Mosaïque : récit de pratique

Je travaille depuis 2018 au sein d’une équipe d’intervention spécialisée en autisme et petite enfance. Je suis liée au programme comportemental spécialisé (PCS), anciennement connu comme le service d’intervention comportementale intensive1, de la direction DI-TSA-DP2 du CCSMTL. En tant que spécialiste en activités cliniques (SAC), mon mandat consiste à accompagner des enfants autistes3 d’âge préscolaire et leurs familles, en collaboration avec des éducateurs·trices spécialisé·es, des ergothérapeutes, des orthophonistes et des psychoéducateurs·trices. Mon rôle de pivot au sein de ces équipes multidisciplinaires m’amène à élaborer des plans d’intervention touchant toutes les sphères du développement des enfants, comme l’autonomie fonctionnelle, la communication, l’alimentation, ou encore les comportements pouvant nuire au plein potentiel de la personne (tels que les comportements pouvant porter atteinte à la sécurité physique de la personne, ou d’autrui).

Intervention comportementale intensive

L’approche d’intervention comportementale intensive (ICI), développée par Ivar Lovaas à partir des travaux de B.F. Skinner (Lovaas, 1987), repose sur la modification des comportements par le renforcement positif et négatif (Matson et Sturmey, 2022; Moore, 2017).

L’ICI a été implantée au Québec dans le contexte de la désinstitutionnalisation des enfants autistes au cours des années 1960 à 1990, et des revendications qui en ont découlé pour favoriser leur inclusion sociale et scolaire. Dans cette lignée, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) du Québec s’est doté en 2003 d’orientations universelles pour le soutien aux familles, fondées par une vision neurologique et comportementale de l’autisme (Rivest, 2019).

Au fil du temps, les approches comportementales se sont éloignées de l’idée de « conditionner » l’enfant pour « guérir » l’autisme. Elles tendent aujourd’hui vers le soutien concret des personnes concernées et de leurs familles, en favorisant leur bien-être, leur sécurité et leur autonomie. À titre d’exemple, j’ai moi-même mobilisé ces approches pour aider les enfants à réduire leurs comportements d’automutilation, pour offrir des moyens de communication alternatifs, ou encore pour faciliter l’introduction de nouveaux aliments.

La majorité des études dans le domaine de l’intervention en autisme soulignent non seulement l’importance de l’intensité des interventions et de la généralisation des acquis chez les enfants, mais aussi, et surtout, celle de l’implication parentale (Eikeseth et al., 2009; Margerotte et Rogé, 2004; Lovaas, 1987). Pour que l’intervention auprès des enfants porte fruit, il est donc nécessaire de prendre en compte le contexte familial et les facteurs limitant, ou favorisant, la capacité des parents à s’impliquer dans le processus.

Dès mes premiers contacts avec les familles, j’ai développé une affinité pour le travail auprès des parents. J’ai rapidement pris conscience que je disposais d’une position privilégiée pour amorcer une réflexion sur les enjeux liés à leur participation dans le processus d’intervention. Pourtant, dans mon contexte de travail, il était difficile de tenir compte à la fois du processus d’intervention auprès des enfants et des enjeux d’implication parentale, ce qui limitait ma capacité à intervenir de manière cohérente.

C’est avec ces réflexions en tête que j’ai choisi de faire bifurquer mon parcours en psychoéducation vers une maîtrise en travail social. Ce cheminement m’a amenée à participer à l’élaboration du programme Mosaïque, dont l’objectif est de penser l’intervention comportementale autrement. Ce récit de pratique retrace les étapes de la mise en place du programme, ses transformations, les défis rencontrés et ma propre évolution à travers mes rôles d’intervenante, de conceptrice de programme, d’étudiante et de travailleuse sociale en devenir4.

