La recherche scientifique sur les soins et la pauvreté a surtout exploré les barrières entre les professionnels de la santé et les personnes en situation de pauvreté. Ainsi, les préjugés et les attitudes négatives des professionnels à l’égard des personnes démunies sont relativement bien documentés (Paugam, 1998 ; Moscovici, 1984 ; Willems et al., 2005 ; Wagle, 2002) . Une étude antérieure nous a amenés à découvrir que certains professionnels ont développé une expertise auprès de personnes démunies, leur permettant d’éviter les préjugés et les attitudes discriminatoires (Loignon et al., 2010). Un projet de recherche a été entamé en 2010 à Montréal afin de mieux comprendre comment les médecins ajustent leur pratique quand ils travaillent avec des personnes en situation de pauvreté.
Notre étude visait ainsi à explorer les facteurs qui renforcent l’adéquation des soins dispensés par les médecins et autres professionnels de première ligne aux personnes en situation de pauvreté. Nous nous sommes donc tournés vers les professionnels qui ont une expérience en milieu de pauvreté afin d’identifier les stratégies de soin fructueuses et humanistes qui soutiennent les personnes.
Quatre milieux cliniques situés au sein de quartiers pauvres de Montréal ont ainsi été explorés. Par une approche ethnographique (voir l’article intitulé « Le travail ethnographique en contexte médical », p.42), nous avons observé les services offerts par différents établissements afin de saisir l’organisation des soins et de rencontrer informellement plusieurs acteurs contribuant à cette relation patient-médecin. Conjointement, plusieurs entrevues ont été réalisées, formellement et informellement, avec des patients, des médecins, des résidents et plusieurs autres professionnels.1 Cet article présente quelques données tirées d’observations et d’entrevues menées au sein d’une des quatre cliniques étudiées, offrant des soins courants à une population défavorisée. Il fournit un résumé des stratégies efficaces développées par les professionnels de santé.2
Dialogue
Originaire de Montréal, Luc possède un diplôme du secondaire et a enchaîné différents boulots au cours de sa vie. Il se décrit comme « alcoolique » et cette dépendance est, selon lui, la cause principale de son parcours de vie difficile. Peu de temps après la mort de sa mère, dont il s’est occupé quotidiennement, la sœur de Luc a mis fin à ses jours. Ces évènements douloureux et son accoutumance l’ont mené insidieusement vers l’isolement social puis l’itinérance. Quelque temps après, suite à sa rencontre avec des intervenants sociaux, il s’est rendu dans une clinique médicale, s’accordant une « dernière chance » de vaincre sa dépendance et son état dépressif, malgré l’effort que cette démarche représentait pour lui : « On est conscient de la situation actuelle dans le système de santé […]. Alors oui, très, très, chanceux, je n’insisterais jamais assez pour dire à quel point. D’avoir un médecin dont je suis satisfait à cent mille à l’heure. Ça m’a vraiment rassuré, puis je peux dire en toute honnêteté que c’est vraiment ce qui m’amène à être ici aujourd’hui. […] Je dirais que 90 pour cent de mon rétablissement actuel, c’est elle (la médecin). » Résilience et soutien sont deux thèmes qui émergent de l’histoire de Luc, rejoignant celle de plusieurs personnes en situation de pauvreté rencontrées dans le cadre de ce projet de recherche ethnographique en milieu médical. Le terme de résilience désigne le processus de réflexivité engagé par les patients rencontrés et souvent suscité par leur médecin. En effet, les interactions observées entre soignants et soignés semblent encourager les patients à prendre acte de leur situation de « malade » et à éprouver une volonté d’améliorer leur bien-être.
Les médecins qui pratiquent auprès de populations pauvres tendent à accompagner, prévenir et soulager les symptômes liés aux conditions chroniques3, mais aussi à déconstruire une résignation parfois latente. Ils accompagnent leurs patients dans une autoréflexion sur les causes de leur maladie qui, pour la plupart, sont d’ordre socio-économique. Ces problématiques liées à une carence financière semblent entraver les stratégies de résilience que les patients auraient pu spontanément mettre en place dans un autre contexte.
Lors d’une journée d’observation en salle de consultation, nous avons pu assister aux interactions entre patients et médecins, lesquelles ont permis de constater que le processus de résilience émane d’une relation de confiance entre les deux protagonistes, travaillant ensemble vers un même objectif. Un des médecins a ainsi manifesté de l’empathie, de l’écoute et proposé des conseils relationnels à sa patiente dépressive, tandis qu’un autre a utilisé l’humour pour aborder des sujets délicats. Les médecins rencontrés passaient plus de quarante minutes avec chacun des patients : sur un ton léger, parfois amical, ils aménageaient un temps d’échange informel avant d’aborder leur santé. Ce type de dialogue a révélé toute l’importance accordée par ces médecins à la vie de leurs patients.
