L’invention au quotidien

La pratique des professionnels en milieu institutionnel est souvent perçue comme étant sous influence, sous contrainte ou,  pire, déterminée par des contextes organisationnels et par des dispositifs de standardisation des interventions en santé. Cette impression est accentuée par l’essor croissant que connaissent les outils et les guides de pratique produits à partir des orientations gouvernementales ou des données scientifiques dites probantes. Plusieurs professionnels résistent à cette forme de « bureaucratisation » de la pratique et expriment une volonté de maintenir et de promouvoir la spécificité ainsi que l’originalité de leurs pratiques. Ce faisant, ils interrogent aussi la notion de « meilleures pratiques » et s’inscrivent dans le débat sur les moyens les plus efficaces pour agir. Dans les professions de la santé et du social, ce débat confronte, d’une part, l’expertise des savoirs issus de l’expérience clinique et, d’autre part, l’expertise scientifique, qui identifie les meilleures pratiques au terme d’un traitement positiviste des preuves, en fonction de l’état des connaissances à ce sujet (Lecomte, 2003 ; Nevo et Slonim-Nevo,  2011).

Dans le cas des interventions dans des situations atypiques (par exemple, auprès des personnes en situation d’itinérance), on peut penser qu’il est possible d’identifier les « meilleures pratiques », sous des formes d’agir objectivées. Un projet de recherche1 réalisé en collaboration avec les professionnels de quatre Équipes itinérance du Québec (Montréal, Laval, Gatineau et Sherbrooke) a cherché à accorder un statut d’expertise aux pratiques racontées par les professionnels.2 Inspirées de l’approche outreach, ces équipes se caractérisent par leur intervention auprès de populations en situation d’itinérance, pour favoriser leur accès aux services courants ainsi que pour leur offrir des services directs lorsque c’est nécessaire (Hurtubise et Babin, 2010 ; Fournier et al., 2007 ; Denoncourt et al., 2000). L’intervention auprès de ces personnes souvent délaissées par les institutions requiert de l’imagination et de l’audace pour identifier des solutions, mobiliser plusieurs ressources, transformer la perception négative que les professionnels ont parfois à leur égard ainsi que les accompagner selon un rythme et des finalités qui sortent des sentiers battus. Les intervenants de ces équipes partagent des caractéristiques communes : ils se situent à la marge de leurs institutions et, généralement, à contre-courant d’interventions qui privilégient la norme, le contrôle et la judiciarisation.

Raconter

Par un recours aux approches narratives, ce projet visait l’identification des « meilleures pratiques » en santé, du point de vue des Équipes itinérance. Il s’agissait de systématiser une cueillette d’informations auprès d’elles par la constitution de récits et de consensus sur les pratiques. En concertation avec les équipes et à partir d’entrevues ciblées sur les situations de pratiques les plus significatives de leur histoire, la recherche a produit 25 récits de pratiques.3 De l’intervention individuelle visant une prise en charge médicale jusqu’à la mobilisation des ressources de la communauté, en passant par le travail avec les policiers, ces récits laissent entrevoir la diversité des actions menées individuellement et collectivement par les membres des équipes.

Ce travail de collaboration avec les professionnels met de l’avant l’importance de l’aspect stylistique et éditorial du travail de rédaction des récits. Ceux-ci n’ont pas la prétention de rendre compte de la totalité de la réalité des pratiques des équipes. Ils ciblent – à la manière de choix éditoriaux – des aspects qui méritent, selon les intervenants participant au projet, d’être considérés pour leur valeur exemplaire. La rédaction de chacun des 25 récits du projet a été faite en adoptant une stratégie qui croise les voix expérientielle et narrative. La voix expérientielle est fidèle aux propos des intervenants sur leur pratique, qui ont relaté au cours des entretiens des séquences d’intervention, des difficultés vécues ou des rencontres avec divers acteurs. Par exemple, un intervenant de l’Équipe itinérance du CSSS Jeanne-Mance raconte une stratégie d’action qu’il a mobilisée auprès d’une personne :

« Au début, je réfère et j’accompagne Alice à plusieurs ressources communautaires comme la popote volante, des organismes pour les travailleuses du sexe, des organismes en toxicomanie, etc. Elle connaît maintenant très bien ces organismes et sait y faire appel au besoin. L’objectif derrière cette référence aux ressources communautaires consiste à  « multiplier les dépendances ». « Multiplier les dépendances » signifie qu’elle est en mesure d’aller chercher de l’aide auprès d’autres ressources lorsque je ne suis pas disponible. »

