Le squat est-il un mode marginal d’intégration ? Constitue-t-il une étape vers une meilleure intégration des squatteurs, jeunes et moins jeunes, ou accélère-t-il au contraire leur marginalisation ? Bien que les pratiques de « squattage » soient dévalorisées et considérées comme des infractions pénales, nous tenterons de démontrer qu’elles sont une alternative et un choix de vie pour plusieurs. Nous posons comme hypothèse principale de notre recherche que les jeunes, dans les espaces squattés et autogérés, transforment quotidiennement ces espaces en lieux d’expérimentation qui peuvent générer des pratiques ou des ressources créatives pour eux et pour l’ensemble de la collectivité. Bien sûr, cela ne signifie pas que tous les squats puissent devenir des espaces de créativité. À Barcelone et ailleurs, certains squats n’ont pas favorisé l’émergence de cette créativité et sont devenus des lieux de marginalisation. En ce sens, y a-t-il des caractéristiques pouvant mener à une intégration ou à une mise en marge ?
Les squats peuvent donner lieu à plusieurs débats et être analysés sous différents angles. Entre 2002 et 2005, nous avons mené une « recherche-activiste »2 sur cette pratique à Barcelone et dans sa banlieue à partir d’approches biographiques de la sociologie de la jeunesse (Schwartz, 1981; Zárraga, 1984; Coleman et Husen, 1985; Casal et al., 2006). Cette recherche-activiste voulait contribuer à la réflexion autocritique dans les espaces squats, à la promotion et la transformation du mouvement social étudié. Quatorze récits de vie individuels et un récit de groupe ont fait ressortir certains constats quant aux paradoxes, aux significations et aux représentations sociales du squat.
Libérer l’espace
La pratique du « squattage » n’est pas nouvelle. Elle est liée à l’existence même de la propriété et aux inégalités qui marquent l’accès au logement et à un « habitat » pour vivre. Les squats, bien qu’ils existent depuis longtemps, sont plus visibles depuis les années quatre-vingt, alors qu’ils se rapprochent d’une action collective et deviennent un mouvement urbain et social dans différents pays d’Europe (Wates et al., 1980; Koopmans, 1995; Moroni et al., 1998; Mikkelsen et Karpantschof, 2001; Pruijt, 2003). Bien que l’on puisse constater des liens avec l’occupation de territoires dans les pays dits en voie de développement ou dans de petits villages abandonnés en campagne, on parle d’abord du « squattage » comme d’une pratique développée et étudiée dans un contexte urbain.
Surtout connu sous son vocable anglais, squatter réfère, dans certains pays du sud de l’Europe (Espagne et Italie), à la notion d’occuper, de prendre possession d’un territoire, d’un lieu ou d’un bâtiment, de s’y installer. Squatter, c’est vivre dans un immeuble sans le consentement de son propriétaire (Pruijt, 2004). Le concept même d’« okuper »3, qui se réfère davantage à une action politique, fait ressortir le sens symbolique que peut avoir la pratique du « squattage ». D’une part, il signifie « remplir l’espace », c’est-à-dire créer et donner de nouvelles fonctions sociales aux immeubles abandonnés depuis longtemps. D’autre part, « okuper » est décrit comme l’action symbolique de libérer ces espaces pour développer des projets qui doivent permettre aux squatteurs d’expérimenter d’autres façons de faire, d’être, de sentir et de vivre ensemble, par opposition à celles que nous impose le système monde capitaliste (Riechman, 1999). Il faut d’ailleurs souligner que plusieurs de ces immeubles n’ont aucune fonction sociale et font souvent l’objet d’une spéculation immobilière.
