Que signifie étudier la marginalité en science politique ? En sciences sociales, ce sont généralement des disciplines comme la sociologie, le travail social ou la psychologie qui sont associées à l’étude de la marginalité. Rares sont les travaux dans ce champ de recherche qui vont se vanter d’appartenir à la science politique. On pourrait même dire que la marginalité n’évoque pas spontanément un « objet d’analyse » pour les politologues. Bref, entre science po et marginalité, il n’y a pas de mariage naturel.
Pourtant, comme perspective de recherche, la science politique a beaucoup à offrir pour l’analyse et la compréhension de la marginalité. En posant la question du politique en premier, cette discipline soulève la question centrale de l’appartenance à la communauté politique. Or, dans le cas des personnes en situation de marginalité, l’appartenance est problématique. Appartiennent-elles complètement à la société dont elles sont membres ? Cette appartenance problématique, à la fois comme membres de la communauté et comme porte-à-faux avec elle, est-elle subie ou choisie (que ce soit en termes d’accès aux droits, de modes de vie ou d’insertion économique) ? Comment s’établit la distance au centre, vécue par ces personnes ? Comment parle-t-on de la marginalité dans nos systèmes politiques ? Et surtout, qui parle ? Les personnes en situation de marginalité sont-elles des actrices de leurs propres trajectoires ou se « font-elles parler », comme le soutenait Bourdieu ?
En 1971, Guy Rocher soulignait que « le statut de marginalité, lorsqu’on accepte qu’il devienne en quelque sorte permanent, ne peut qu’engendrer un refus global des structures en dehors desquelles on continue à le maintenir ». Ce statut correspond à « l’aliénation sociale la plus absolue. Alors, l’objectif premier et nécessaire est la destruction de ce système dont on est exclu, assuré que tout autre qu’on reconstruira ne pourra pas être pire » (p. 43). Alors, les personnes en situation de marginalité : des « sans pouvoir » apathiques ou des contestataires, plus ou moins dangereux, de l’ordre dominant ?
Les débats sur la marginalité et le politique se structurent autour d’une double dialectique. Premièrement, le couple centre-périphérie traduit l’occupation d’une position particulière au sein de la communauté politique, position que l’on peut mesurer ou qualifier (être à la marge ou être en marge). Deuxièmement, le couple normalité-déviance questionne les rapports à la normalité et à la déviance des personnes en marge. Le qualificatif de « déviant » pose problème parce qu’on le considère habituellement comme quelque chose de négatif, qui perturbe l’ordre et auquel il faut remédier. Il est donc discriminant pour les groupes ou personnes considérés d’être catalogués comme « déviants ».
Les sciences sociales ont oscillé entre deux façons de concevoir la déviance : comme un problème empêchant la cohésion sociale ou comme une source de changement social. C’est dans cette acceptation plus optimiste de la déviance que la dimension culturelle des pratiques de la marginalité est visible. C’est aussi là que les personnes en situation de marginalité redeviennent des actrices capables d’avoir une influence sur leurs propres trajectoires. Comme les autres sciences sociales, la science politique a elle aussi tangué entre ces deux attitudes. Trois grandes manières de réfléchir la marginalité seront ici évoquées : les rapports de pouvoir, l’action collective et le rapport au politique.
Le pouvoir de faire faire
Qui dit science po dit réflexion sur le pouvoir. Foucault a mis à jour un type de pouvoir bien particulier impliqué dans la question de la marginalité. Mais que signifie faire une analyse foucaldienne de la marginalité ? Grossièrement, on peut dire qu’avoir un réflexe foucaldien serait, dans un premier temps, de questionner les catégories administratives avec lesquelles nous pensons politiquement un problème social. Par exemple, d’où vient la catégorie médicale de maladie mentale ? Qui a participé à sa formulation et qu’implique-t-elle en pratique ? Quelle est sa signification du point de vue des acteurs ? Comment les médecins l’utilisent-elle et à quelles fins ? Comment les patients y résistent-ils ou s’y soumettent-ils ? Qu’est-ce que le diagnostic de « maladie mentale » entraîne pour un individu donné (formes de privation de liberté, traitements, injonctions médicales mais aussi, droits sociaux particuliers) ? Ces questions sont loin d’être le monopole des politologues et de nombreux travaux en service social les ont, notamment, mis de l’avant. Ceci dit, Foucault ne questionne pas uniquement les domaines de la santé et de la « prise en charge » des populations. Il étend son analyse du pouvoir à toutes les situations quotidiennes de rapport aux institutions et à leurs représentants.
