La Loi sur la protection de la jeunesse2 a été promulguée le 15 janvier 1979 au Québec essentiellement pour remédier au fait que les enfants étaient placés en trop grand nombre dans des familles d’accueil (foyers nourriciers) et qu’ils faisaient trop souvent l’objet d’arrestation, de comparution et de condamnation en Cour juvénile. Son objectif fut non seulement de solutionner le problème existant, mais aussi de mettre en place un dispositif qui permette d’éviter que pareille situation ne se renouvelle. D’où une préoccupation de type préventif qui se traduira par un discours dont le thème central s’articule autour de la notion de « déjudiciarisation ». Ainsi, le recours à l’intervention judiciaire serait réduit au minimum en raison des traumatismes que peut occasionner pour les parents et pour l’enfant le caractère adversaire du système judiciaire. Le législateur a prévu des « mesures volontaires », sorte d’entente conclue entre parent(s) concerné(s) et la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) pour résoudre un problème signalé qui menace la sécurité ou le développement d’un enfant, problème dont l’évaluation est confiée à une personne désignée (intervenant(e) social(e)).
Deux changements importants sont survenus depuis dans le champ des pratiques de protection qui font douter que la volonté du législateur puisse encore être respectée. Ce sont, d’une part, les amendements apportés à la loi en 2007, qui désormais permet aux parents d’une famille d’accueil d’accéder au statut de parents légitimes ou au rôle de tuteur. Et, d’autre part, l’Entente multisectorielle, mise en œuvre en 2001 par le gouvernement du Québec, entente qui exige désormais que les abus physiques, les abus sexuels et l’absence de soins soient déclarés à la police, ouvrant ainsi la voie à d’éventuelles poursuites en Cour criminelle. Les effets combinés de ces deux facteurs sur les pratiques sociales de protection de la jeunesse ne sont pas encore connus. Cependant, dans une recherche antérieure, nous sommes arrivés à la conclusion que certaines catégories de la population, définies notamment en fonction de l’ethnicité et de la condition sociale, font l’objet d’un traitement différentiel quant il s’agit du signalement des jeunes à la DPJ. À cet égard, quels sont les effets potentiels des changements apportés à la loi ?
Surreprésentation « ethnique » et sociale
Nous avons entrepris, en 2001, d’étudier les différences entre les trajectoires de jeunes Québécois d’origine haïtienne (appelés « Haïtiens » dans ce texte) et de jeunes Québécois d’origine canadienne française (appelés « Québécois » ici) dans le système de protection de la jeunesse (Bernard et McAll, 2004). Cette étude fut effectuée à partir de données de 1997. Nous avons alors suivi une cohorte de 200 jeunes âgés de 0-18 ans (exclusivement) signalés à la DPJ, dont 100 appartenant à chaque groupe, et interviewé quinze praticiens dans le cadre d’entretiens semi-directifs. L’idée centrale était que les décisions prises par les praticiens ne peuvent être expliquées et comprises qu’en étant insérées dans l’univers social et juridique dont elles relèvent. Le corpus généré par les questionnaires et les entretiens a été analysé de manière quantitative et qualitative, puis interprété selon une approche synthétique. Les principaux résultats ont été les suivants.
Les jeunes Haïtiens sont 2,17 fois plus susceptibles d’être signalés à la DPJ que les jeunes Québécois et sont donc surreprésentés au seuil du système. La source principale de signalement des jeunes Haïtiens est constituée par les intervenants sociaux eux-mêmes et la seconde source est l’école. Quant aux parents Haïtiens, ils sont les derniers à signaler leurs enfants, contrairement aux parents Québécois qui sont les premiers à le faire. Les signalements des jeunes Haïtiens sont significativement plus nombreux à être retenus selon le code d’urgence le plus prioritaire (22% des jeunes Haïtiens contre 16% des jeunes Québécois).3 Lorsque leurs signalements sont retenus, les jeunes Haïtiens sont significativement plus nombreux à être retirés d’urgence de leur famille (59% des jeunes Haïtiens contre 45% des jeunes Québécois),4 et à ne pas y retourner par la suite (75% contre 57%).5 Ils sont aussi significativement plus nombreux à être judiciarisés (68% contre 52% des jeunes Québécois)6 et plus nombreux à être recommandés pour un placement (65% contre 50%).7
Les facteurs identifiés qui ont une incidence sur le développement et la sécurité des jeunes Haïtiens et qui ont motivé le signalement sont, par ordre d’importance : a) la négligence de type économique (absence de revenu parental stable, « détresse psychologique » parentale, manque de nourriture, privation et soins inadéquats) ; b) les troubles du comportement (mauvaises fréquentations, gestes délinquants, inadaptation scolaire) ; c) les abus physiques. Pour ce qui est des jeunes Québécois, les facteurs identifiés se classent dans l’ordre d’importance suivant : a) la négligence (toxicomanie parentale, délinquance parentale, « détresse psychologique » parentale, manque de nourriture) ; b) les troubles du comportement (fréquentation scolaire irrégulière, non-respect des consignes parentales, problème de toxicomanie) ; c) abus sexuels. Finalement, les jeunes Haïtiens signalés à la DPJ proviennent très majoritairement de milieux socio-économiques défavorisés (80% contre 69% des jeunes Québécois).