Une juste adaptation

Au fil des années, j’ai travaillé auprès d’une clientèle variée : des parents en situation de dépendance, des familles réfugiées, des personnes confrontées à des enjeux de santé mentale, vivant des séparations difficiles, ou évoluant dans des contextes culturels où l’autisme n’était pas reconnu. J’ai pu constater les grandes difficultés que ces personnes rencontrent pour accéder aux services spécialisés, à quoi s’ajoutent les défis spécifiques auxquels font face les familles ayant un enfant autiste, comme la multiplication des diagnostics. En intervention, je me suis souvent trouvée face à des parents qui, malgré leur désir d’assurer le bien-être de leur enfant, ne parvenaient pas à maintenir les outils que nous mettions en place, comme l’utilisation de pictogrammes ou les routines sensorielles.

L’approche d’intervention comportementale part du principe qu’il est nécessaire de déterminer la fonction spécifique d’un comportement observé avant d’agir (par exemple, un enfant qui se frappe le fait-il pour obtenir quelque chose, ou pour une stimulation sensorielle?), et qu’une intervention effectuée sans égard à la fonction ou à la cause d’un comportement échouera inévitablement (Rivière, 2015). Or, cette logique appliquée aux enfants pourrait également s’appliquer aux parents : comment attendre une implication uniforme des parents, en offrant des services standardisés et sans chercher à connaître ce qui freine leur participation? Dans une étude de 2014, Courcy et ses collègues identifient différents facteurs qui influencent la réalité quotidienne des familles et facilitent l’implication parentale dans l’intervention. À partir de ces travaux, on peut suggérer que les parents qui se situent en marge des catégories identifiées ont tendance à moins s’impliquer : les familles monoparentales, par exemple, les personnes en situation de précarité financière, celles ayant un niveau d’éducation moindre ou divergeant des pratiques dominantes, ou encore des croyances culturelles qui diffèrent de celles véhiculées par les approches comportementales, seraient désavantagées en termes de capacité d’engagement dans l’intervention auprès de leurs enfants.

Cette étude fait ainsi émerger l’idée que si certains groupes de parents s’impliquent moins dans l’intervention, ce n’est pas par manque d’intérêt ou par refus de collaborer, mais plutôt en raison de barrières structurelles et contextuelles (Courcy et al., 2014). Par exemple, certaines adaptations nécessaires pour répondre aux besoins sensoriels d’un enfant peuvent être impossibles à mettre en place pour un parent ne disposant pas d’un appartement assez grand : malgré ses efforts, certains comportements dangereux, comme le fait de grimper sur les meubles ou sur les balustrades de balcon, pourraient alors persister chez son enfant. De même, certaines interventions nécessitent une vigilance constante de la part du parent, ce qui peut être difficile à maintenir au quotidien. Ces situations peuvent générer du stress, de l’épuisement parental et un sentiment de culpabilité, tout en limitant l’efficacité réelle des interventions pour l’enfant (Parent, 2015).

En somme, la logique qui sous-tend l’intervention en autisme repose sur le fait que les enfants doivent progresser vers des objectifs développementaux ou comportementaux précis, et que l’un des facteurs clés de succès identifiés est l’engagement parental. Pour que cette implication puisse réellement s’actualiser, il est par ailleurs nécessaire de comprendre ce qui la freine ou, au contraire, ce qui la soutient. Reconnaître ces freins — qu’ils soient liés aux conditions de vie, aux réalités familiales ou aux décalages entre les approches professionnelles et les croyances parentales — ouvre la porte à une adaptation plus juste des programmes. Ainsi, en partant du principe que la non-adhésion des familles aux interventions n’est bien souvent pas issue d’une simple résistance ou d’un manque de volonté, on peut constater que les facteurs qui limitent leur engagement s’inscrivent dans des contextes économiques, sociaux et culturels complexes, qui exigent que nous interrogions la pertinence et l’efficacité des pratiques d’intervention plutôt que la seule mobilisation des parents.

Entre deux mondes

En 2022, j’ai accepté d’animer un nouveau programme pour les parents, nommé « Post-ICI ». L’objectif de ce programme était d’offrir un soutien aux familles, pour consolider les compétences et les connaissances développées avec les services en intervention comportementale intensive et pour leur permettre de poursuivre les interventions auprès de leurs enfants de manière autonome, accompagnant ainsi les parents vers une clôture du plan d’intervention et la fin du suivi avec les professionnel·les.

