19 Janvier 2005. La journée la plus froide de l’année. Reportage dans La Presse sur une journée dans la vie d’une vingtaine de personnes sans-abri qui dorment dehors malgré les –34° Celsius. Alain, à 50 ans, a le SIDA et est dans la rue depuis quatorze ans. Il n’a plus la volonté nécessaire pour survivre dans les refuges : « Je suis comme un chien, je veux toujours rester dehors ». Deux jeunes hommes, Simon et Donald, évitent aussi les refuges parce que leurs chiens ne sont pas admis. Comme le dit Simon : « Je suis dans la rue pour garder mes horizons ouverts. Dans une maison, tes horizons, tu les vois juste à travers les fenêtres » (Touzin 2005).
Un mois plus tard, Brian Myles, dans Le Devoir, écrit sur les « plus pauvres parmi les pauvres » à Montréal, tels que vus par l’anthropologue amateur Emmanuel Morin. Il s’agit d’Autochtones sans-abri dont on estime le nombre à approximativement 350. Morin a rencontré des Inuits vivant dans la rue lorsqu’il était étudiant et a développé avec eux une relation de longue durée en tant qu’activiste et travailleur social. Même s’il y a plus de 10 000 Autochtones demeurant à Montréal, il n’existe ni refuge, ni centre de traitement dédié aux hommes des Premières Nations tandis que, du côté des femmes, il n’y a qu’un seul refuge. Ces personnes préfèrent ne pas fréquenter les refuges gérés par les Blancs à cause du racisme. Même s’ils voulaient y aller, plusieurs d’entre eux ne seraient pas éligibles étant donné l’exigence de rester sobre en tout temps. Par conséquent, ils dorment dehors : « la violence est là, l’alcool est là. Et quand ça explose, ça explose en « crisse » ». Morin se désole du désintérêt des Blancs à l’égard des Inuits, « qui vivent carrément dans des conditions du Tiers monde » à Montréal. « J’en ai parfois des frissons. Ce sont les gens les plus « poqués ». J’ai vu des gens qui se retrouvent dans les bas-fonds des bas-fonds. Ils ne vivent même plus au quotidien. Ils vivent à l’heure près. »
Myles raconte l’histoire d’un groupe d’Autochtones qui vit à Montréal. C’est le jour de la Saint-Valentin. Il nous présente d’abord Hank, qui attend l’arrivée de l’Ouest d’une bande d’Autochtones qui vont « se venger » sur les Blancs, ainsi qu’une jeune femme inuit qui cherche son ami Sébastien pour aller fêter. Hank mange des sandwichs distribués par l’équipe Ka’wahse (« Où vas-tu ? » en Mohawk) au parc Atwater, à côté du métro. Plus tard, tous les deux partent à la recherche d’un endroit où leur amie Annie, toujours en boisson, pourrait dormir. Ils craignent tous l’arrivée de Greg. Celui-ci est Métis, un groupe dont les Inuits « se méfient d’instinct ». Il vient de passer huit ans en prison pour le viol d’une fille de 17 ans devant sa mère, cette dernière ayant été ligotée auparavant : « ce soir, heureusement, Greg est absent ».
Myles est parmi une minorité de journalistes qui ont tenté de faire des entrevues avec des sans-abri autochtones afin de les présenter à travers leur propre voix. Il explique qu’il y a de multiples raisons pour que les Autochtones deviennent des sans-abri dans la ville, « un cocktail corrosif de racisme, de bureaucratie et d’ignorance. Pour un pauvre, c’est déjà difficile de trouver un logement. Pour un pauvre autochtone […] c’est presque impossible ». Les Inuits constituent 10% de la population autochtone à Montréal, mais ils constituent 43% des personnes itinérantes appartenant à cette catégorie. Il fait le lien entre leur surreprésentation parmi les sans-abri et leur migration du Nunavut, où « le taux de suicide est […] six fois plus élevé que dans le reste du Canada » et où « environ 40 % des enfants […] auraient subi une agression sexuelle ». Les Inuits sont attirés vers les villes du Sud car, dans leurs communautés d’origine, « la croissance démographique est phénoménale alors que les perspectives d’emploi sont nulles ». Avec l’arrivée en ville, il y a augmentation de la violence, de l’abus et de l’exclusion : « Par un cruel coup du sort, ceux qui restent dans la rue renouent alors avec une violence et une misère dont ils se croyaient à tort libérés par leur exode. Cette violence frappe surtout les femmes, prises dans un cercle vicieux ».
