les décès de sans-abri, paru dans La Presse le 15 janvier 2025 : https://www.lapresse.ca/actualites/grand-montreal/2025-01-15/le-bureau-du-coroner-veut-mieux-suivre-les-deces-de-sans-abri.php
  2. Pour en savoir plus sur ce cas, voir l’article Maintes personnes réclament le corps du sans-abri Mohammadi, publié dans La Presse, le 14 janvier 2012 : https://www.lapresse.ca/actualites/201201/14/01-4485833-maintes-personnes-reclament-le-corps-du-sans-abri-mohammadi.php
  3. Il faut noter que l’identification et la gestion des sépultures anonymes liées aux pensionnats autochtones incombent généralement à d’autres autorités que les corps non réclamés. Dans le cadre de ses travaux, la Commission de vérité et réconciliation du Canada a créé dans la foulée le Registre national des élèves décédés dans les pensionnats, un premier effort systématique visant à compiler et à analyser les décès survenus dans les pensionnats, ainsi qu’à reconnaître l’existence de cimetières des pensionnaires, mais les moyens financiers et la volonté politique manquent toujours.
  4. La citation est tirée de l’article Itinérants enterrés dans la dignité. Un prêtre va mettre en terre les cendres d’une centaine de sans-abri dont les corps n’ont pas été réclamés, paru dans le Journal de Montréal, le 25 septembre 2017 : https://www.journaldemontreal.com/2017/09/25/ceremonie-pour-une-centaine-ditinerants

Références

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Butler, J. (2019). Ces corps qui comptent encore. Raisons politiques, 76(4), 15-26. https://doi.org/10.3917/rai.076.0015

Castra, M. (2003). Bien mourir, sociologie des soins palliatifs. Presses universitaires de France.

De Singly, F. (2014). Sociologie de la famille contemporaine. Armand Colin.

Foucault, M. (1977/1994). La vie des hommes infâmes. Dans D. Defert et F. Ewald (dir.), Dits et écrits (Tome III, p.12-29). Gallimard.

Heller-Roazen, D. (2023). Compter pour personne. Un traité des absents. La Découverte.

Kimmerle, E. H., Falsetti, A., et Ross, A. H. (2010). Immigrants, undocumented workers, runaways, transients and the homeless: Towards contextual identification among unidentified decedents. Forensic Science Policy and Management, 1(4), 178-186. http://doi.org/10.1080/19409041003636991

Klinenberg, E. (2015). Heat wave: A social autopsy of disaster in Chicago. University of Chicago Press.

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Mbembe, A. (2006). Nécropolitique, Raisons politiques, 21(1), 29-60. https://doi.org/10.3917/rai.021.0029

Namian, D. (2012). Entre itinérance et fin de vie. Sociologie de la vie moindre. Presses de l’Université du Québec.

Quinet, K., Nunn, S. et Ballew, A. (2016). Who are the Unclaimed Dead? Journal of Forensic Science, 61(S1), S131-S139. https://doi.org/10.1111/1556-4029.12973

Suwalowska, H., Ali, J., Rangel de Almeida, J., Fonseca, S. A., Heathfield, L. J., Keyes, C. A., Lukande, R., Martin, L. J., Reid, K. M., Vaswani, V., Wasti, H., O Wilson, R., Parker, M. et Kingori, P. (2023). “The Nobodies” : unidentified dead bodies—a global health crisis requiring urgent attention. The Lancet Global Health, 11(11), e1691-e1693. https://doi.org/10.1016/ S2214-109X(23)00420-5