Un autre extrait illustre les efforts de l’Équipe itinérance du CSSS de Gatineau pour se mesurer à l’océan que représentent les nouvelles structures titanesques des CSSS et y affirmer sa place comme équipe :

« Par ailleurs, nous avons parfois le sentiment d’être marginalisés par rapport aux autres équipes, étant donné que notre champ d’action est vaste et que la reconnaissance à l’intérieur de notre organisme exige un travail constant. Nous devons parfois composer avec des demandes qui ne correspondent pas à notre mandat : la référence est effectuée en tenant compte seulement du statut (itinérance) de la personne même si la demande concerne un besoin qui devrait être pris en charge par un autre service. »

La voix narrative permet pour sa part de mettre l’accent sur l’intention (ou l’angle) de ces récits et de clarifier leur trame de fond en intercalant des résumés introductifs entre des passages descriptifs. Dans l’exemple précédent, il s’agit de souligner la diversité des mesures, leur originalité et la capacité d’adaptation que les équipes présentent en vue de la transformation, un geste à la fois, de la culture organisationnelle en ce qui a trait à son rapport aux personnes itinérantes. Cette voix propose d’introduire, de contextualiser, de commenter ou de soulever des questions ; elle est porteuse d’une préoccupation réflexive transversale au projet. Cette stratégie de rédaction crée une dynamique dans le récit, entrecroisant la parole directe des intervenants et celle d’un narrateur qui accompagne le lecteur. L’extrait ci-dessous illustre un exemple de commentaire :

« L’Équipe itinérance du CSSS-IUG de Sherbrooke est confrontée aux stratégies de manipulation de Richard, une personne itinérante aux prises avec un sérieux problème de toxicomanie. Richard sait utiliser sa condition de santé déficiente pour obtenir les faveurs de l’équipe. Sa demande d’ordonnance de narcotiques constitue un exemple marquant de sa stratégie de manipulation. Malgré une douleur probablement réelle, les intervenants constatent rapidement que les narcotiques sont davantage utilisés à des fins de consommation qu’à des fins thérapeutiques. Devant cette manipulation et les risques potentiels pour sa vie, l’Équipe intervient avec une approche de sensibilisation et des stratégies d’encadrement. »

Une fois le premier travail de rédaction terminé, les 25 récits ont été validés par les intervenants afin de vérifier si le contenu traduisait fidèlement leurs pratiques. Cette étape de validation a été l’occasion pour les intervenants de préciser leur pensée et de reformuler certains passages, éthiquement délicats, avec un souci de demeurer fidèle à leur idée de base.

À partir des récits de pratique, une analyse transversale a permis d’identifier des thématiques récurrentes afin de construire des consensus sur les pratiques. Les thèmes identifiés ont pu être regroupés en trois grandes catégories: 1) Rapports, collaboration, concertation avec les institutions et les acteurs; 2) Enjeux cliniques; 3) Approches et finalités d’intervention. Lors d’une rencontre entre équipes, cette analyse a été discutée avec l’objectif d’identifier conjointement des consensus d’experts. Le consensus d’experts est une méthodologie dont la légitimité repose sur la validité du jugement professionnel ; il s’agit en fait de ce que les experts d’un domaine jugent comme étant l’action, l’attitude ou l’analyse la plus appropriée.4 Ce travail d’identification portait donc sur des principes directeurs, des orientations et des valeurs transversales à l’intervention.5 Au total, 45 consensus ont été identifiés et discutés, et l’adhésion des membres des équipes a été mesurée à l’aide d’une échelle. À titre d’exemple, deux des consensus sont ici présentés. Ils concernent l’accessibilité aux services offerts par les institutions du réseau public.

