Les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins – Étude en France métropolitaine et en Guyane Française (2006)

Les inégalités sociales de santé sont des disparités dans l’état de santé ou dans l’accès aux soins constatées entre des groupes humains socialement hiérarchisés. Elles sont appréhendées, le plus souvent, au moyen des techniques quantitatives et des concepts théoriques de l’épidémiologie. Ces études, dites d’«épidémiologie sociale», s’attachent à mettre en évidence le rôle de déterminants sociaux tels que les revenus ou le niveau d’éducation dans la production de ces inégalités. Lorsqu’il est fait appel aux sciences sociales, c’est pour, dans un second temps, mettre à jour les mécanismes d’action des déterminants ainsi repérés : par quels processus influent-ils sur l’état de santé ou sur l’accès aux soins des groupes d’individus; comment, par exemple, est-ce que «le social passe sous la peau» pour déterminer des prévalences différenciées dans les états morbides.Nous nous intéressons ici à un type particulier d’inégalités sociales de santé : celles qui résultent de discriminations selon l’origine.

C’est à partir de concepts sociologiques et au moyen d’une technique d’enquête qualitative que nous tâcherons de mettre en évidence un processus -la production d’inégalités sociales de santé par discrimination selon l’origine -, mais aussi d’en préciser les déterminants, de façon complémentaire donc aux travaux quantitatifs basés sur un raisonnement probabiliste. Précisons par ailleurs que notre étude se limite à l’accès aux soins, laissant donc de côté l’état de santé.

Mais avant d’aller plus loin dans la présentation de cet objet d’étude, une remarque d’ordre épistémologique s’impose. L’usage d’une terminologie apparentée à l’épidémiologie («les déterminants») au sein d’un questionnement résolument inscrit dans le champ des sciences sociales peut surprendre. C’est qu’il nous a semblé préférable d’introduire notre étude avec les termes le plus souvent utilisés en santé publique pour appréhender les inégalités sociales. Ces termes sont ceux, on l’a dit, de l’épidémiologie. L’entrée dans le vif du sujet nous conduira cependant rapidement à abandonner cette terminologie. L’association de certaines variables au processus étudié va en effet s’avérer intimement liée à un contexte social. Or ce dernier est suffisamment complexe pour que le terme «déterminant» risque non seulement d’induire des erreurs de compréhension du problème mais aussi de porter préjudice aux groupes sociaux victimes de discriminations. Arrêtons-nous sur ces deux écueils.

Certes, l’expression de «déterminant social» utilisée dans la recherche sur les inégalités sociales de santé, plutôt que celle de «facteur de risque» d’usage plus classique en épidémiologie, suggère moins un déterminisme qu’un enchaînement complexe (Goldberg et al., 2002). Il paraît pourtant délicat de la conserver dans une recherche portant sur les discriminations selon l’origine, tant est complexe, précisément, l’association d’une variable (une couleur de peau, une nationalité, etc.) à un traitement discriminatoire. Disons simplement ici –nous y reviendrons –que toute association statistique entre ces variables (les déterminants) et ce processus (la discrimination) est étroitement liée à un contexte social particulier, lui-même caractérisé par de multiples composantes (politiques, économiques, géographiques, culturelles, etc.). A l’image d’une causalité linéaire, il faut substituer celle d’un enchevêtrement d’actions et de rétroactions.

Par ailleurs,nous nous proposons ici de mettre en évidence la façon dont des discriminations sont produites par la perception et la gestion sociales des caractéristiques individuelles des victimes. Il serait regrettable que le lecteur retienne de cette étude le repérage de ces caractéristiques individuelles plutôt que le processus social (relations particulières incorporées dans des rapports sociaux plus larges) au sein duquel elles prennent naissance et sont mises en œuvre. En effet, désigner des groupes d’individus par des traits se référant à leur origine, c’est risquer de ne plus les appréhender qu’à travers cette origine puis de les traiter différemment au nom de cette dernière. La démonstration serait alors susceptible de renforcer le processus étudié.

Pour ces raisons, plutôt que de «déterminants», il sera plus simplement question de «caractéristiques» ou, pour déjà donner quelques clés d’interprétation, de «stigmates», tels que les a définis Goffman (1975), c’est-à-dire d’attributs socialement discrédités qui suscitent des attitudes discriminatoires envers les individus qui en sont porteurs.

Ces remarques introductives étant faites, précisons maintenant notre problématique. Nous situerons ensuite le droit des étrangers au sein du système de protection sociale français. Puis la présentation de l’analyse de nos données de terrain se répartira sur deux parties: une typologie des mécanismes discriminatoires dans l’accès aux soins, puis une illustration de cette typologie à travers une enquête réalisée en outre-mer.