Ces résultats suggèrent que les jeunes Haïtiens qui entrent dans le système de protection de la jeunesse, parce qu’ils cumulent des désavantages à chacune des étapes du système et cela de manière significative, sont l’objet de discrimination « systémique » au sens où l’a définie la Cour suprême en 1987.8 Elle est due à plusieurs facteurs qui agissent en interaction à des temps ou à des stades d’un processus(Chicha-Pontbriand, 1989). Les explications fournies par les praticiens à l’égard des décisions qu’ils ont prises concernant les jeunes Haïtiens font ressortir leur manque de confiance et de compréhension vis-à-vis des familles haïtiennes, dont la grande majorité vit en situation de pauvreté. Ces résultats démontrent également que presque sept jeunes Québécois d’origine canadienne française sur dix qui sont signalés à la DPJ proviennent de milieux socio-économiques défavorisés et que ces jeunes sont signalés d’abord et avant tout pour la négligence reliée à la toxicomanie parentale, la délinquance parentale, la « détresse psychologique » parentale et le manque de nourriture. La moitié d’entre eux sont judiciarisés et recommandés pour un placement.
Enfin, ces résultats suggèrent l’existence d’un lien de cause à effet entre pauvreté, judiciarisation et placement. Par conséquent, même si leur finalité semble axée sur des principes de protection de l’enfant, les pratiques à l’œuvre dans ce système, à ce moment-là, ont eu pour effet de renforcer les inégalités sociales dans un groupe de jeunes comme dans l’autre, en raison notamment de la précarité des conditions matérielles de la clientèle. En effet, il semble y avoir deux types de surreprésentation ; l’un fondé sur l’ethnicité et l’autre, sur la condition sociale de pauvreté. Dans le cas des jeunes Haïtiens, ces deux types sont combinés.
La loi amendée
À l’égard de ces conclusions, on peut se demander si les changements apportés à la loi auront un effet sur ces deux types de surreprésentation. La pierre angulaire des amendements apportés à la loi, en vigueur depuis le 7 juillet 2007, se retrouve dans l’article 4. En résumé, cet article stipule que l’accent doit être mis sur le maintien de l’enfant dans son milieu familial, mais que si cela n’est pas possible, l’intervention doit tendre vers son placement dans un « milieu familial normal » qui soit en mesure de lui assurer des soins continus et une stabilité correspondant à ses besoins et à son âge. Faire une ouverture vers un milieu substitut pour un enfant qui est en difficulté dans sa propre famille vise à lui assurer le bien-être nécessaire à sa sécurité et à son développement. L’article 4 prévoit qu’un projet de vie doit être mis en œuvre dès les premiers moments du placement par la personne désignée, de concert avec l’ensemble des personnes concernées. La durée du placement est désormais limitée dans le temps (un an renouvelable pour un total de 2 ans), pour empêcher que l’enfant ne soit pris dans une attente interminable. Un placement volontaire peut prendre fin soit par un retour au foyer parental, soit par l’adoption, soit encore par le tutorat. Conséquemment, dans le cas d’un non retour au foyer, le recours au système judiciaire devient un passage obligé. Aussi, non seulement l’article 4 ouvre-t-il un passage vers le secteur judiciaire sur le terrain du placement volontaire, mais il y installe un projet dont la nature ne peut être qualifiée de consensuelle ni de conviviale.
Par ailleurs, dans l’article 38, qui définit les facteurs de compromission de la sécurité ou du développement de l’enfant, on a introduit des notions nouvelles telles le rejet affectif grave et continu (en référence aux « mauvais traitements psychologiques ») et le risque sérieux (en référence à la négligence). Ces notions ne sont pas définies dans le texte de loi et on peut se demander dans quelle mesure elles peuvent servir pour uniformiser des pratiques sociales de protection. Par contre, le cadre de référence et les manuels de pratiques édités par l’Association des Centres jeunesse du Québec semblent pouvoir combler cette lacune, dans la mesure où ils vulgarisent les grands principes de la loi et articulent les pratiques sur des axes de conformité et d’uniformité.
Des questions en suspens
Les fondements de l’Entente multisectorielle adoptée en 2001 s’articulent principalement autour de deux axes qui sont formulés dans les termes suivants : « toute décision au sujet d’un enfant doit être prise dans le respect de ses droits et de son intérêt » ; « tout abus sexuel, tout mauvais traitement physique ou toute absence grave de soins menaçant la santé physique d’un enfant est un acte criminel ». Ces comportements sont désormais déclaratoires, c’est-à-dire qu’ils doivent être communiqués aux officiers de justice pénale, notamment aux agents de police, afin que soit déterminée la pertinence ou non d’engager des poursuites criminelles. Dans ce contexte, les signalements concernant de tels comportements sont évalués par une équipe composée d’une personne désignée, d’un agent de police et d’un procureur aux poursuites pénales et criminelles. Cependant, à notre connaissance, aucune étude n’a encore été faite au Québec sur l’impact des mécanismes d’orientation instaurés par l’entente sur les pratiques sociales de protection, notamment sur la judiciarisation.