Malgré les critiques émises par mes collègues (et moi-même) sur le plan clinique, considérant que les orientations de services devraient prioritairement répondre aux besoins des enfants plutôt qu’au suivi des services déjà reçus, j’ai vu dans ce mandat une opportunité de miser sur l’empowerment des familles et de proposer quelque chose de différent de ce que l’on observait déjà dans nos services. Développer des pratiques d’intervention innovantes, alliant les sphères comportementale et sociale avec l’implication parentale, représentait un défi mais offrait également un espace pour améliorer l’offre de services, ouvrant la voie à des approches allant au-delà du modèle comportemental strictement centré sur l’enfant.

La première cohorte du programme Post-ICI a été mise en place en 2023. Huit parents ont participé à quinze ateliers bimensuels coanimés par des éducatrices spécialisées, des ergothérapeutes, des orthophonistes, des psychoéducatrices et moi-même. Cette approche interdisciplinaire, intégrée aux équipes DI-TSA 0-6 ans, a été globalement bien reçue, en particulier pour ses apports pédagogiques. Les parents ont souligné la pertinence des apprentissages reçus et leur application concrète au quotidien, comme les techniques de stimulation du langage, par exemple. Un parent témoigne : « Il y a des notions que j’avais apprises avec l’équipe d’ICI mais, sur le vif, je n’y pense pas nécessairement. En travaillant un peu plus sur [les interventions] du comportement, je crois que ça va s’améliorer ».

Cependant, si les apprentissages cliniques ont été appréciés, la valorisation des savoirs parentaux s’est avérée limitée : malgré les intentions initiales, le format des ateliers est demeuré très magistral. J’ai également observé une baisse progressive de l’assiduité de certaines familles. Je cherchais à mieux comprendre ces enjeux, pour ensuite pouvoir mieux intervenir, en essayant de concilier deux postures : une approche d’intervention comportementale pour affronter les défis du quotidien, et une approche d’intervention sociale tenant compte des pluralités des réalités familiales.

C’est notamment ces questions qui m’ont poussée à poursuivre mes études : suite à la première édition du programme Post-ICI, j’ai réalisé un stage de six mois dans le cadre d’une propédeutique à la maîtrise en travail social à l’UQAM. Le stage s’est effectué dans mon milieu de travail, en cosupervision avec un chercheur au CREMIS. J’ai ainsi pu continuer d’occuper mes fonctions d’intervenante, tout en bénéficiant du soutien d’un centre de recherche intégré en milieu de pratique dans le développement de mon projet. J’y ai trouvé un espace bienveillant et stimulant, où les réflexions sur les inégalités sociales étaient ancrées dans le vécu des professionnel·les du réseau. Ma cosuperviseure clinique, une travailleuse sociale spécialisée en intervention de groupe, m’a quant à elle initiée aux pratiques de groupe en travail social. Elle m’a permis de passer du rôle d’experte à celui de facilitatrice, capable de soutenir les membres d’un groupe pour qu’ils et elles deviennent les acteurs·trices de leurs propres apprentissages.

Pratiques de groupe en travail social

Le travail social de groupe se définit comme un processus d’aide au sein d’un groupe restreint, qui mobilise les ressources et les interactions propres au groupe pour favoriser des changements individuels, collectifs et sociaux. Il s’agit d’une action consciente et volontaire, menée par un·e intervenant·e social·e, utilisant une démarche structurée ou flexible, visant à répondre aux besoins socioémotionnels des membres, à les soutenir dans l’atteinte de leurs objectifs et à favoriser leur empowerment, tout en respectant les droits et responsabilités de chacun·e. Les groupes se constituent autour de personnes partageant une condition, un problème, un objectif ou un intérêt commun, même si les connaissances et expériences de chacun·e diffèrent (Berteau, 2017; Éthier, 2017; Turcotte, 2017).

