Marginalité et politique: le malentendu

L’occupation du centre Préfontaine par des squatteurs en 2001 à Montréal aura été un grand événement ; un événement surmédiatisé, certes, mais bien réel, mettant en scène des personnes marginalisées sur le plan économique ou politique d’un côté, et des acteurs socio-politiques de l’autre. Le film SQUAT!1 d’Ève Lamont éclaire avec justesse et justice la réalité des occupants du squat, un critère essentiel pour comprendre la pratique politique de la marginalité. Il met également en lumière la pratique des politiciens ; une pratique empreinte de calculs et teintée d’une certaine angoisse face à ce que pourrait devenir ce squat quant à la salubrité et à la santé publique. Sans être vraiment dangereux, on craint qu’il puisse le devenir, raison qui est d’ailleurs évoquée pour expulser ses occupants et le fermer définitivement.

Ce film est traversé par une question de fond, lancée par Pascale Dufour dans la Revue du CREMIS (Printemps 2009), à savoir : Comment parle-t-on de la marginalité dans nos systèmes politiques ? On pourrait cependant poser la question sous un angle différent. Est-il possible de concevoir qu’un groupe de personnes dans le besoin veuille changer le monde, défendre ses droits et s’émanciper sur les plans politique et économique ? Y a-t-il un espace permettant l’émergence d’un discours et d’une pratique des personnes marginalisées ? Comment percevoir leur pratique et leur discours politique ?

Un jeu de représentation

Une confusion persiste lorsqu’on associe marginalité et système politique. On a du mal à reconnaître une pratique politique à un groupe qui n’a pas vraiment de discours que la société peut décoder. Pas de discours, pas de place dans le système politique. C’est peut-être là une manière de définir la marginalité, dans la mesure où il y a marginalisation du discours en même temps qu’une marginalisation sur les plans économique et social.

On ne peut comprendre que des identités blessées ou humiliées dans leur passé soient en mesure de prendre la parole et d’exiger des changements radicaux pour eux et leurs semblables. Il s’agit là d’un jeu de représentation, d’où provient la difficulté de comprendre le discours produit par certains groupes de personnes marginalisées.

Pensons aux émeutes dans les banlieues parisiennes, déclenchées en 2005 suite à la mort de deux jeunes pourchassés par la police. Lors de cet événement, plusieurs chercheurs et journalistes avaient affirmé qu’il n’y avait pas là de politique puisqu’il n’y avait pas de revendications. Dans La révolte des banlieues ou les habits nus de la république (2005), livre paru dans la foulée des émeutes, l’économiste et philosophe Yann Moulier Boutang développe une thèse qui peut s’appliquer à plusieurs enjeux entourant la marginalité et le politique. Au moment des émeutes, Boutang s’est senti dans l’obligation d’intervenir publiquement en raison du silence de la plupart des intellectuels sur la question et d’un désaccord profond avec les quelques rares interventions publiques des penseurs français. En somme, peu d’intellectuels, même à gauche, se sont dissociés de la remarque de Nicolas Sakozy, alors Ministre de l’Intérieur, qui avait affirmé qu’il nettoierait de son mieux la banlieue de sa « racaille ». Boutang rappelle qu’il faut d’abord chercher à comprendre ces événements avant de les juger : « Les grands événements ne sont pas forcément beaux ni joyeux. Ils vous prennent par surprise. Ils ne sont pas nécessairement fusionnels. Ils peuvent inquiéter pour des raisons radicalement opposées : ici la peur du désordre immédiat, à l’opposé de la crainte d’un désordre futur bien plus profond et dommageable. Les raisons de leur déclenchement n’expliquent jamais le moment de leur explosion. » (p. 13)

Se faire avoir

En ce qui concerne la compréhension de la pratique politique en lien avec la marginalité, il est difficile de se faire une représentation juste. Il existe inévitablement un malentendu sur le plan des valeurs. Alors qu’en France, c’était l’utilisation de la violence excessive qui causait l’indignation des acteurs politiques et des intellectuels, à Montréal, c’était la question de l’illégalité qui posait problème. C’est par une série de malentendus de ce type que se construit le discours sur la marginalité, en particulier lors de grands événements qui, par définition, n’avaient été prévus ni par les personnes marginalisées, ni par les acteurs politiques. C’est une des missions de la recherche et des pratiques militantes, selon moi, que de démonter ces malentendus qui renforcent trop souvent l’isolement des personnes marginalisées.

J’ai suivi attentivement le squat Préfontaine alors que j’étais coordonnateur du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal. Une déclaration du maire Bourque m’avait particulièrement frappé. À la fin du squat, il avait affirmé s’être « fait avoir » car il croyait faire face à un groupe de personnes dans le besoin alors qu’il s’était trouvé devant des jeunes qui voulaient changer le monde. Quel formidable malentendu ! On ne peut douter de la sincérité de ses propos. Avec raison, Albert Jacquard, qui se trouvait à Montréal, avait répondu qu’il s’agissait au contraire d’un merveilleux compliment à faire aux jeunes !

Notes

Le film SQUAT! a été projeté lors de la soirée-cinéma du CREMIS le 16 juin dernier, en compagnie de sa réalisatrice et de plusieurs personnes qui ont participé au squat Préfontaine et au Centre social autogéré de Pointe-St-Charles.

Références

Boutang, Y. M. (2005). La révolte des banlieues ou les habits nus de la république, Paris, Éditions Amsterdam.