À travers un discours médical non moralisateur, régulier et adapté, les médecins peuvent se positionner dans un dialogue valorisant et encourageant pour le patient. Ils peuvent inspirer le changement, soutenir les efforts, et accompagner le patient dans les échecs et contrecoups qu’il vit, comme le soutient ce médecin rencontré en entrevue : « Il faut tout le temps partir de ce que la personne est prête à changer. C’est par l’écoute, en essayant de comprendre d’où la personne vient, quels sont ses points positifs et trouver ce qui va les motiver particulièrement. »
Sans jugement
Lors de nos observations, plusieurs interlocuteurs nous ont conseillé de rencontrer une personne « essentielle » au bon fonctionnement de l’établissement : la secrétaire préposée aux rendez-vous. Référente aux yeux des médecins, elle prenait contact avec les spécialistes, rappelait les patients qui ne s’étaient pas présentés et tentait d’arranger les emplois du temps de chacun. Originaire du quartier, elle était perçue comme une figure rassurante par les patients et les professionnels de la santé.
Selon les jours, l’accueil de la clinique est assuré par une ou deux réceptionnistes. Essentiellement cantonnées à recevoir patients et visiteurs, elles orientent et guident les demandes. Soucieuses du bien-être des personnes, elles les accueillent chaleureusement, leur serrent la main, les nomment par leur nom. Le sentiment d’être reçus sans jugement dans une ambiance détendue contribue à la reconnaissance, par les patients, de l’établissement qu’ils fréquentent, comme l’exprime Georges, un patient : « Ce qui fait que la clinique me tient à cœur […] ? Tu arrives là, tu es déprimé, tu es à terre. Tu les regardes : ils sont chaleureux, souriants. Ça fait du bien d’arriver dans une place de même. Tu sais, tu peux t’asseoir confortablement puis dire, regarde, il y a personne qui va te juger ici; relaxe. »
Cette appropriation de la clinique par les patients semble rendre plus efficaces les directives et recommandations prescrites par le corps médical. Par conséquent, il ressort qu’un lieu convivial favoriserait la réussite des soins.
Nos observations ont ainsi permis de saisir une stratégie de soutien holistique. En effet, la plupart des médecins, infirmiers, secrétaires, réceptionnistes, psychologues et travailleurs sociaux, encouragent les patients à exercer des activités socioculturelles en les orientant, par exemple, vers des associations de quartier. Les personnes semblent alors stimulées dans une démarche de changement puisque soutenues dans différents aspects de leur vie par une équipe interdisciplinaire, ce que nous soutient Georges, un patient : « J’ai un trio fort. Le premier trio des Canadiens, il est là. Le médecin, le psychiatre, le travailleur social, ça fait un triangle. J’évolue entre les trois. »
Consentement
Dans cette perspective d’accompagnement, le discours médical doit avant tout être préventif : on parlera ici « d’éducation thérapeutique ». Les médecins de cette clinique tentent d’apporter aux patients des connaissances simples et facilement transmissibles afin de les aider à identifier les sources de leur souffrance et de leur malaise de manière autonome. Progressivement, ils acquièrent un savoir qui les revalorise et les met suffisamment en confiance pour aborder leur situation avec leurs proches. À ce propos, un infirmier a confié qu’il tentait souvent de mettre la famille du patient à contribution dans l’administration des soins de base.
Un des éléments moteurs de l’éducation progressive à la résilience réside dans une stratégie de revalorisation de l’individu. L’importance d’aider le patient à retrouver du pouvoir sur sa vie et à utiliser ses propres compétences, peut notamment s’appliquer à travers différentes techniques : établir un contrat fictif d’engagement (« deal médical »), fixer des objectifs à court terme, prioriser les changements, établir un agenda commun. Un des médecins rencontrés exprime d’ailleurs que « c’est le patient qui établit la priorisation. Moi je dis, « arrête de fumer et arrête de consommer, et arrête la prostitution et utilise des condoms quand tu as des relations sexuelles », et je comprends, je sais bien que le patient ne peut pas faire tout ça ».