Ce stage a marqué un tournant décisif, tant pour le programme Post-ICI que dans mon parcours professionnel. Grâce à la combinaison entre ma cosupervision en intervention de groupe et la perspective critique et pragmatique du CREMIS, j’ai pu amener le programme Post-ICI à devenir Mosaïque, un programme proposant d’aller au-delà de la transmission de connaissances pour mettre en place un espace où les savoirs expérientiels se partagent et se coconstruisent. L’objectif étant que ces échanges permettent à la fois d’aborder des concepts variés en matière d’intervention comportementale et de faire émerger un sens collectif et évolutif dans le processus d’intervention, fondé sur une approche d’aide mutuelle.

L’aide mutuelle comme boussole

L’approche d’aide mutuelle, présente dans divers contextes professionnels et éducatifs, repose sur la réciprocité. L’idée étant qu’offrir de l’aide est aussi bénéfique que d’en recevoir, car cela renforce le sentiment d’efficacité et de compétence de chacun·e (Lindsay et Roy, 2017). Les groupes éducatifs qui s’appuient sur cette démarche combinent un cadre structuré avec la souplesse nécessaire à l’émergence de l’entraide. Contrairement aux programmes centrés uniquement sur le contenu éducatif, ils valorisent les vécus et les savoirs expérientiels des participant·es. Ces savoirs, lorsqu’ils sont mis en lien avec le contenu pédagogique, deviennent une ressource essentielle qui favorise le sentiment d’être compris·e, accepté·e et soutenu·e, tout en renforçant la capacité d’action et le bien-être des participant·es (Berteau, 2017; Lindsay et Roy, 2017). Dans ce cadre, l’intervenant·e adopte une posture de partenaire, soutenant le groupe dans sa capacité à devenir un véritable système d’entraide (Turcotte, 2017).

Approche éducative, approche d’aide mutuelle

Un groupe éducatif est centré sur la transmission des connaissances. L’intervenant·e occupe un rôle d’expert·e et transmet un contenu préétabli et structuré. Les participant·es sont principalement des récepteurs·trices de l’information, et l’objectif du groupe est d’assurer l’acquisition des connaissances et des outils transmis.

Un groupe d’aide mutuelle est centré sur le partage des savoirs et des expériences. L’intervenant·e occupe un rôle de facilitateur·trice et co-construit le contenu des séances selon les besoins du groupe. Les participant·es sont co-acteurs·trices du processus, et l’objectif est de favoriser leur soutien mutuel et leur pouvoir d’agir.

Ce nouveau regard a rapidement influencé ma manière de concevoir les ateliers. J’ai commencé à animer seule les séances, contrairement aux séances de Post-ICI qui étaient animées en collaboration avec une collègue différente à chaque fois. La coanimation vient avec certaines difficultés, comme le fait de devoir se réajuster en tant que groupe à chaque nouvelle animatrice, ou de composer avec des styles d’animation et des stratégies de soutien différentes. En assurant cette continuité dans l’animation, cela nous a permis d’assurer une stabilité dans la dynamique de groupe et de consolider les liens de confiance. J’ai également retiré la présentation magistrale des séances. Ce changement, simple en apparence, a eu un impact significatif pour le groupe : je ne transmettais plus un savoir prédéfini avec un agenda fixe, mais construisais plutôt le contenu avec les parents, tout en facilitant les échanges pour répondre aux besoins et aux objectifs définis collectivement. Nous avons négocié ensemble les règles de fonctionnement telles que les retards, les absences, l’ordre des thèmes ou la structure des rencontres, afin de renforcer le rôle actif et la participation des parents. Par exemple, lors du premier atelier, les parents ont soulevé une question fondamentale et critique envers les services en affirmant que leur participation ne semblait pas réellement volontaire si l’alternative était la fermeture de leur dossier. Plutôt que de chercher immédiatement une solution ou de tenter de les convaincre d’apprécier le programme, j’ai choisi d’ouvrir le dialogue : cette posture de discussion franche et ouverte nous a permis de dépasser les dynamiques défensives qui pouvaient apparaître dans nos échanges, en nous permettant de nous rencontrer avant tout comme des individus et non comme des représentant·es du système de soin. Ainsi, nous avons pu créer un espace d’échange et de réflexion sur les limites du cadre institutionnel, tout en validant les ressentis et frustrations des parents.

