Depuis une quinzaine d’années, la littérature scientifique a documenté l’existence de communautés de pratiques dans des domaines aussi variés que le commerce, l’enseignement, la recherche, la santé, les métiers techniques et le milieu légal. Nées de la nécessité, les communautés de pratiques sont parfois si informelles qu’elles passent inaperçues auprès des directions institutionnelles. Transcendant les organisations, elles peuvent regrouper des personnes œuvrant dans des milieux de travail très différents mais partageant des valeurs et des savoirs communs. La collaboration établie a un double sens : soutenir ses membres et améliorer les pratiques. Cette collaboration génère un savoir-expert pragmatique qui se distingue souvent des modèles d’expertise prônés hiérarchiquement dans les institutions. Cette « intelligence collective », spécifique et inductive, se caractérise par sa spontanéité, sa souplesse et sa créativité (Boud et Middleton, 2003 ; Cox, 2005 ; Gabay et Le May, 2004 ; Lesser et Storck, 2001 ; Mallinson et al., 2006 ; Tagliaventi et Mattarelli, 2006 ; Thompson, 2005 ; Wenger, 1998 ; Wenger et Snyder, 2005 ; Wenger et al., 2002 ; 2009).
À titre d’exemple, Wenger, un auteur majeur dans ce courant de pensée, a documenté la pratique de techniciens aux prises avec des décisions difficiles à prendre dans le domaine de l’évaluation des sinistres (assurances). Il constate que ces praticiens, parfois de compagnies différentes, vont se croiser fréquemment sur le terrain, se voir lors de divers événements, et apprendre à mieux se connaître en discutant informellement des problèmes rencontrés (war stories). Avec le temps, ils forment un véritable réseau capable de contribuer à la recherche de solutions. L’ethnographe Julian Orr (1996) a de son côté examiné le travail des techniciens réparant des appareils de bureautique, tels les photocopieurs à haut rendement. Ces techniciens sont confrontés à des machines « multiproblématiques » qui ont déjà été réparées à plusieurs reprises, parfois avec des pièces démodées ou disparues, et pour lesquelles les manuels d’instruction sont absents ou devenus caducs. Face à ces défis et devant des clients de plus en plus insatisfaits, ils outrepassent parfois les frontières organisationnelles et les chaînes de direction de leurs entreprises pour s’informer constamment auprès de leurs pairs, dont certains œuvrant dans des entreprises compétitrices, pour tenter de venir à bout des réparations à effectuer. Trois questions les animent sans cesse : « que dois-je savoir ? », « que puis-je faire ? » et, surtout, « qui peut m’aider ? ». En bout de ligne, l’efficacité de chacun dépend de l’étendue, de la diversité, de la richesse et de la créativité de cette communauté de pratiques.
Les principales caractéristiques
En s’inspirant de la littérature scientifique, on peut proposer la définition suivante : « Une communauté de pratiques est un groupe informel de travailleurs qui essaient d’être efficaces et de progresser dans leurs pratiques, en interagissant librement pour apprendre, s’entraider, se soutenir et se développer ». Elle est donc formée de deux ingrédients distincts qui se complètent : la communauté, certes, mais dans un contexte axé sur une pratique, sur un travail à faire. À l’image d’une adaptation organique, ces communautés surgissent là où les circonstances l’exigent, quand les praticiens sont aux prises avec des problèmes complexes, des questions sans réponses.
Les communautés de pratiques se distinguent des simples regroupements informels de collègues partageant des loisirs, faisant des sorties ensemble. Ce n’est pas seulement un groupe de camarades. La communauté se constitue quand il faut compter sur d’autres pour réussir dans son propre travail. C’est la présence de limites dans la capacité d’action qui stimule son émergence. Si une camaraderie peut croître de ces échanges, l’objet de l’échange reste en bout de ligne centré sur la question de départ, la difficulté rencontrée sur le terrain.
Une communauté de pratiques n’est pas une équipe spécifique régie par une direction. Il ne s’agit pas même d’équipes élargies dans le cadre de contrats de services ou de partenariats interinstitutionnels bien campés. Elle n’est pas « dirigée » au sens traditionnel ; elle n’appartient à personne et n’est généralement pas l’objet d’ententes explicites. Enfin, une communauté de pratiques n’est pas constituée en fonction de buts éloignés ou extérieurs au travail quotidien. Tout en relevant de l’ordre du collectif, l’objet est résolument limité au terrain, avec ses difficultés concrètes et ses solutions pragmatiques.