En attendant, mentionnons que dans le Bilan DPJ 2007-2008 du Centre jeunesse de Montréal Institut universitaire (CJM-IU), il est noté que pour la première fois en trois ans, on a observé une diminution du taux des mesures volontaires au profit des mesures judiciaires (respectivement de 49% et 51%) (p. 6). Il n’existe, à l’heure actuelle, aucun lien avéré entre l’augmentation de la judiciarisation, les changements à la loi et l’application de l’Entente multisectorielle. Mentionnons également que dans le Rapport Annuel 2007-2008 du même organisme, il est noté que parmi les signalements retenus, la négligence parentale et le risque de négligence occupent le premier rang. Nous rappelons que la négligence parentale a été signalée dans notre étude basée sur des données de 1997 comme étant un facteur prééminent de compromission de la sécurité et du développement de l’enfant (Bernard et McAll, 2004). Dix ans plus tard, elle occupe encore le même rang.
Par ailleurs, en Ontario, une étude sur les facteurs associés à la décision d’entreprendre des poursuites criminelles à la suite d’un signalement pour abus sexuel ou physique envers un enfant a été entreprise (Trocmé et Tourigny, 2000). Selon les auteurs de cette étude, les facteurs associés aux décisions d’engager des poursuites pénales à la suite d’évaluations d’abus sexuels ont trait à la nature des abus, la nature des séquelles, l’âge de l’enfant (plus il est âgé, plus les poursuites sont probables) et la source du signalement. Pour les abus physiques, trois facteurs étaient associés à de telles décisions : la présence de blessures, la source du signalement et la région de la province où s’est déroulée l’enquête. Cette étude n’a cependant pas fait de comparaison entre le taux des mesures judiciaires et celui des mesures volontaires pour savoir s’il y a une croissance ou une décroissance de la judiciarisation. Aux États-Unis, des recherches effectuées dans les années 1980 et 1990 suggèrent que le quartier, la « race » et la classe pouvaient influencer la décision des agences de protection à déclarer des cas d’abus dont les enfants sont victimes (Runyan et al., 1981 ; Hampton, 1987 ; Lindsey, 1991).
En l’absence d’études, on ne peut savoir si les amendements apportés à la loi ont eu un impact sur la surreprésentation. Nos constats de recherche suggèrent que la capacité du système québécois de protéger les enfants a des limites quand il s’agit d’enfants vivant dans la pauvreté ou appartenant à une minorité « ethnique » « racisée ». On peut craindre que la tendance actuelle qui va vers la judiciarisation ne cible davantage ces enfants et leurs familles.
Notes
- Nous remercions les personnes suivantes pour nous avoir aimablement accordé une entrevue dans le cadre de la préparation de cet article : Monique Cauchy, travailleuse sociale, praticienne au Centre jeunesse de Montréal – Institut Universitaire (CJM-IU), Me. Hugues Létourneau, directeur adjoint au Service de Contentieux (CJM-IU), Henri Berteau, adjoint clinique (CJM-IU), Nicole Philippe, intervenante sociale à la DPJ de Trois-Rivières, Marjorie Villefranche et Suzie Boisrond, respectivement directrice et directrice adjointe (Maison d’Haïti).
- L.R.Q., chap. P-34.1, modifiée en 1989.
3 * p≤ .05
- ** p≤ . 01
- *** p≤. 001
- * p≤ .05
- * p≤ .05
Voir la décision de la Cour suprême du Canada dans Action Travail des femmes c. Canadien National (1987) 1 R.C. S. 1114.
Références
Association des Centres Jeunesse du Québec (2008). Un projet de vie, des racines pour la vie, Cadre de Référence, 7 juillet 2008, Montréal, Association des Centres jeunesse.
Bernard, L. et C. McAll (2004). « La surreprésentation des jeunes Haïtiens dans le système québécois de protection de la jeunesse », Intervention, 120 : 117-124.
Centre Jeunesse de Montréal Institut Universitaire(2008). Bilan Annuel 2007-2008, Montréal, Centre jeunesse de Montréal.
Chicha-Pontbriand, M. T. (1989). Discrimination systémique. Fondement et méthodologie des programmes d’accès à l’égalité en emploi, Cowansville, Yvon Blais.
Hampton, R. L. (1987). « Race, Class and Child Maltreatment », Journal of Comparative Family Studies 18(1) : 113-226.
Loi sur la protection de la jeunesse, L. R. Q. C. P- 34.1.
Lindsey, D. (1994). « Factors Affecting the Foster Care Placement Decision : An Analysis of National Survey Data », American Journal of Orthopsychiatry, 61(2) : 272-281.
Runyan et al. (1981). « Determinant of Foster Care Placement for the Maltreated Child », American Journal of Public Health, 71(7) : 706-710.
Trocmé, N. et M. Tourigny (2000). « Facteurs associés à la décision d’entreprendre des poursuites criminelles à la suite d’un signalement pour abus sexuel ou physique envers un enfant », Criminologie, 33(2) : 7-30.