Cette dynamique de collaboration est devenue une véritable boussole. Si des retards survenaient, si l’énergie du groupe changeait ou si un malaise apparaissait, nous en parlions collectivement. Il n’y avait pas d’erreur à corriger ni de décision à prendre seule en tant qu’intervenante, mais plutôt des situations à aborder ensemble. Par exemple, alors que les participant·es d’un groupe arrivaient systématiquement en retard, la situation a été relancée au groupe plutôt que de faire des suivis individuels avec les participant·es. Lors de la discussion collective, plusieurs solutions ont été envisagées (sans la participation de l’intervenante) : commencer plus tard, sauter la pause, ou encore changer la soirée de la rencontre. Finalement, le groupe a reconnu que le fait d’arriver à l’heure et d’être présent·e tout au long de la séance était important pour tout le monde. Les membres ont donc trouvé leurs propres stratégies pour y parvenir. L’un·e des participant·es a même proposé que, si la circulation rendait difficile l’arrivée à temps, une autre personne du groupe puisse venir la chercher. Le fait que le processus et les décisions appartiennent au groupe — et non à l’intervenante — facilite l’appropriation du changement, le sentiment d’appartenance et la motivation à s’investir chez les participant·es, beaucoup plus que si les attentes et les consignes provenaient d’une figure d’autorité ou d’experte.

Aujourd’hui, après presque trois ans depuis la création du programme, les orientations cliniques suite à la participation de Mosaïque sont systématiquement validées lors d’une rencontre bilan avec les parents et, si des besoins persistent chez l’enfant, un transfert vers les services appropriés est effectué. Toutefois, à ce jour, environ 90 % des participant·es ont choisi elles et eux-mêmes de clore leur suivi avec les services, ce qui témoigne d’un certain sentiment d’autonomie et de confiance.

Entrer en résonance

Malgré le fait que les thématiques de base soient les mêmes, chaque groupe vit ses propres tensions, défis et réussites. Loin d’être un programme figé, Mosaïque est devenu un espace vivant, mouvant, en interaction constante avec les personnes qui l’habitent. C’est aussi un espace qui permet de rendre visibles les véritables enjeux vécus par les parents — ceux qui, bien souvent, freinent leur participation aux interventions suggérées par les professionnel·les. Sans associer la non-participation à un manque de volonté, de compétence ou d’intérêt, la particularité de Mosaïque est d’explorer et de discuter des différents facteurs qui peuvent limiter ou inhiber cet engagement, tels que la surcharge quotidienne, les contraintes matérielles, les obstacles culturels ou émotionnels, la fatigue ou le sentiment d’isolement. En reconnaissant et en validant ces réalités par les pairs, le groupe devient un lieu où les parents peuvent exprimer les raisons derrière leurs difficultés en matière d’engagement, tout en étant mobilisé·es dans la coconstruction de stratégies d’intervention concrètes et adaptées à leurs réalités et besoins.

Comme le souligne Turcotte (2017, p. 93) : « Bien que la démarche d’intervention mise sur la diffusion d’informations, celles-ci doivent être mises en relation avec les expériences personnelles des membres du groupe pour avoir du sens ». C’est précisément ce que permet Mosaïque : transformer les savoirs théoriques en savoirs vécus et partagés. Ainsi, l’aide mutuelle ne se limite pas à soutenir l’apprentissage collectif, elle crée un cadre où la non-implication apparente peut être réinterprétée comme l’expression d’autres besoins, contextes ou résistances légitimes. Mosaïque reconnaît que, tout comme chez l’enfant, il faut comprendre chez le parent la fonction de ce qui freine l’adhésion aux interventions avant de juger, ou d’intervenir.

À titre d’exemple, l’un·e des participant·es a pu, grâce aux échanges et au climat de confiance instauré dans le groupe, introduire de nouveaux aliments auprès de son enfant — un défi majeur qui, jusque-là, avait sans succès fait l’objet de multiples séances d’intervention individuelle et d’un soutien en ergothérapie. Au fil des rencontres, cette personne a partagé la difficulté à maintenir les interventions à la maison, craignant d’être trop exigeante envers son enfant en raison de ses propres expériences difficiles, vécues durant l’enfance. Les autres parents ont écouté, accueilli et discuté de son témoignage à partir de leurs savoirs théoriques et de leurs expériences personnelles, sans jugement et avec empathie. Ces échanges lui ont permis de repenser sa posture parentale et d’adapter les stratégies proposées à sa propre réalité. Lors de la rencontre suivante, ce·tte participant·e a annoncé avec fierté que son enfant mangeait de nouveaux aliments et qu’ils et elles avaient pu partager, pour la première fois, un repas en famille.

