Un animateur d’un organisme de la Rive-Sud de Montréal accueillant des jeunes LGBT1 reçoit les confidences d’une jeune fille hétérosexuelle. Celle-ci est victime d’intimidation en raison de son style vestimentaire et de la couleur de ses cheveux. Elle se désespère de l’inertie de la direction de la polyvalente qu’elle fréquente. Quelques suicides ont eu lieu l’année précédente, dont deux relatifs à de l’intimidation à caractère homophobe. Elle-même ne se sent pas du tout protégée dans son école.
Le coordonnateur d’un organisme LGBT en région éloignée assiste à une rencontre par visioconférence tout en surveillant de près son cellulaire. Il y a eu une tentative de suicide et il faut organiser un soutien pour la personne. Il quittera brusquement la rencontre.
Chaque situation de risque suicidaire est unique, complexe et tragique. La recherche peut aider à mieux cerner les facteurs de risque communs à plusieurs situations afin d’améliorer les actions en matière d’intervention et de prévention du suicide.
Globalement, le risque suicidaire est plus élevé parmi les personnes homosexuelles et bisexuelles que chez celles qui sont hétérosexuelles. Déjà, à partir des années 1970, des études menées aux États-Unis ont produit des données inquiétantes quant à la sursuicidalité dans cette population. Ces premières études reçurent peu d’échos et furent souvent discréditées à cause de leurs faiblesses méthodologiques (Beck et al., 2010).
Depuis une quinzaine d’années, une série d’enquêtes provenant de plusieurs pays ont elles aussi révélé une prévalence élevée d’idéations suicidaires et de tentatives de suicide parmi les personnes LGBT. Ces travaux sont plus étoffés sur le plan scientifique. Ils se basent sur des échantillons très larges, voire représentatifs de l’ensemble de la population, et utilisent divers critères pour définir et mesurer l’orientation sexuelle. Certains chiffres sont alarmants. Ainsi, l’étude réalisée par Bagley et Tremblay (1997) auprès d’hommes homo- et bisexuels de 18 à 27 ans de la région de Calgary concluait que ceux-ci sont 13,9 fois plus à risque de commettre une tentative de suicide sérieuse que ceux qui sont exclusivement hétérosexuels.
Le suicide étant un phénomène complexe et multifactoriel, certains chercheurs ont voulu mesurer le risque suicidaire associé à l’orientation sexuelle en prenant soin de neutraliser l’effet d’autres facteurs. Selon les études, en ce qui concerne les tentatives de suicide, les hommes homosexuels et bisexuels présentent un rapport de risque de deux à sept fois supérieur à celui des hommes exclusivement hétérosexuels, une fois les autres variables neutralisées ; pour les femmes, ce rapport de risque est de 1,4 à 2,5 fois supérieur (Beck et al., 2010). Les variations dans les résultats renvoient principalement à la composition de l’échantillon en ce qui a trait à l’âge et au sexe, aux manières différentes de mesurer l’orientation sexuelle (les attirances, les comportements ou l’auto-identification) et à la période considérée (par exemple, les trois mois qui précèdent l’étude ou à vie). Dans l’ensemble, les résultats convergent : les personnes LGBT présentent un risque suicidaire plus élevé que les personnes hétérosexuelles.
Détresses
Au Québec, la sonnette d’alarme a été tirée par l’ouvrage Mort ou fif. La face cachée du suicide chez les garçons, coécrit par Michel Dorais et Simon-Louis Lajeunesse (2000). Les récits de 24 jeunes hommes révèlent des histoires de souffrance due à la stigmatisation, aux insultes et aux humiliations, vécues en particulier à l’école. Une étude québécoise auprès de 1 856 adolescent(e)s de 3e, 4e et 5e secondaire de la région montréalaise révélait que les jeunes ayant des attirances ou des comportements sexuels avec le même sexe, ou qui sont incertains de leur orientation sexuelle, ont des probabilités d’avoir eu des pensées suicidaires ou d’avoir commis une tentative de suicide au cours des 12 derniers mois de deux à trois fois plus élevées que les jeunes exclusivement hétérosexuels (Zhao et al., 2010).
