La pauvreté et l’exclusion sociale sont des préoccupations centrales du gouvernement travailliste anglais depuis son élection en 1997. Une fois arrivé au pouvoir, le gouvernement a créé une unité spéciale dédiée à l’exclusion sociale et rattachée au bureau du premier ministre. Les membres ont été recrutés dans plusieurs organisations et agences ainsi que dans la fonction publique. Les ministres responsables de différents départements gouvernementaux étaient chargés d’orienter le travail à accomplir (Levitas, 2005 : 147-8). Cette approche, fondée sur l’apport de différents départements et organisations, est le reflet de la définition de l’exclusion sociale comme une « étiquette abrégée qui se réfère à ce qui peut arriver quand des individus ou des entités territoriales vivent les conséquences de problèmes inter-reliés dont le chômage, le manque de qualifications, des revenus trop bas, de mauvaises conditions de logement, des taux de criminalité élevés, des problèmes de santé et des ruptures familiales » (Levitas, 2005 : 148).
Inégalités, travail, comportements
Comme Levitas le souligne, on retrouve dans cette définition trois façons de penser l’exclusion sociale et les processus qui la sous-tendent. Un premier discours l’attribue à des inégalités dans les structures sociales et exige la redistribution des ressources à ceux qui sont exclus socialement. Un deuxième fait découler les droits et obligations citoyens du fait d’occuper un emploi salarié. Avoir accès à un emploi constituerait ainsi le chemin le plus efficace et approprié pour sortir de l’exclusion sociale. Le rôle de l’État serait de s’assurer que les opportunités d’emploi soient disponibles à tous. Un troisième discours présente l’exclusion sociale comme la conséquence de problèmes dans les comportements et valeurs des individus. Ces problèmes sont attribuables en partie aux effets parfois pervers des mesures incitatives offertes par les systèmes publics d’assistance.1 Dans ce dernier cas, la solution résiderait dans la transformation des valeurs et de la culture de ceux qui sont exclus socialement ainsi que l’élimination, dans la mesure du possible, des effets pervers du système d’aide (Levitas, 2005).
Les politiques adoptées par le gouvernement travailliste ont mis l’accent sur l’emploi salarié comme solution à l’exclusion sociale dans le court terme. Cependant, en tentant d’empêcher l’exclusion sociale future d’enfants vivant dans des familles ou des quartiers pauvres, ce discours a eu tendance à glisser vers un discours sur la compétence et à faire de l’incompétence parentale un problème et de la transformation des comportements parentaux, la solution. Cette tendance à voir le problème comme relevant d’une minorité de parents en tant qu’individus est devenue plus présente avec le temps et renforcée par le fait que les mesures adoptées visant l’insertion par l’emploi ont mis du temps à produire les résultats escomptés.
Pauvreté écartée
Le programme Sure Start a été introduit pendant le premier mandat du gouvernement travailliste comme un élément central dans sa stratégie à long terme contre l’exclusion sociale. Ce programme fournit une gamme de services aux familles avec des enfants en bas de quatre ans vivant dans les zones les plus désavantagées de l’Angleterre et du Pays de Galles. On cherche ainsi à intervenir dans les processus perçus comme contribuant à la reproduction de la pauvreté d’une génération à l’autre. Au commencement du programme en 1998, on prévoyait – entre 1999 et 2002 – l’implantation de 250 programmes locaux dans des zones de privation élevée,2regroupant 187 000 enfants en bas de quatre ans.3 En 2000, le gouvernement multiplie par deux le nombre d’enfants couverts par le programme, avec 400 000 enfants dans plus de 500 zones.
Chacun des programmes locaux dessert les enfants en bas de quatre ans et leurs parents. Ces familles doivent demeurer à proximité de l’endroit où le programme est offert, c’est-à-dire à l’intérieur d’une distance praticable avec une poussette. L’intention était de rendre disponibles des services à toutes les familles du territoire avec un enfant de moins de quatre ans afin de ne pas stigmatiser les parents. Un autre des objectifs était de donner du pouvoir aux parents (empowerment) et de développer des services qui reflétaient les besoins identifiés localement. À cette fin, on prévoyait d’impliquer les parents à tous les niveaux de gouvernance du programme sur le plan local. On voulait que le programme fournisse une gamme de services touchant différents aspects des besoins des familles, en lien avec la santé, l’éducation et le soutien familial, avec, au besoin, du soutien offert aux parents à domicile (outreach) (Glass, 1999).