Ici, le fait de pouvoir aborder librement des sujets qui semblent s’éloigner de la préoccupation clinique initiale (parler de l’enfance du parent, alors que l’on souhaite travailler sur l’alimentation de son enfant) a finalement permis de débloquer la situation. Cette expérience illustre la portée transformatrice du groupe : au-delà de la diffusion d’informations, c’est dans la rencontre, l’aide mutuelle et la mise en sens partagée que naissent les véritables changements. L’apprentissage est ainsi vécu comme un processus relationnel, construit sur la valorisation des expériences de chacun·e.

Espace de transformation

Pendant longtemps, j’ai ressenti le besoin de protéger les parents de mes propres limites et de celles des services. En voulant leur épargner les failles du système, je les maintenais malgré moi dans une posture de dépendance, comme s’ils et elles avaient besoin de moi pour avancer. Dans ce désir de bien faire, je reproduisais une posture d’experte, risquant d’invisibiliser leurs propres savoirs et de minimiser leur contribution.

L’intégration d’une perspective critique issue des sciences sociales dans ma pratique m’a permis de mieux comprendre ces dynamiques. Elle m’a aidée à reconnaître les limites des approches comportementales et positivistes, mais surtout à développer des façons d’intervenir plus ancrées dans la réalité des familles. J’ai commencé à percevoir le programme — et plus largement mes pratiques — comme une expérience collective. Porter un projet comme Mosaïque, c’est naviguer constamment entre plusieurs sphères : celles des parents, des services, du monde universitaire et de mes propres espaces de réflexion critique. Ces sphères, parfois en tension, parfois complémentaires, façonnent mon engagement, mes capacités et mes limites. Elles m’ont appris que les changements, même modestes, sont possibles au sein d’institutions vastes et complexes, et qu’ils peuvent donner l’élan vers de plus amples transformations.

Si Mosaïque a vu le jour, c’est parce que nous avons osé croire qu’un autre rapport aux familles est possible — un rapport fondé sur la confiance, la réciprocité et la reconnaissance mutuelle des savoirs. Mosaïque propose une réponse concrète aux défis structurels observés dans les services en déficience intellectuelle et troubles du spectre de l’autisme, souvent centrés sur des approches comportementales standardisées. Si ces dernières peuvent être efficaces pour soutenir certains apprentissages, elles laissent peu de place à la complexité des réalités familiales et à la richesse des savoirs expérientiels des parents (Courcy et al., 2014). En intégrant des pratiques issues du travail social, notamment l’approche de travail de groupe basée sur l’aide mutuelle, le programme Mosaïque propose une approche d’intervention plus systémique et inclusive, où le savoir professionnel dialogue avec celui des familles. Cette combinaison d’approches — comportementale et sociale — permet d’offrir un soutien plus souple, adapté et réaliste. Sa mise en œuvre a été rendue possible grâce à un mode de gestion collaboratif et agile, soutenu par des collègues et des gestionnaires qui ont cru en la pertinence de penser l’intervention autrement. Mosaïque s’inscrit ainsi dans une logique d’innovation sociale qui vise à renforcer la cohérence des services tout en valorisant les savoirs des familles comme moteur de transformation.

Aujourd’hui, Mosaïque continue de vivre, il grandit et se transforme. Quatre autres intervenant·es l’animent désormais au sein des deux équipes DI-TSA 0–6 ans, et plus de 85 parents ont déjà marqué le programme de leurs vécus, et contribué à son évolution. Mais ce chiffre ne dit pas tout, car Mosaïque ne se mesure pas seulement en cohortes ni en indicateurs. Il existe parce qu’un groupe l’habite et, à chaque cohorte, il se réinvente. Ce sont les liens tissés, les paroles partagées, les silences accueillis, qui lui donnent forme. Et ce sont les parents eux-mêmes qui en font un espace porteur de sens — pour eux, autant que pour nous.