Dans l’idée de priorisation des objectifs, le concept de « consentement éclairé » trouve un écho particulier dans les observations menées. Afin de conserver le dialogue et la négociation, plusieurs des médecins rencontrés veillent à transmettre l’information la plus juste et la mieux adaptée aux choix du patient. Ce dernier devrait ainsi, selon ceux-ci, être en mesure de prendre des décisions en connaissance de cause (refus, abandon ou acceptation du traitement). Avec cette approche, les médecins ne font pas les choix à la place du patient, mais ils exposent plutôt un éventail de conséquences des décisions qu’il serait amené à prendre : « Les patients reviennent : « Vous avez pris les médicaments ? », « Non, je ne les ai pas pris. », « Pourquoi ? » Au fond, je les félicite de me le dire, je leur dis toujours : « je préfère que vous me le disiez, plutôt que d’augmenter vos médicaments indéfiniment et ne pas savoir pourquoi ils ne font pas effet. J’aime bien mieux que vous soyez honnête. » » (Frédérique, un médecin)
Alliance thérapeutique
Ces quelques mois d’immersion ont permis de situer certains modes d’intervention nécessaires à l’efficacité des soins, autant pour les personnes en situation de pauvreté que pour les professionnels. En effet, une équipe de soins multidisciplinaire soudée et un espace d’accueil convivial ne doivent pas être considérés comme des éléments secondaires à une alliance thérapeutique fructueuse entre un patient et son médecin. Par ailleurs, la thématique de la résilience recouvre une dimension inconditionnelle de la médecine humaniste et sociale qui ne peut se passer de son pilier interactionniste.
En revanche, nombre de limites ont été soulevées tant par les intervenants que par les patients. À cet effet, soigner des personnes aux problématiques médicosociales complexes nécessite des ressources financières et humaines importantes. Manque de temps, de personnel, de moyens, surcharge de travail et accès difficile aux consultations spécialisées font partie des obstacles évoqués dans le suivi et le soutien des stratégies de résilience. De fait, ces barrières freinent la réussite des traitements chez les patients les plus découragés. Cependant, malgré ces constats, ces difficultés restent relatives lorsque situées dans le panorama des inégalités aux sources de la précarité. Le pouvoir de la médecine, même humaniste, est limité lorsqu’il se confronte à un système économique qui maintient les personnes les plus démunies dans le cercle vicieux de conditions de vie délétères, au sein de logements insalubres et d’une consommation alimentaire peu coûteuse, mais de basse qualité. Le point de vue de Rachid, un patient, illustre à cet égard cette réalité : « Ça coûte cher. Tu vas manger des pizzas ? Chaque pizza, c’est 350 calories. Tu veux être obèse ? Tu peux manger pour cinq dollars. Tu manges le poison et tu sors. Mais si tu veux manger quelque chose de santé, mon ami, tu vas payer. ».
Notes
1 : Plus de 100 heures d’observation en milieu clinique et près de 35 entrevues semi-dirigées ont ainsi été effectuées. Les médecins et autres intervenants ont été sélectionnés selon les habiletés qu’ils développaient dans la construction d’une alliance thérapeutique efficace et progressiste face à des populations vulnérables financièrement et atteintes de maladies chroniques.
2 : Cet article se concentre sur les données issues d’une cinquantaine d’heures d’observation, huit entrevues réalisées avec quatre patients, deux médecins, un infirmier et une secrétaire d’une des cliniques étudiées.
3 : Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), une maladie chronique est un problème de santé qui nécessite une prise en charge pendant plusieurs années. Cette définition regroupe les maladies non transmissibles (diabète, cancer, asthme…) et les maladies transmissibles persistantes (VIH-Sida), certaines maladies mentales (psychoses..) ou des atteintes anatomiques ou fonctionnelles (cécité, sclérose en plaques, etc.).
Références
Loignon, C., Haggerty, J.L., Fortin, M., Bedos, C.P., Barbeau, D. et D. Allen (2010). « What makes primary care effective for people in poverty living with multiple chronic conditions ? : study protocol », BMC Health Services Research, 10: 320-326.
Moscovici, S. (1984). Santé et maladie. Analyse d’une représentation sociale, Mouton, Paris.
Paugam, S. (1998). « Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion. Le point de vue sociologique », Genèses, 31 : 138-159.
Wagle, U. (2002). « Rethinking poverty: definition and measurement », Int. Soc. Sci. Journal, 54: 155–165.
Willems, S.J., Swinnen, W. et J.M. Maeseneer (2005). « The GP’s perception of poverty: a qualitative Study », Family Practice, 22: 177–183.
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- Thomas Gottin
- Étudiant au doctorat en anthropologie de l’Université de Montréal, professionnel de recherche au Centre de recherche de l’Hôpital Charles Lemoyne
- Christine Loignon
- Professeure au Département de médecine de famille de l’Université de Sherbrooke, chercheure au Centre de recherche de l’Hôpital Charles Lemoyne