Les résultats des études portant sur la détresse émotionnelle, la dépression et le risque suicidaire chez les jeunes de minorités sexuelles sont remarquablement similaires, au-delà de la diversité des méthodes et des mesures utilisées (Beck et al., 2010; Saewyc, 2011). Comparativement aux garçons, les filles lesbiennes ou bisexuelles rapporteraient davantage d’idéations suicidaires, alors que les garçons seraient plus nombreux à avoir commis une tentative de suicide. Une enquête répétée tous les cinq ans en Colombie-Britannique montre que le taux de tentatives de suicide chez les filles non exclusivement hétérosexuelles a augmenté entre 1993 et 2003 (Saewy et al., 2007). Il importe donc de ne pas négliger ce groupe au sein duquel les comportements suicidaires peuvent aussi prendre la forme d’automutilations ou de troubles alimentaires. Enfin, une analyse des résultats provenant de plusieurs études conclut que les jeunes ayant des relations sexuelles avec les deux sexes ou s’auto-identifiant comme bisexuel(le)s seraient cinq fois plus à risque que leurs pairs homosexuels en ce qui a trait aux idéations ou aux tentatives suicidaires (Marshal et al., 2011).
Par ailleurs, l’étude TransPulse menée en Ontario auprès de 433 personnes transsexuelles ou transgenres montre des résultats particulièrement troublants : plus des deux tiers des 433 personnes transsexuelles ou transgenres interrogées ont déjà considéré le suicide au cours de leur vie en raison des difficultés liées à leur identité de genre. Le groupe d’âge des 16-24 ans figure parmi les plus vulnérables avec une proportion de 19 % ayant commis une tentative de suicide dans les 12 derniers mois.
Discrimination et isolement
Au courant de la dernière décennie, plusieurs chercheurs se sont efforcés d’identifier des facteurs qui accentuent la vulnérabilité au risque suicidaire ou qui, au contraire, réduisent ce risque en agissant comme facteur de protection. Pour les jeunes de minorités sexuelles, certains constats ressortent.
Sur le plan individuel, la période entourant la divulgation de l’orientation sexuelle (coming out) semble particulièrement critique, notamment à cause de l’anxiété qu’elle génère concernant la réaction anticipée des proches (Charbonnier et Graziani, 2012). Les jeunes faisant un coming out précoce seraient davantage exposés à diverses difficultés (perte d’ami (e)s, discrimination, isolement) ; ils seraient moins outillés pour y faire face vu leur moins grande maturité (Zhao et al., 2010). D’autres facteurs sont corrélés à une plus grande détresse psychologique et aux idéations suicidaires : la non-conformité de genre, surtout chez les garçons, le fait d’avoir subi des violences sexuelles dans le passé, l’intensité du conflit intrapsychique en regard de l’orientation sexuelle, ainsi qu’une faible estime de soi, dont découle un manque de confiance en sa capacité à surmonter les difficultés (Morrison et L’Heureux, 2001). Enfin, plusieurs auteurs notent que le risque suicidaire se trouve aggravé par la présence simultanée de plusieurs problèmes de santé mentale tels que la détresse psychologique, la dépression, l’anxiété et la consommation de substances (Saewyc, 2011).
Sur le plan de l’entourage et du milieu de vie, trois facteurs méritent d’être mentionnés, en commençant par l’impact des attitudes parentales. L’incompréhension ou la mise en doute de l’orientation sexuelle de l’enfant, son rejet, l’absence de soutien de la part de ses parents, ou de l’un d’entre eux (en particulier du père) peuvent contribuer à accroître la détresse du jeune et le risque suicidaire (Charbonnier et Graziani, 2011 ; Beck et al., 2010 ; Morrison et al., 2001). L’exposition à un environnement homophobe et à la stigmatisation doit aussi être prise en considération. Autrement dit, les taux plus élevés d’idéations et de comportements suicidaires ne seraient pas attribuables à l’orientation sexuelle en soi mais, entre autres choses, aux expériences de discrimination et d’isolement vécues par les jeunes de minorités sexuelles. Plus spécifiquement, plusieurs études ont établi des corrélations entre le fait d’avoir été victime de railleries ou de mauvais traitements, principalement à l’école, et la présence d’idéations et de comportements suicidaires (Hong et al., 2011). Enfin, le manque de soutien et d’information dans l’environnement immédiat du jeune aux prises avec des difficultés en lien avec son orientation sexuelle peut contribuer à augmenter le risque suicidaire (Hong et al., 2011).