La communauté de pratiques n’est évidemment pas une panacée à tous les maux, ni un nouveau mécanisme qu’on peut implanter urbi et orbi. Il ne faut pas en exagérer les vertus : des difficultés vont perdurer, des questions rester sans réponse, des cas rester insolubles. Toutefois, la littérature révèle plusieurs niveaux de bénéfices. Au plan individuel, une communauté de pratiques tend à accroître la satisfaction au travail, à améliorer les compétences et à permettre un meilleur soutien interpersonnel. Au plan collectif, elle favorise le partage des savoirs, la capacité de résolution de problèmes et la consolidation des pratiques. Enfin, au niveau des organisations, elle stimule l’innovation, accroît l’efficacité et améliore le climat de travail.1
L’intervention en santé mentale
Les intervenants en santé mentale sont aux prises avec des problèmes cliniques difficiles à cerner, des interventions difficiles à faire, des concertations complexes à réaliser. Au fil des décennies, des efforts ont été faits pour favoriser l’éclosion d’équipes de plus en plus compétentes et de nouveaux cadres favorisant le partenariat. Paradoxalement, cet effort pour abaisser des murs et percer des fenêtres, a contribué à rendre plus complexe le travail quotidien, juxtaposant de plus en plus à la pratique clinique des tâches administratives. Les silos d’antan qui isolaient les milieux ont certes éclaté dans plusieurs contextes, mais le résultat a généré un autre type de complexité. Malgré la bonne volonté des uns et des autres, le travail sur le terrain reste difficile, la concertation reste énigmatique et les intervenants sont toujours à risque de s’épuiser. La société a aussi changé au fil des décennies : la clientèle se diversifie et les problématiques s’alourdissent. Malgré les avancées scientifiques, les outils sont limités et les résultats, modestes. Les praticiens font de leur mieux pour venir en aide mais ce ne sont pas des magiciens.
Ce terreau est favorable à l’éclosion de communautés de pratiques. Elles s’alimentent auprès de collègues à l’interne, mais aussi à l’externe auprès de partenaires dans divers organismes optant pour des approches similaires, tout cela au hasard des rencontres, des échanges téléphoniques, des colloques, des formations et des activités de ressourcement. Les nouvelles technologies peuvent jouer un rôle, en facilitant par exemple l’accès à l’information et les échanges par courriels. Concrètement, un intervenant prendra ses décisions cliniques à la lumière des réunions d’équipe et des supervisions mais aussi dans le cadre d’échanges beaucoup plus informels avec ses pairs, et ce non seulement à l’interne (conversations dans les couloirs, les bureaux) mais aussi parfois bien au-delà des murs de l’organisation (professionnel d’une autre institution, partenaire du milieu communautaire, praticien formé à la même école clinique, etc.).
Ces réseaux passent par diverses étapes. Ils peuvent être évanescents, fragiles, temporaires. C’est toutefois quand ils se structurent davantage qu’on peut vraiment parler de communautés de pratiques. Celles-ci peuvent rester assez marginales ou encore, « s’installer » vigoureusement dans un milieu et devenir dominantes, au point d’être déterminantes dans bon nombre d’interventions. C’est le cas, par exemple, du milieu des travailleurs de rue, où les intervenants se connaissent et s’interpellent fréquemment, même s’ils œuvrent pour des organismes différents. Il en est de même pour les centres de crise, où il est important d’avoir de solides liens avec les ressources environnantes, tant dans le réseau public que communautaire, pour les suivis communs et les références. La concertation est également le pain quotidien de bien des praticiens, comme les infirmières de liaison, les intervenants-pivots, les intervenants des suivis intensifs et les organisateurs communautaires. Ces réseaux plus ou moins fluides et mobiles, peuvent donner naissance à des groupes plus stables, comme des comités de tâches et des tables de concertation. Enfin, ces communautés peuvent avoir ou non l’aval formel des instances décisionnelles. Il arrive que tout cela se fasse sous le radar des diverses administrations.
Dans une recherche antérieure, nous avons documenté une communauté de pratiques assez structurée : le CCC, ou « Continuity of Care Committee », qui existait déjà depuis une dizaine d’années dans l’ouest de Montréal (Poirier et al., 1998; 1999). Ce regroupement formé de praticiens a élaboré une véritable culture de concertation. Ils se rencontraient au besoin durant l’année, en plus de communiquer constamment entre eux selon les nécessités des divers plans d’intervention, des actions communes et des références cliniques. Une réunion pouvait aussi bien comprendre le psychiatre et la travailleuse sociale de l’hôpital régional, que des infirmières de liaison, des professionnels de l’un ou l’autre des quatre CLSC, des intervenants du centre de crise ainsi que des intervenants de groupes communautaires, y compris d’un organisme dédié à la défense des droits. Au fil des ans, il s’est établi un réel climat de confiance entre tous ces partenaires, accroissant l’efficacité clinique et une meilleure cohérence des services. Bien sûr, il se présentait aussi des difficultés, la concertation impliquant parfois des choix difficiles, suscitant des débats sur les orientations et les pratiques, et rencontrant parfois des « Waterloo » cliniques devant des problématiques particulièrement explosives ou complexes. Certains freins étaient liés aux particularités même des services de santé – par exemple, la nécessité de maintenir une certaine confidentialité dans les échanges cliniques ou encore le rôle légal spécifique de la psychiatrie dans les décisions reliées aux prises en charge institutionnelles.
