Le malheur d’être fou et pauvre est le titre donné par Franco Basaglia, pionnier de l’antipsychiatrie, à son dernier livre réunissant des conférences qu’il a prononcées en 1979 au Brésil un an avant sa mort (Basaglia, 2008). Les thèmes des conférences1 sont un inventaire cruel de la rencontre concrète de trois univers unis par l’incompréhension, la violence et la méfiance, à savoir : la folie, la science et la société. Le titre de son dernier livre n’est pas si mal choisi si l’on se rappelle certains avatars historiques des rapports entre société, science et folie. Michel Foucault a rendu célèbre le « Grand renfermement » des pauvres, délinquants et fous dans l’Hôpital-général créé par décret du roi de France en 1656 (Foucault, 1977). À ce geste étatique, massif et frustre, s’est succédé le sous-enfermement thérapeutique des aliénés par les pionniers de la psychiatrie occidentale tels Pinel et Tuke à la fin du XVIIIème siècle. Ce nouveau geste étatique, institutionnel et scientifique donnait une définition « positive », c’est-à-dire une réalité empirique et analytique, au phénomène de la folie et du fou, qu’il s’agissait respectivement de comprendre et de soigner. Les aliénistes réformateurs enfermaient pour traiter scientifiquement des comportements « qui posent problème » et pas seulement pour gérer des groupes de personnes qui « posent problème ». Toutefois, un demi-siècle plus tard, le déclin de l’optimisme thérapeutique (traitement moral) et anthropologique (le fou est un humain comme les autres) des premiers réformateurs, cédera de nouveau la place à l’enfermement tout court, au pur contrôle de populations. Sous l’influence des paradigmes organicistes – entre autres, des théories de la dégénérescence (Morel, 1857) et du darwinisme social (Spencer, 1874-1875) – on enferme désormais tant la fatalité biologique et héréditaire que la fatalité sociale et acquise, que l’on peine de nouveau à distinguer. En fonction de cette redéfinition désespérée de la folie pathologique et des ratés tous azimuts de la socialisation courante, on « traite » l’intraitable par des moyens grossièrement expérimentaux tels que les thérapies de choc ou les psychochirurgies, et on oublie le « fou social »2 dans l’hôpital psychiatrique, redevenu de nouveau asile.
Le grand désenfermement
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les expériences de « désenfermement » de la folie et des fous commencent progressivement à prendre forme. Ce processus, dont les antipsychiatres ont été parmi les principaux promoteurs, deviendra graduellement une politique d’État à partir des années 1960 un peu partout en Occident (sectorialisation, désinstitutionnalisation et communautarisation), un peu comme l’enfermement l’avait été auparavant. Robert Castel parlera ironiquement de « grand désenfermement » pour signaler ce nouveau retournement institutionnel globalisé (Castel, 1973). On assiste non seulement au renouvellement de l’optimisme anthropologique et thérapeutique, mais également à un nouvel optimisme social par rapport à la capacité d’accueil et de tolérance de la « communauté » vis-à-vis des personnes désinstitutionnalisées.
Au cours de la deuxième moitié des années 1970, une nouvelle frustration s’annonce : l’abolition des systèmes de prise en charge, aussi dégradants soient-ils, et le rétablissement du contact entre le fou et la « communauté » ne résorbent pas l’existence persistante d’un certain nombre de personnes que l’on qualifiera de plus en plus comme ayant des problèmes de santé mentale et vivant souvent dans des conditions sociales extrêmes. L’institutionnalisation de la folie ajoute une aliénation sociale supplémentaire à l’aliénation mentale – Erving Goffman l’a bien montré – mais elle n’en est pas la « cause ». Les démarches d’institutionnalisation psychiatrique et de désinstitutionnalisation antipsychiatrique de la folie se recoupent dans leurs origines historiques respectives au moins à trois égards : 1) la dénonciation d’un mode de prise en charge tenu pour abusif et obscurantiste (Pinel3 « libère » les fous des « chaînes » au nom de la raison médicale ; David Cooper4 « libère » les patients institutionnalisés dans la « communauté » au nom d’une nouvelle conception psychosociale de la folie), 2) le regard humaniste porté sur les personnes affectées (redécouverte d’une part de raison inaltérée dans la folie pour Pinel ; folie conçue comme moment de crise passagère faisant partie d’une expérience fondamentalement humaine pour Cooper) et 3) la proposition de méthodes de prise en charge prometteuses d’une nouvelle époque (internement thérapeutique pour Pinel ; retour dans la « communauté » pour Cooper).
Toutefois, institutionnalisation et désinstitutionnalisation psychiatriques s’opposent en un point central : les rapports entre socialisation et santé mentale se trouvent complètement inversés. Pour les pionniers de la psychiatrie, l’acte thérapeutique vise à ramener l’aliéné, étranger à soi, au « rôle social » duquel il a en quelque sorte « décroché ».5 L’antipsychiatrie, en revanche, met à l’avant-plan les conditions sociales de production de la folie, tout en soulignant que l’accommodation aux « rôles sociaux » n’est pas un signe de santé mentale, mais d’adaptation sociale. Dans cette optique, l’apprentissage des rôles sociaux peut rendre l’individu normal (s’il s’adapte aux exigences sociales) ou malade (si l’individu ne s’adapte pas et éprouve une crise qui est définie comme de la folie par les autres). Cependant, l’adaptation sociale ne rend jamais par elle-même l’individu sain d’esprit (normalité psychologique). Adaptation sociale et santé mentale ne sont pas des synonymes et c’est en cela que l’humanisme de l’antipsychiatrie s’oppose profondément à celui des pionniers de la psychiatrie occidentale.