Quelles sont les formes de pouvoir et de domination exercées par les professionnels de la connaissance et des savoirs officiels (médecins, professeurs, juges) sur leurs clients, patients ou élèves ? Étudier le pouvoir, à la manière de Foucault, ce n’est pas étudier en soi le pouvoir violent de l’armée ou de la police, ni des situations de conflit ouvert, mais plutôt le pouvoir en action des représentants de l’État dans la conduite de nos vies. Le pouvoir au cœur de l’analyse foucaldienne est en fait le pouvoir de faire faire. Appliqué à la marginalité, ce réflexe foucaldien consiste à comprendre la construction politique et sociale des catégories qui « traitent » de la marginalité, autant du point de vue de la répression et du traitement médical ou social de la marginalité que des relations sociales qu’elles engendrent (la soumission ou la résistance).
Cette idée de résistance ou de non-soumission à la domination exercée par l’État et ses représentants demeure, dans la perspective de Foucault, relativement individuelle. C’est dans les relations quotidiennes, en face-à-face, que vont se jouer les luttes entre dominant et dominé. Suite aux réflexions de Foucault, d’autres analystes vont se pencher sur « la résistance quotidienne » des personnes en situation de domination sociale occupant une position de marginalité dans la communauté politique.
La possibilité de l’action collective
Une autre tradition de recherche tente de comprendre l’action collective des personnes en situation de marginalité, qui a priori, n’est pas perçue comme allant de soi. En effet, les mouvements de chômeurs, les mouvements d’immigrants en situation irrégulière et les mouvements de prisonniers existent mais sont plutôt des cas à part et souvent éphémères. Dans ce contexte, la science politique a cherché à expliquer pourquoi, en dehors de ces moments exceptionnels, la révolte des dominés était plutôt rare. Selon une première position, la condition « objective » de marginalité aurait tendance à empêcher l’action collective et la participation politique en général, parce qu’elle aurait des effets psychologiques sur la personne qui entraîneraient plutôt l’apathie et le retrait de la vie publique. De plus, elle serait structurellement défavorable à l’action politique parce qu’elle se caractériserait par un manque de ressources (matérielles, cognitives et sociales) qui aurait des influences directes sur les capacités de mobilisation du point de vue organisationnel. Autrement dit, la marginalité comme « état » empêcherait normalement la mobilisation ou, tout au moins, la limiterait fortement. Il y a ici un paradoxe. D’un côté, la situation de marginalisation crée les conditions individuelles et psychologiques favorables à la rébellion; d’un autre côté, ces mêmes conditions de marginalisation empêchent la mobilisation ou limitent les possibilités de la mobilisation. Dans cette perspective, toute forme d’action collective des personnes en situation de marginalité est perçue comme un moment « exceptionnel » de rupture du quotidien motivé essentiellement par la frustration excessive liée à la situation de marginalité.
Selon une deuxième position, la mobilisation des personnes dites à faibles ressources dépend de l’environnement institutionnel et organisationnel dans lequel elles évoluent. La présence ou l’absence d’occasions politiques favorables ou défavorables ainsi que la présence ou l’absence d’alliés potentiels du côté des organisations collectives expliqueraient la possibilité de l’action collective. Par exemple, l’émergence d’un mouvement de chômeurs dans un contexte de faible emploi va surtout dépendre de la possibilité pour les personnes en chômage de trouver des soutiens auprès d’autres groupes sociaux (comme les syndicats) et des instances de pouvoir en place. Un gouvernement favorable ou attentif aux besoins des personnes en chômage, des organisations syndicales prêtes à soutenir leurs actions collectives et leurs revendications, sont des conditions propices au développement d’une mobilisation. Ici, la nature de la mobilisation elle-même importe peu; ce sont plutôt les conditions extérieures au mouvement qui détermineront et influenceront la possibilité et la longévité même de son existence.