L’esprit de Mosaïque en vient même à déborder de son cadre initial : des projets pilotes émergent dans d’autres volets de services de nos équipes 0-6 ans, comme le soutien à l’intégration scolaire, ou dans d’autres programmes de formation de groupe. Des groupes d’aide mutuelle entre collègues voient également le jour, pour réfléchir et trouver collectivement des solutions aux défis de notre pratique. Ainsi, Mosaïque n’est plus seulement un programme : il inspire une nouvelle manière d’envisager notre travail, fondée sur la force du collectif et sur des alliances entre familles, intervenant·es, gestionnaires et chercheurs·euses.

Au-delà de cette transformation des pratiques, Mosaïque constitue un programme prometteur dont les retombées positives sont déjà reconnues, tant par les familles que par l’administration, qui a d’ailleurs choisi de le rendre continu dans les orientations des services offerts. Ces constats soulignent l’importance de documenter plus systématiquement ses effets dans le cadre de recherches futures. Une telle démarche permettrait non seulement d’en mesurer l’impact de façon rigoureuse, mais aussi d’explorer sa transférabilité vers d’autres milieux ou à plus grande échelle.

Notes

  1. Les services du programme comportemental spécialisé (PCS) existent depuis l’automne 2025.
  2. Services d’aide en déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme ou déficience physique (DI-TSA-DP).
    Ce texte priorise l’utilisation du mot « autiste » sans le qualifier de « trouble », conformément au langage courant adopté par les personnes concernées (Silberman et Sacks, 2015). Les services seront désignés par leur appellation officielle « DI-TSA ».
  3. Je tiens à adresser un remerciement particulier à Guillaume Ouellet, Martine Leblanc, Kim Gagnon, à mes professeur·es et l’équipe de stages de l’UQAM, ainsi qu’à mes collègues universitaires et du CIUSSS, qui ont tous et toutes contribué de multiples façons. Merci aussi, et avant tout, aux nombreux parents ayant participé au programme, qui sont au cœur du développement de Mosaïque et de la transformation des services.

Références

Berteau, G. (2017). Les groupes d’entraide. Dans V. Roy et J. Lindsay, Théories et modèles d’intervention en service social des groupes (p. 169 194). Les Presses de l’Université de Laval. https://doi.org/10.1515/9782763735269-009

Courcy, I., Granger, S. et des Rivières-Pigeon, C. (2014). L’implication parentale en contexte d’intervention comportementale intensive (ICI) au Québec. Revue de psychoéducation, 43(1), 77 99. https://doi.org/10.7202/1061201ar

Éthier, S. (2017). Théorie de la dynamique des groupes. Dans V. Roy et J. Lindsay, Théories et modèles d’intervention en service social des groupes (p. 41 63). Les Presses de l’Université de Laval. https://doi.org/10.1515/9782763735269-004

Lindsay, J. et Roy, V. (2017). Un modèle de travail de groupe axé sur l’aide mutuelle. Dans V. Roy et J. Lindsay, Théories et modèles d’intervention en service social des groupes (p. 141 167). Les Presses de l’Université de Laval. https://doi.org/10.1515/9782763735269-008

Compte rendu de [Catherine Des Rivières-Pigeon et Isabelle Courcy (dir.), Autisme et TSA. Quelles réalités pour les parents au Québec, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2014, 184 p.] Recherches sociographiques, 56(1), 220–221. https://doi.org/10.7202/1030291ar

Silberman, S. et Sacks, O. (2015). NeuroTribes: The Legacy of Autism and the Future of Neurodiversity. Penguin Publishing Group.

Turcotte, D. (2017). Le modèle éducationnel en service social des groupes. Dans V. Roy et J. Lindsay, Théories et modèles d’intervention en service social des groupes (p. 91 115). Les Presses de l’Université de Laval. https://doi.org/10.1515/9782763735269-006