Si les pionniers de la psychiatrie ont voulu saisir la folie comme un phénomène strictement médical, les pionniers de l’antipsychiatrie, en revanche, l’ont saisie comme un phénomène tout-à-fait social. Sociologiser et médicaliser la folie sont des abus comparables qui, tous deux, se répercutent négativement sur le sort concret de la personne aux prises avec des problèmes de santé mentale : tantôt minorisée et déresponsabilisée comme « patient » ou « résidant », tantôt hyperresponsabilisée comme « acteur » et « usager ». Du même coup, l’intention sincèrement humaniste de deux élans réformateurs qui ont contribué chacun à leur tour à l’abolition de prises en charge dégradantes est invalidée.
Le grand renversement
Il demeure toutefois un problème théorique majeur : s’il est tout à fait aisé de définir la « normalité sociale » en référence directe à la capacité d’adaptation sociale des individus, il semble impossible de définir la « normalité psychologique » individuelle sans tomber dans des généralités peu opérationnalisables ou dans des substantialismes anthropologiques (la « nature humaine » est ceci ou cela). On peut toutefois garder à l’esprit l’idée avancée par Georges Canguilhem sur la pertinence de définir le « normal psychologique » par la capacité d’être normatif6, plutôt que par l’adaptation à la norme, ce qui renvoie à la capacité individuelle et collective de modifier la norme à partir de la norme, chair du social. C’est le retour au social en voulant définir la normalité psychique. De ce fait, un certain relativisme semble incontournable, à savoir : hier comme aujourd’hui, ce sont les agences gouvernementales, les familles ou les personnes affectées elles-mêmes, qui « savent » ce que signifie avoir un problème de santé mentale et qui demandent (ou déclenchent) une réponse médicale, sociale ou juridique à ce problème (médicament psychotrope, psychothérapie, internement, accompagnement, soutien social, revendication de droits particuliers).
Cette remarque devient d’autant plus pertinente dans le cas des sociétés contemporaines, où la référence à la santé mentale, plus englobante, a remplacé celle de maladie mentale, plus restreinte. Le « succès » sociologique et scientifique de la notion de santé mentale peut être compris comme « l’expression d’une réorganisation des rapports entre maladie, santé et socialisation » qu’Alain Ehrenberg (2004) résume à l’aide d’une autre image ironique : le « grand renversement ». Le nouvel usager des services de santé mentale est envisagé comme un patient « compétent », qui ne fait pas que « pâtir », mais devient capable de « gérer » ses symptômes en s’impliquant dans la résolution de « son » problème de santé mentale. Ces dimensions actancielles du « grand renversement » constituent autant de références aux nouvelles règles de l’individualité contemporaine telles que la promotion de l’autonomie, de la responsabilité individuelle et de la prise d’initiatives individuelles.
Des questions demeurent : comment démêler l’imbrication du dysfonctionnement social et du problème de santé mentale ? Est-il seulement possible de le faire ? Est-ce pertinent ? En outre, l’accent mis sur le rôle de l’« usager-client » comme acteur non seulement de « sa » maladie mentale, mais également de « sa » santé mentale, rend encore plus obscure la distinction entre « normalité psychologique » (être normatif à partir de la norme) et adaptation sociale (s’adapter aux impératifs sociaux). Être adapté signifie aujourd’hui devenir un acteur autonome et responsable de sa trajectoire de vie. L’autonomie n’est-elle pas devenue la grande norme de l’individualité contemporaine ? Encore une fois, la normativité sociale semble rattraper ce qui tente de lui échapper.
Trois dimensions
Grand renfermement, grand désenfermement et grand renversement constituent donc trois puissantes images sociologiques qui illustrent les grands cycles de définition sociale de la folie, les modes institutionnalisés de prise en charge et la production des discours scientifiques et sociaux qui cherchent à comprendre, décrire et traiter les diverses figures de la folie et de la santé mentale. Trois façons aussi de signaler des changements profonds dans la normativité sociale : mise en place de dispositifs de tutelle institutionnelle pour certaines catégories de personnes définies comme malades (institutionnalisation), volonté d’intégration dans la communauté de certaines catégories de personnes définies comme vivant une crise psychosociale (désinstitutionnalisation) et promotion de l’autonomie de certaines catégories de personnes dites « avec des problèmes de santé mentale » (autoprise en charge).
Le plus lucide des antipsychiatres, Franco Basaglia, a tenu jusqu’à la fin de sa vie à ne pas dissocier trois dimensions bien réelles sous l’angle desquelles toute personne souffrant d’un problème de santé mentale devait être considérée : les symptômes qui la font souffrir et l’empêchent de mener une vie supportable, l’exclusion sociale et la stigmatisation dont elle souffre et, enfin, le « symptôme social » qu’elle incarne. Les dernières conférences de Basaglia n’avaient cesser de l’affirmer : la folie et les fous n’existent que dans une société.