Voilà quelques exemples de la manière dont sont définis les « plus pauvres parmi les pauvres » dans un échantillon de 112 articles de journaux portant sur la pauvreté et parus en 2005 dans Le Devoir, La Presse et The Gazette.2 Dans ces articles, on a tendance à inviter le lecteur à réfléchir sur la prévalence de la pauvreté. Par exemple, on souligne que le taux de chômage à Montréal (10%) est parmi les plus élevés au Canada (Saint-Pierre, 2005). Au Québec, 40% des salaires sont inférieurs à 20 000$, un chiffre qui correspond approximativement au seuil de faible revenu pour une famille de quatre personnes. Pendant que la taille de la population des sans-abri à Montréal est sujette à débat, la cité compte 340 000 prestataires de l’aide sociale et des centaines de milliers de repas sont préparés pour les pauvres dans la ville chaque année (Sutherland, 2005; Courchesne, 2005; Block, 2005). Entre 1994 et 2004, les sans-abri font l’objet de 90% des constats d’infraction émis par la police pour nuisance publique. En 2004, leur nombre est quatre fois plus élevé que l’année précédente et les amendes varient de 102 $ à 371$ (Cauchy, 2005).
La définition de la « pauvreté extrême » adoptée par la Banque mondiale est restreinte au plus de 20% de la population mondiale qui vit avec moins de 1$ par jour, pendant que la « pauvreté modérée » comprend un autre 20% de la population qui vit avec 1$ et 2$ par jour (Sachs, 2005; Davis, 2006). Ni l’un ni l’autre de ces deux groupes est facilement atteint par des programmes d’assistance, contrairement aux populations vivant dans la pauvreté « relative » avec des revenus sous les seuils de pauvreté reconnus dans les pays industrialisés. Étant donné ces définitions, on peut questionner la pertinence de parler de pauvreté extrême ou modérée pour ceux qui vivent dans des situations comparables à Montréal, puisqu’ils ne peuvent avoir accès à un réseau étendu de services sociaux, aux aliments et aux refuges. Néanmoins, des images de la pauvreté extrême des « plus pauvres parmi les pauvres » dans la ville sont mises en forme dans les histoires racontées par les journalistes.
L’auditoire
Les articles de journaux échantillonnés concernant les pauvres et les enjeux politiques les entourant cherchent à soulever des questionnements en nommant la pauvreté par le biais de faits sociaux. Qui sont les pauvres ? Qui les a comptés et comment ? Combien de gens sont sans-abri ? Pourquoi la pauvreté persiste-t-elle ? Comment l’éradiquer ? Quelles sont les causes globales ? De quelle manière les sans-abri font-ils face à l’abus ? Par une telle approche, on cherche à créer un choc chez le lecteur, à travers la manière dont sont présentées les données, le ton émotif et moral provenant des voix repérées localement et du contexte immédiat, ainsi que les cas individuels sélectionnés. La façon de présenter ces histoires suggère qu’on a des auditoires spécifiques en tête. Les articles qui sont écrits dans un style ethnographique comprennent des voix officielles et non-officielles qui parlent des pauvres et des sans-abri. Dans certains cas, on raconte la pauvreté à travers les voix des pauvres eux-mêmes, en tentant en général de dépeindre leurs conditions déplorables et de faire pression sur les gouvernements pour mettre fin au sous-financement du logement social et des refuges.
Ce ne sont pas de simples conversations entre journalistes et lecteurs, mais un échange plus implicite qui se déroule dans l’anticipation de l’intérêt qu’on imagine chez l’auditoire. Le fait que les journalistes anticipent une réponse veut aussi dire qu’ils suggèrent ce que devrait ressentir l’auditoire. Les textes sont mis en forme en fonction de cette réponse anticipée. Par exemple, on suggère un niveau maximum acceptable de pauvreté dans la ville et on se sert des expressions émotives qui proviennent des voix de la rue. Ces voix sont mises en scène avec, en arrière-fond, des faits portant sur la situation dans le Nord et le racisme dans le Sud qui légitiment le plaidoyer pour une « hospitalité » plus grande et moins conditionnelle face à ces migrants inuits. Les journalistes accentuent le besoin pour une telle hospitalité et dignité en jetant un éclairage puissant sur les « plus pauvres » à travers des analyses contextuelles. Dans ces analyses, le journaliste « ethnographe » se pose comme l’expert de ce qui se passe dans la rue. Les plus pauvres parmi les pauvres sont présentés comme des « autres » qui ont aussi des droits fondamentaux au logement, à la nourriture, à la chaleur, aux soins médicaux. Cela étant dit, ces reportages sont-ils un modèle pour un journalisme promouvant l’hospitalité inconditionnelle envers les pauvres ?
En nommant les plus pauvres parmi les pauvres, les journalistes font des revendications pour les droits de ces « autres », mais les personnes elles-mêmes, sujets de ces droits, sont parmi les plus éloignées des auditoires sous-entendus des articles du Devoir et de La Presse. Les sciences humaines sont construites sur l’idée qu’être « humain » présume une certaine condition et que, au-delà de cette condition, il y a le « non-humain ». Les sociétés humaines sont édifiées sur des divisions sociales qui sont généralement inhospitalières à ceux qui « n’ont pas » ou qui sont les moins bien nantis. Ceux qui « ont » et ceux qui « n’ont pas » sont maintenus à leur place respective par un ensemble de conditions, comme le fait d’appartenir (par naissance ou par identification) à une catégorie donnée fondée sur la « race », la classe, la citoyenneté, la région, le genre ou la langue, d’avoir une adresse et un numéro de téléphone, d’être qualifiés, sobres et sains d’esprit. Les conditions qui sous-tendent la distinction entre ceux qui « ont » et ceux qui « n’ont pas » sont aussi au coeur de la manière dont un journaliste écrit pour un auditoire donné, dans l’« acte du journalisme » lui-même. Les journalistes écrivent sur ceux qui « n’ont pas » à des auditoires composés de ceux qui « ont » et non pas le contraire.