Au cours des années 1980, les squats en Espagne deviennent des lieux de revendications politiques. Des groupes de jeunes s’approprient ces espaces pour dénoncer la précarité des conditions de logement due à l’absence de politiques de promotion de logements sociaux, dans un contexte de surenchère immobilière visible dans les grandes villes et leurs banlieues. Paradoxalement, ce mouvement commence au moment même où les associations de quartier s’affaiblissent4 et perdent leur caractère revendicatif et politique acquis dans les années soixante-dix. Les nombreux squats qui émergent à ce moment poursuivent les idéaux utopiques libertaires de Mai 1968 et reprennent le flambeau de l’esprit communautariste (Bailey, 1973; Fernández Durán, 1993). Le mouvement « okupa » se répand surtout à partir de 1995, avec l’adoption d’une loi qui pénalise la pratique de « squattage »5 et contribue au renforcement de sa criminalisation par les pouvoirs publics et les médias (Alcalde, 2004; Asens, 2004). Ceci accentue de facto la stigmatisation et la marginalisation des jeunes squatteurs. Cette action législative a donné lieu à la création d’un squat emblématique au cœur de Barcelone, le « Cinema Princesa », à proximité des bâtiments publics du gouvernement autonome et de la mairie. Son délogement par la police a paradoxalement dynamisé le mouvement social des squats à Barcelone.
Par leurs caractéristiques et pratiques contre-culturelles propres (Calle, 2004; Martinez, 2007), les squats sont désormais considérés comme un nouveau mouvement social dans la littérature. Pour plusieurs, le squat est plus qu’un collectif de personnes. Ainsi, le « squattage » peut agir comme levier pour promouvoir les aspects plus radicaux de l’écologisme, du pacifisme et du féminisme mais aussi, des autres mouvements sociaux plus marginaux et alternatifs tels les mouvements de contre-information, d’antifascisme et de solidarité avec les personnes incarcérées.
Reconnaissance comme sujet
Ce mouvement social et urbain attire surtout les jeunes (Martinez, 2002), d’où le fait que cette pratique est interprétée comme passagère, transitoire et liée aux besoins ou aux préoccupations temporaires des jeunes en matière de logement. Des auteurs s’interrogent d’ailleurs sur leur attitude de rébellion et de contestation vis-à-vis des générations adultes (Mikkelsen et Karpantschof, 2001; Costa, Pallarés et Feixa, 2002; Feixa et Porzio, 2004). Par contre, dans notre recherche, nous avons pu constater que des individus squattent depuis plus de dix ans.
À partir des idées « d’incompletenzza » de Melucci (1994), du « non-achèvement » de Lapassade (1973) ou des « états liminaux » de Turner (1969), l’initiation à cette pratique peut être interprétée comme un rite de passage. Ce moment peut devenir la porte d’entrée vers une nouvelle étape de la vie; la pratique du « squattage » se présente alors comme un choix. En ce sens, à partir des récits de vie, nous avons pu identifier quelques éléments clés de compréhension de ce passage. Il y a d’abord les caractéristiques liées au groupe qui squatte (besoins, attentes, aspirations ou idées) et les liens entre les jeunes avant de squatter. Ensuite, il y a les décisions et préparatifs relatifs à l’action de squatter et l’existence ou non d’un projet en commun d’autogestion. Le support et l’appui reçus des autres squatteurs ainsi que le travail de connexion et de relations avec les voisins ou les associations de quartier sont aussi des éléments centraux. Comment sont vécus les rapports avec les médias, les autorités et la police et comment utilise-t-on les médias de contre-information ? Quels sont les formes de répression constatées et les types de résistance choisis ? Finalement, quelles sont les caractéristiques de l’espace et des possibilités qu’il peut offrir ?
Le squat facilite la reconnaissance du jeune comme sujet et acteur. À partir des récits de vie, on constate que cette reconnaissance ne vient qu’avec l’expérimentation, c’est-à-dire par essais et erreurs. Les différentes trajectoires de vie multipliant les manières d’être, il s’agit de chercher les manières communes de faire et de construire à partir des éléments qui rassemblent.
D’un point de vue collectif, le « squattage » se base sur l’auto-organisation et l’autogestion. L’autogestion est une pratique d’apprentissage démocratique et sociale (Rosanvallon, 1979) qui ne peut devenir transformatrice qu’à partir de la réflexion sur l’action, ses limites ou ses contradictions. Les délogements et la répression exercés sur le mouvement ont permis de développer des stratégies d’autogestion tout en en constituant parfois des obstacles. L’organisation d’activités quotidiennes pour que tous s’engagent à l’égard du collectif est un exemple de stratégie. Un autre est l’appropriation collective de l’information sur des aspects organisationnels et de fonctionnement afin que tous soient au fait des éléments pratiques et que personne ne devienne indispensable. Quelques centres sociaux autogérés agissent comme de véritables pôles logistiques et fournissent du matériel permettant de réaliser les actions. Enfin, un dernier exemple de stratégie d’autogestion est la tenue d’assemblées pour traiter des aspects organisationnels ou encore, émotionnels et relationnels du squat.