Accès et autonomie

Les relations entre les Équipes itinérantes et certaines institutions (par exemple, les centres hospitaliers ou les centres locaux d’emploi) paraissent parfois difficiles, puisque les mandats, valeurs et visions de ces dernières diffèrent de ceux des Équipes itinérance. Cela représente un véritable défi, particulièrement lorsqu’il s’agit de favoriser l’accès aux services (par exemple, une évaluation psychiatrique ou cognitive, ou un séjour de convalescence) pour des personnes en situation d’itinérance. Parmi elles, plusieurs ont de la difficulté à exprimer leurs besoins dans le cadre de services institutionnels qui sont souvent mal adaptés à leur réalité. Afin de faciliter l’accès des personnes itinérantes aux services, il est donc nécessaire pour les Équipes itinérance de favoriser des mécanismes de liaison tant formels qu’informels. Le consensus identifié par les équipes stipule que celles-ci doivent développer des complicités avec d’autres intervenants du réseau pour pouvoir compter sur des personnes-pivot sensibilisées et en mesure de faciliter l’accès des personnes itinérantes aux services : « Oui, il faut absolument avoir des liens privilégiés avec des personnes-pivot. Cependant, il faut des rencontres pour échanger sur nos missions. Le danger de développer des liens avec un intervenant, c’est qu’à son départ, tout est à refaire. » En ce sens, à un niveau plus formel, les Équipes itinérance ont intérêt à participer activement à la mise en place de procédures d’accès adaptées aux personnes itinérantes et reconnues par les établissements. De fait, le travail de liaison est central mais, comme le soulignent certains intervenants, il ne doit pas se substituer au développement et à l’adaptation des services existants. Si elle ne repose que sur des affinités entre intervenants, la pérennité des liaisons n’est pas assurée : « L’accessibilité se fait, un, par le corridor d’accès, mais aussi, deux, par des services qui sont capables de reconnaître la globalité de la personne et pas simplement un diagnostic ou une problématique sans considérer d’autres aspects. »

Par ailleurs, les équipes œuvrent toutes au sein du réseau de la santé et des services sociaux et elles sont porteuses de la mission et des finalités de ce réseau. L’exercice de leur autonomie n’est possible que dans la mesure où les possibilités et les limites du contexte institutionnel sont prises en compte. Le second consensus soulève ainsi la délicate question de la responsabilité et de l’autonomie professionnelle. Afin de faciliter l’accès des personnes itinérantes aux services, les Équipes itinérance doivent favoriser la souplesse et l’adaptation des autres services : « Oui, nous agissons comme advocacy pour la clientèle. Nous devons signifier aux partenaires notre engagement, notre collaboration lorsque d’autres services s’ajoutent. Bref, on leur garantit notre soutien. » Dans certaines circonstances où la personne se voit refuser l’accès aux services en vertu des règles d’admissibilité prescrites, les intervenants des Équipes itinérance ont intérêt à trouver des moyens pour contourner les règlements. Ce contournement des règles s’accompagne aussi d’une réflexion sur la légitimité et la pertinence de ces règles : « Je ne crois pas qu’on contourne les règlements, on trouve simplement une autre porte! Cela dit, si on est obligé de contourner les règlements, on doit regarder peut-être plutôt comment on peut les changer ; « contourner » n’est qu’une solution temporaire. »

Par exemple, un des récits met en lumière les diverses stratégies mises de l’avant par deux intervenants d’une équipe pour reconstituer l’histoire d’un individu et lui apporter un soutien et des soins adéquats. Les intervenants, dans leur tentative de reconstituer l’histoire ayant conduit à sa situation actuelle, butent sur des obstacles tant individuels qu’organisationnels. Sur le plan individuel, les intervenants ne sont pas en mesure d’obtenir de l’information plausible auprès de la personne en situation d’itinérance qui tient des propos délirants et qui refuse de collaborer. Sur le plan organisationnel, le non-accès au dossier antérieur causé par l’obligation de confidentialité est un obstacle. Après de multiples interventions, la personne accepte de signer les formulaires autorisant l’accès au dossier. L’histoire médicale ici reconstituée a servi de clé de compréhension de l’histoire sociale. Ainsi, les intervenants des équipes font souvent preuve d’autonomie, tout en respectant les procédures habituelles.

Ces exemples permettent de saisir le type de travail effectué et la manière dont il est possible de reconstruire les dimensions transversales de l’intervention, tout en respectant le caractère unique de chacune des pratiques présentées dans les récits.

« Le mieux » et le « bien »

Les experts de l’approche des données probantes reprennent souvent le proverbe de Voltaire « Le mieux est l’ennemi du bien », en l’interprétant au sens premier : les professionnels et les services qui font de leur mieux ne font pas nécessairement la meilleure chose. Selon cette perspective, les pratiques devraient être fondées sur des évidences scientifiques en prenant une distance par rapport aux perceptions des professionnelles. Du point de vue de la recherche sur les « meilleures pratiques », ce projet de collaboration avec quatre Équipes itinérance contribue à rendre visible et à systématiser l’expertise des professionnels, vue comme un contre-discours face à l’hégémonie de l’approche des données probantes. Le défi de l’identification de ces pratiques est double. Comment identifier les « meilleures pratiques » lorsque les contextes ont une influence majeure sur la nature des problématiques et des solutions qui peuvent être apportées ? Comment ces « meilleures pratiques » peuvent-elles favoriser une prise en compte de la complexité sans se réduire à quelques trucs ou techniques peu significatifs pour l’intervention ?