Les facteurs de protection face au risque suicidaire concernent quant à eux l’existence et la qualité des liens du jeune avec son entourage. Ainsi, lorsque les jeunes rapportent avoir de bonnes relations avec leurs parents ou avec leur milieu scolaire, la probabilité d’idéations suicidaires ou de tentatives de suicide diminue et ce, même lorsqu’ils présentent d’autres facteurs de risque tels un historique de violences sexuelles ou des symptômes de détresse psychologique (Saewyc et al., 2007). Dans la même veine, la participation à des activités parascolaires, la perception par le jeune que les autres se soucient de lui, qu’il peut trouver du soutien auprès de ses parents, ses enseignant (e)s ou ses ami(e)s, contribuent à limiter les impacts négatifs des difficultés rencontrées.
Intervention et prévention
Les résultats de ces recherches fournissent certaines pistes d’action relativement à l’intervention et à la prévention du suicide chez les jeunes de minorités sexuelles. Ainsi, s’il est incontournable d’aider le jeune à surmonter la crise identitaire qu’il vit, il importe de prendre également en compte son environnement, ses rapports avec sa famille et ses expériences en milieu scolaire afin d’identifier les personnes qui pourraient lui offrir du soutien. Le dévoilement de l’orientation sexuelle apparaît comme un moment critique. Les intervenant(e)s pourraient accompagner le jeune dans sa démarche en lui fournissant des outils efficaces pour qu’il prenne des décisions personnelles et réfléchies quant à son coming out et qu’il développe ses habiletés de communication. Dans la mesure du possible, il serait souhaitable d’intervenir auprès de son entourage, en offrant, par exemple, un soutien aux parents qui peuvent éprouver du désarroi et de la culpabilité.2
Il est essentiel de faire connaître au jeune les ressources auxquelles il peut faire appel. Dans le cas de ressources non spécialisées, il faut l’assurer du soutien qu’il y recevra, que ce soit par des affiches sur la diversité sexuelle ou par tout autre symbole lui indiquant qu’il trouvera là une personne alliée ou une aide adéquate. Une difficulté à cet égard est de rejoindre en amont les jeunes susceptibles de présenter un risque suicidaire parce qu’ils se questionnent sur leur orientation sexuelle ou leur identité de genre, mais qui demeurent isolés et sans parole. Certains ne se confient ni à leur famille, ni à leurs ami(e)s par crainte du rejet, et sont sur le point de faire un coming out. Ils anticipent cependant des réactions négatives ou, encore, sont témoins ou victimes de railleries à l’école, parfois depuis plusieurs années, ce qui nourrit leur anxiété face à un rejet. Des jeunes interrogés dans le cadre d’une recherche sur l’homophobie en milieu scolaire témoignaient de l’importance des gestes d’ouverture : la perche tendue par un adulte, même lorsqu’elle n’est pas saisie immédiatement, les rassure quant à leur capacité de trouver du soutien si et quand ils en auront besoin (Petit et al., 2011). Les résultats des études varient en ce qui concerne les groupes les plus à risque au sein des jeunes de minorités sexuelles. Quoi qu’il en soit, à l’échelle individuelle, l’évaluation doit prendre en compte l’ensemble de la situation du jeune, y compris des dimensions qui n’ont pu être abordées ici, telle son appartenance ethnoculturelle.
Au Québec, le Plan gouvernemental d’action contre l’homophobie 2011-2016 propose diverses mesures visant à sensibiliser les organismes actifs en matière d’intervention et de prévention du suicide, ainsi qu’à sensibiliser et former les intervenant(e)s des divers réseaux afin qu’ils soient mieux outillés en ce qui concerne les jeunes de minorités sexuelles. Les intervenant(e)s pourraient ainsi développer des protocoles d’évaluation et d’intervention adaptés aux spécificités de ces jeunes, qui prennent en compte les moments critiques et les facteurs qui entravent leur cheminement, ainsi que les ressources disponibles dans leur territoire. De telles formations pourraient être disponibles en ligne. Des exemples existent aux États-Unis3 et au Canada anglais4. La mise en application des mesures du Plan d’action requiert que s’effectue un rapprochement entre les réseaux engagés dans l’intervention et la prévention du suicide, les milieux institutionnels concernés (milieu scolaire, services sociaux et de santé, etc.) et les organismes LGBT.
À plus long terme, la prévention du suicide chez les jeunes de minorités sexuelles passe par la lutte contre l’homophobie au plan sociétal et par la création de milieux de vie qui soient non seulement sécuritaires, c’est-à-dire exempts de manifestations d’homophobie, mais accueillants et porteurs de messages positifs sur la diversité sexuelle et de genre.