L’évolution des communautés de pratiques
Que faire avec les communautés de pratiques ? Au plan de la recherche, plusieurs questions se posent, tout particulièrement dans les domaines peu explorés comme la santé mentale : quels sont les réseaux en place, comment sont-ils constitués, comment ont-ils émergé et comment évoluent-ils dans le temps ? Quelle visibilité ces réseaux ont-ils et comment peuvent-ils s’articuler avec les mécanismes de travail d’équipe, de coordination clinique et de partenariat formels (ententes de services) ? Quels impacts ces communautés ont-elles sur la satisfaction et la récurrence des clientèles, tout particulièrement dans le cadre des problèmes les plus complexes ? Enfin, en quoi ces réseaux peuvent-ils contribuer à mieux soutenir les intervenants et à susciter leur créativité ?
Au plan de la pratique, intervenants et gestionnaires désirant contribuer à l’essor d’une communauté de pratiques efficace doivent bien saisir que sa nature libre et informelle en constitue le moteur. Déléguer un peu au hasard quelqu’un pour participer à une communauté de pratiques ou encore tenter d’en créer une soi-même de toute pièce risque fort d’être voué à l’échec. Une culture ne se commande pas. Il faut plutôt gérer par la confiance et encourager la libre participation. Toute mesure permettant aux intervenants de rencontrer d’autres praticiens, y compris dans d’autres milieux, par des séminaires ouverts, des colloques, des échanges de terrain, contribuera certainement au dynamisme de ces communautés. Encore faut-il que les intervenants, déjà débordés, saisissent bien les avantages qu’ils peuvent en retirer. Ainsi, il faut se demander si les intervenants auront assez de temps pour pousser plus loin les échanges et approfondir les pratiques. Le temps est un facteur déterminant et l’on croit souvent que c’est en surchargeant l’agenda qu’on est le plus efficace. Toutefois, l’efficacité ne se mesure pas tant aux statistiques de fréquentation qu’aux réels succès obtenus auprès de la clientèle : consacrer un peu plus de temps à un dossier, maximiser les échanges, approfondir la concertation demande un certain investissement de temps, c’est bien vrai, mais tout cela peut devenir très rentable dans la prévention des échecs cliniques et des récurrences (chronicité, portes tournantes).
Notes
1. Voir notamment à ce sujet: http://www.travail.gouv.qc.ca/innovations/organisationtravail/partage/patagesavoirscommun.html
Références
Gabbay, J. et A. Le May (2004). “Evidence based guidelines or collectively constructed mindlines? Ethnographic study of knowledge management in primary care”, British Medical Journal, 329(7473) : 1013-1019.
Ledeman, R., Meyerkort, S. et L. White (2005). “Emergent modes of work and communities of practice”, Health Services Management Research, 18(1): 13-24.
Lesser, L. E. et J. Storck (2001). “Communities of practice and organizational performance”. IBM Systems Journal, 40(4) : 831-841.
Mallinson, S., Popay, J., Kowarzik, U. et S. Mackian (2006). “Developing the public health workforce : a communities of practice perspective”, Policy and Politics, 34(2) : 265-285.
Orr, J. E. (1996). Talking about machines. An ethnography of a modern job. Ithaca, Cornell University Press.
Poirier, M., Larose, S., Ste-Marie, F., Rosenberg, L. et B. Ritzhaupt (1999). « Splendeurs et misères de la concertation locale en santé mentale : un regard du terrain », Revue canadienne de santé mentale communautaire, 18(2) : 113-129.
Poirier, M., Ritzhaupt, B., Larose, S. et D. Chartrand (1998). « Case Management, le modèle de l’ouest de l’île de Montréal », Santé mentale au Québec, 23(2) : 93-118.
Tagliaventi, M. R. et E. Mattarelli (2006). “The role of networks of practice, value sharing, and operational proximity in knowledge flows between professional groups”, Human Relations, 59(3) : 291-319.
Thompson, M. (2005). “Structural and epistemic parameters in communities of practice”, Organization Science, 16(2) : 151-164.
Wenger, E. (1998). Communities of practice. Learning, meaning and identity, Cambridge, Cambridge University Press.
Wenger, E. et W. Snyder (2000). “Communities of practice : the organizational frontier”, Harvard Business Review, Janvier-Février : 139-145.
Wenger, E., McDermott, R. et W. Snyder (2002). Cultivating communities of practice. A guide to managing knowledge. Cambridge, Harvard Business School Press.
Wenger, E., White, N. et J. Smith (2009). Digital habitats. Stewarding technology for communities, Portland, CP Square Press.
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- Mario Poirier
- Professeur, Sciences humaines Lettres et Communications, TÉLUQ