Les pratiques doivent être adaptées aux contextes et revues selon les exigences du milieu de pratique et les problématiques prédominantes. En ce sens, il apparaît au terme de cette démarche que l’élaboration des consensus sur les pratiques est un exercice qui ne peut prendre pleinement son sens que si l’on ose aussi discuter de la diversité et des variations dans la réponse à certaines manières d’agir. Il faudrait aussi oser ouvrir cet espace de discussion aux « mauvaises » pratiques en itinérance qui ne peuvent se réduire au profilage social de la part des forces policières, à l’erreur médicale ou encore à la négligence. Les pratiques en itinérance ne sont pas que consensuelles, elles sont traversées par des oppositions et des contradictions qui ne doivent pas être perçues uniquement comme des erreurs, mais comme des manifestations de la complexité du phénomène de l’itinérance. Toutefois, il devient essentiel pour progresser dans la lutte contre l’itinérance de saisir la manière dont certaines actions sont plus adéquates, sans vouloir pour autant uniformiser ou standardiser les pratiques. C’est le pari de ce projet et de la mobilisation de la recherche pour une amélioration de l’action auprès de personnes en situation d’itinérance.

En fait, l’approche des consensus d’experts est une forme de contre-discours opposé à l’hégémonie des données probantes puisqu’elle vise non pas un développement de pratiques basées sur les preuves scientifiques, mais plutôt le développement de preuves basées sur les pratiques effectives (Green, 2008). Pour favoriser l’enrichissement des pratiques en itinérance, il semble essentiel de favoriser et d’encourager des espaces de création qui permettent l’invention au quotidien et l’émergence de pratiques qui se bricolent au fil du temps.

Notes

1 : Le projet Les équipes itinérance en santé. Description de pratiques innovantes a été financé par le Secrétariat des partenariats de lutte à l’itinérance du Gouvernement du Canada.

2 : Pour donner des réponses plus adéquates et mieux ciblées aux problèmes des personnes en situation d’itinérance, des équipes regroupant divers professionnels (infirmières, travailleurs sociaux, organisateurs communautaires, médecins, psychiatres) ont été mises sur pied.

3 : Après avoir identifié avec les équipes la liste des récits à construire, des entrevues ont été réalisées pour recueillir l’information nécessaire à la production de ces récits.

4 : La stratégie méthodologique permettant l’identification et la validation de ces consensus est présentée dans le rapport de recherche.

5 : Cette approche se distingue du groupe nominal parce que les consensus sont issus de la « matière brute » que sont les récits de pratique et parce qu’ils ne sont pas priorisés.

Références

Denoncourt, H., Desilets, M., Plante, M.-C., Lapante J. et M. Choquet (2000). « La pratique outreach auprès des personnes itinérantes souffrant de troubles mentaux graves et persistants : observations, réalités et contraintes », Santé mentale au Québec, 25, 2 : 178-193.

Fournier, A., Godrie, B., McAll, C., Coiteux, Y., Dion, L., Séguin, N. et G. Wibaut (2007). La nécessité d’être frontaliers : quand les populations marginalisées sont au centre de l’intervention. Un projet de recherche-action participative et évaluative réalisé par le CREMIS et l’Équipe itinérante du CSSS de Laval, Montréal, CREMIS.

Green, L.W. (2008). « Making research relevant: if it is an evidence-based practice, where’s the practice-based evidence ? », Family Practice, 25, 1: 20-24.

Hurtubise, R. et P.-O. Babin (2010). Les Équipes itinérance en santé du Québec. Description de pratiques innovantes, Rapport de recherche déposé au Secrétariat des partenariats de lutte à l’itinérance (SPLI).

Lecomte, Y. 2003. « Développer de meilleures pratiques », Santé Mentale au Québec, 28, 1 : 9-36.

Nevo, I. et V. Slonim-Nevo (2011). « The Myth of Evidence-Based practice: Towards Evidence-Informed Practice », British Journal of Social Work, 41, 3:1-22.