Modes d’écriture
Les pauvres vivant au coeur des grands centres-villes font souvent l’objet de discussion de la part des journalistes mais ne sont pour ainsi dire jamais concernés comme lecteurs potentiels. Pour un sociologue critique intéressé par la déconstruction des actes journalistiques et de ce que les auteurs considèrent comme la pauvreté « normale », il s’agit d’un paradoxe frappant. Si les pauvres eux-mêmes sont rarement visés comme lecteurs et si les médias les mettent en scène régulièrement dans des termes positifs et en voulant leur offrir un soutien, ne pouvons-nous pas conclure que la compréhension « publique » de la pauvreté est elle-même appauvrie ?
Nous avons besoin d’une sociologie critique du journalisme. Les critiques des médias sont focalisées trop souvent sur les conséquences globales de la concentration de la propriété ou sur l’idéologie dominante, plutôt que sur la transformation des modes d’écriture utilisés par les journalistes. Même si les critiques de l’industrie de l’information peuvent alimenter des pratiques alternatives, elles mènent souvent à un cul-de-sac. Tenter de construire des médias alternatifs se résume souvent à s’adresser à des publics restreints composés de ceux qui sont déjà « convertis ». Pendant ce temps, les journalistes reconnus des médias de masse continuent leurs « actes journalistiques » conventionnels par lesquels ils nomment les conditions de l’hospitalité publique envers les exclus, avec peu d’interruption ou de critique. Même les journalistes les plus sensibles et les mieux informés sont ainsi engagés dans un processus politique de nommer les plus pauvres parmi les pauvres sans s’adresser directement aux sujets de leurs reportages. Ceci fait partie d’un discours public où le besoin (ou la volonté) d’être hospitalier envers les pauvres est entouré de conditions.
Ces articles nous fournissent une représentation des plus pauvres parmi les pauvres et de leur colère envers les institutions sociales qui devraient leur venir en aide. Cela constitue en soi un effet puissant du journalisme. Ils illustrent également la diversité de ces gens, surtout à travers des informations sur le contexte et à partir des avis exprimés par des tiers partis. Il y a de l’information, des citations sélectives, une condamnation morale et émotive de l’injustice, mais y a-t-il de l’engagement envers l’expérience des personnes qui font l’objet de la discussion ? Les journalistes nous amènent-ils à dialoguer avec ces sujets ? L’exclusion des pauvres parmi les auditoires sous-entendus par les journalistes n’a jamais posé de problèmes éthiques ou politiques pour le métier, dans la mesure où il est considéré normal depuis longtemps que les reportages s’adressent au lectorat majoritaire (Retief, 2002; Ward, 2006). Selon la tradition, la responsabilité première de tout journaliste ou chef de bureau est de juger de l’intérêt d’un article ou d’une information en fonction de cet auditoire en tant que marché. Le journaliste ne fait pas un reportage ou un commentaire de manière « innocente » sur un événement, sans sélectionner et orienter son matériel pour ses lecteurs.
Actes de citoyenneté
Afin de réduire ou de questionner l’écart entre les groupes qui font l’objet du reportage et cet auditoire sous-entendu, il faudrait que les journalistes fassent leurs reportages à partir des lieux où se déroulent de véritables actes de citoyenneté. Le principe du reportage effectué à partir du lieu où se trouvent les sujets est souvent respecté dans les articles qui nomment les plus pauvres parmi les pauvres, mais ne vont pas dans le sens d’une communication directe avec ces sujets pour trouver des réponses ou des solutions. « Converser » veut dire apporter des propositions afin de maintenir la conversation en vie. En d’autres mots, les actes de journalisme devraient faire en sorte de regrouper les interlocuteurs ensemble afin qu’ils puissent échanger entre eux et ainsi élargir les critères d’inclusion et commencer à faire entendre une plus grande diversité de voix dans la conversation publique.
À cette fin, il faudrait que les journalistes pensent plus en termes de positions qui se confrontent. Ils pourraient avoir la responsabilité de contribuer ouvertement et directement à un processus démocratique fondé sur la présence d’une multiplicité de voix. Leurs capacités en recherche et en action communicationnelle pourraient assurer une justice et un équilibre certains dans un dialogue à travers les divisions sociales reproduisant des conditions inhospitalières vis-à-vis des moins bien nantis. Comprendre comment ces conditions fonctionnent dans les actes journalistiques qui nomment les plus pauvres parmi les pauvres pourrait nous aider à transgresser les divisions sociales en incluant les voix de la pauvreté, mais aussi en traitant ces mêmes « voix » comme des interlocuteurs pouvant prendre part aux dialogues à venir.