Finalement, l’analyse des mobilisations « improbables » des personnes en situation de marginalité peut partir de la compréhension qu’elles ont des enjeux les concernant. Avec ce type de questionnement, on se préoccupe davantage des savoir-faire, des connaissances et des compétences de ces personnes dans l’action (et de la compréhension des processus qui ont construit ces savoirs) que de leurs manques ou des contraintes structurelles les empêchant de passer à l’action. Dans cette tradition de recherche, toute action collective est porteuse de transformations sociales, dans la mesure où elle exprime la remise en cause de l’ordre dominant et promeut des alternatives. Il s’agit alors d’analyser le contenu des mobilisations et des revendications, les dynamiques internes au mouvement et les pratiques militantes porteuses d’un renouvellement de la culture politique. Souvent, les chercheurs vont souligner le caractère « avant-gardiste » de ces mouvements sociaux dans la promotion du changement social, comme si être à la marge au sein de la structure sociale permettait de proposer une critique plus juste du fonctionnement des sociétés. Cette troisième position a le mérite de prendre les acteurs collectifs « au sérieux » et de mettre en perspective leur compréhension du monde. C’est avec ce type d’approche, plus compréhensive, que la marginalité est devenue une position analytique privilégiée pour mettre en lumière les travers « du centre », ses contradictions et les rapports de pouvoir qui le traversent.
Marginalité et identité politique
La science politique permet donc de s’interroger sur la marginalité comme action politique. Quelles sont les actions du politique sur des catégories de personnes considérées comme marginales et quelles sont leurs actions sur le politique (le système de décisions, le personnel et les dynamiques entre acteurs) ? Ce questionnement sur le rapport des populations marginalisées au politique permet aussi de concevoir la possibilité d’une « marginalisation volontaire »1, c’est-à-dire la mise en marge comme une réponse raisonnable à des problèmes qui dépassent de loin la responsabilité individuelle. Dans cette perspective, la « marginalité volontaire » peut être envisagée comme une des dimensions de la marginalité qui exprime une réponse publique à des problèmes vécus comme individuels (pauvreté, chômage, maladie, échec scolaire) et pourtant intrinsèquement liés à des structures sociales, des décisions collectives et des traitements politiques spécifiques. On entrevoit alors la possibilité d’interpréter différemment les rapports au politique. Certains gestes ne sont plus seulement des actes de déviance perpétrés par des personnes qui ont besoin d’être ramenées dans le « bon » chemin. Ils sont plutôt des actes d’affirmation de soi ou des déclarations d’appartenance à une autre collectivité puisque la collectivité centrale rejette plus qu’elle n’inclut. Ainsi, dans certains cas, la mise en marge n’est pas seulement le résultat de trajectoires individuelles (par exemple, la communauté des jeunes de la rue). Évidemment, en la matière, il est difficile de poser des conclusions hâtives. Il s’agit plutôt, à partir d’un questionnement sur le rapport au politique, de déplacer notre regard afin de considérer la signification de la marginalité du point de vue des personnes en situation de marginalité et en relation avec leur environnement institutionnel et socio-économique. Pouvons-nous penser que la marginalité est aussi liée à un rapport social autre, le rapport politique ?
Parce que nous avons la fâcheuse tendance à penser les personnes en situation de marginalité comme étant un problème situé à l’extérieur ou à la lisière de nos sociétés, nous questionnons les situations de ces personnes indépendamment de leurs positions dans l’espace social (tels le statut socio-économique et les rapports de pouvoir et de domination). La perspective de la science politique, qui considère le rapport à la communauté politique d’appartenance, amène à modifier notre grille d’analyse et à traiter la marginalité comme une relation (et non comme un problème individuel) mais surtout, comme un problème d’identité politique.
Et si nous avions aussi besoin de la marge pour nous définir ?
Notes
1Tel que souligné par Ludvig Bellehumeur et Maimouna Diakhaby, dans le document Occupez l’espace !, disponible sur www.cremis.ca
Références
Bourdieu, P. (1981). « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 36/37, 3-24.
Rocher, G. (1971). « La marginalité sociale. Un réservoir de contestation », in Ryan, C., Le Québec qui se fait, Montréal, Les Éditions Hurtubise, 41-47.