Ruptures
Dans notre recherche, nous constatons une relation entre les squats et la créativité sociale. Cette créativité sociale contemporaine émerge dans un contexte d’expansion du système capitaliste mondialisé, comme réponse à une société nécessitant organisation et reconstruction. Elle est envisagée par les squatteurs comme une proposition alternative à leur intégration dans la société. Dans leurs récits, certains jeunes provenant de familles et de contextes défavorisés situent le début de leur expérience de « squattage « dans un imaginaire du « vivre sans espoir ». Pour eux, les squats s’inscrivent dans la recherche d’actions et de pratiques plus radicales. Après le premier squat, qu’ils décrivent comme chaotique et sans aucun caractère politique ou revendicatif, commence un processus d’ouverture et d’apprentissage d’une réalité qui leur offre de nouvelles perspectives. La pratique du « squattage « leur a permis de sortir de la marginalité et de la criminalité ayant caractérisé leurs groupes de pairs. Pour eux, la dimension collective est plus forte. Ils ne parlent pas de projets personnels mais plutôt de projets collectifs.
Pour les jeunes squatteurs provenant de familles et de contextes plus favorisés, cette pratique a marqué une rupture dans leur trajectoire de vie et avec les attentes de promotion et de mobilité sociale qu’avaient leurs familles à leur égard. Ainsi, pour le premier groupe, le « squattage » était une surprise et une découverte par rapport à leur imaginaire « du futur » tandis que pour le deuxième groupe, il s’agissait plutôt d’une opportunité pour mettre à l’épreuve la cohérence entre leurs idées critiques et leur mise en pratique au quotidien.
La dimension relationnelle (cognitive, affective et émotionnelle) de l’expérience du squat apporte également des éléments de compréhension (Sorin, 1992; de la Torre, 2003). Certains se connaissaient déjà avant de squatter et ont décidé d’entamer cette expérience ensemble, sur la base de leurs liens. Pour d’autres, le « squattage » était le moyen envisagé pour créer des liens et des relations plus durables, même si parfois décrits en termes de conflits et d’exigences. Ces relations interpersonnelles sont évoquées dans le sens d’une famille ou d’une communauté émergeant à partir de l’expérience de vivre et de partager la vie au quotidien ainsi que sur la base des actions et des activités pensées et préparées.
La créativité sociale n’est pas qu’une valeur liée à des situations exceptionnelles. Dans les squats, elle est une exigence éthique et morale qui permet de résoudre les problèmes sociaux se produisant. Avant tout, elle est une expression vivante qui vise à construire des formes et modes de vie alternatifs à ceux proposés par le système mondial capitaliste. En conséquence, cette créativité peut émerger et se dérouler dans la vie quotidienne (Heller, 1977), dans les relations et dans les pratiques de proximité, au cœur des activités construites par les groupes sujets ou sujets collectifs (Pichon–Rivière, 1988; Villasante, 2006).
Valeurs et non-valeurs
Pour tous les protagonistes de ces récits, la pratique de « squattage » a permis de faire un saut créatif dans leur vie. Pour certains, le squat a été un espace de formation et d’action politique; pour d’autres, le squat est plutôt apparu comme un lieu pour découvrir leur identité à partir d’approches telles que le féminisme. C’est aussi pour eux un laboratoire d’expérimentation de valeurs alternatives et post-matérielles (réutilisation, recyclage, échange de nourritures et de biens), tout en se situant dans une perspective de « non-valeur », soit de faire les choses pour s’amuser, pour le plaisir et pour être avec les autres. Pour tous, le squat a été une école de vie. Le processus d’expérimentation et de vie commune leur a permis de redéfinir leur existence à partir de pratiques, valeurs et sens nouveaux. Ils ont pu acquérir des expériences et des habiletés qu’ils ignoraient ou qui étaient inexistantes dans leurs familles ou leurs itinéraires scolaires. Ces apprentissages, nous disent-ils, auraient difficilement pu être développés avec d’autres agents de socialisation.