L’objectif voulant que les enfants arrivent à l’école « prêts à apprendre » est en conformité avec l’idée selon laquelle la réduction de l’exclusion sociale passe par l’accès à un emploi rémunéré. Le but était de mettre les parents au travail et, en même temps, de s’assurer que les enfants de familles exclues socialement ne soient pas désavantagés lors de leur arrivée à l’école. Il fallait qu’ils aient des chances égales d’obtenir les qualifications nécessaires pour bien intégrer le marché du travail à l’âge adulte. Cependant, si on se fie aux cibles gouvernementales identifiées et à l’évaluation nationale des résultats du programme, les moyens mis en œuvre pour réaliser ces fins semblent pencher davantage vers la conceptualisation de l’exclusion sociale mettant l’accent sur les lacunes morales des parents appartenant à la classe «subalterne» (underclass). L’accent est mis sur la transformation des comportements des mères pour que ceux-ci soient en conformité avec les valeurs de la classe moyenne. Les comportements et accomplissements des enfants sont expliqués en fonction des comportements de leurs parents (lire « des mères »). La réussite du programme est évaluée par la mesure de différents aspects du comportement des mères (réduction du tabagisme, augmentation de l’allaitement maternel, fréquentation accrue de bibliothèques, réduction de l’admission des enfants à l’urgence dans les hôpitaux), ainsi que par la réduction du pourcentage de familles sans travail dans les zones ciblées (Clarke, 2006). Ce faisant, la pauvreté matérielle disparaît en tant que facteur explicatif de l’exclusion sociale dans l’évaluation des résultats. On n’y fait référence qu’en tant que variable de contrôle (et donc, à toutes fins utiles, elle en est écartée comme facteur explicatif).
Familles ciblées
Pendant les deuxième et troisième mandats du gouvernement travailliste, les tensions entre les conceptions de l’exclusion sociale visant l’inclusion par le travail et les défaillances morales des parents appartenant à la classe « subalterne » ont été résolues par le développement de politiques qui se situent plus clairement dans l’une ou l’autre de ces deux perspectives. D’un côté, le programme Sure Start n’est plus une politique d’intervention qui vise uniquement des zones avec des taux de pauvreté élevés, mais regroupe un ensemble de services universels et pré-scolaires dans les domaines de la santé, de l’éducation, des conseils aux parents et du soutien offert dans les centres pour enfants Sure Start (Sure Start Children’s Centres). On prévoit que dès 2010, ces centres seront présents partout, avec un accent mis sur l’inclusion sociale par le travail salarié et la provision de services de garde pour les enfants de parents qui travaillent (Glass, 2005). De l’autre côté, une gamme de services ciblés a été mise sur pied pour des catégories de familles identifiées comme particulièrement problématiques : les très jeunes parents, les familles dont les comportements sont considérés comme « anti-sociaux » ou dont les enfants sont impliqués dans des activités criminelles.
La différenciation de l’exclusion sociale dans trois catégories distinctes – « largement distribuée », « concentrée » et « profonde » – sous-tend cette nouvelle approche (Miliband, 2006). L’exclusion sociale de type « largement distribué » comprend tous ceux qui souffrent d’un désavantage social parmi un ensemble. L’exclusion sociale de type « concentré » se réfère à la concentration géographique de populations désavantagées. Le nombre de personnes qui se trouvent dans l’une ou l’autre de ces deux premières catégories est considérable, mais le gouvernement travailliste est confiant que ces deux types d’exclusion sociale sont bien pris en compte par ses politiques d’inclusion sociale par le biais du travail salarié et la réforme de l’aide sociale. Les centres pour enfants Sure Start font partie de cette approche.
L’exclusion sociale de type « profond », qui concerne ceux qui souffrent de multiples désavantages, est devenue plus récemment la cible des politiques d’intervention. Le fait que ces personnes soient considérées comme des laissées-pour-compte dans une nouvelle ère où la prospérité matérielle est en croissance (Blair, 2006), suggère que la source de leurs problèmes n’est pas la pauvreté comme telle. D’autres solutions pourraient être mises de l’avant pour remédier à l’exclusion sociale de type « répandu ». Cette dernière est mesurée en fonction du nombre d’individus qui ont peu de qualifications, demeurent dans des ménages où il n’y a personne qui travaille, ou qui ne sont pas à l’école, en emploi ou en formation, tandis que l’unité de mesure pour ceux dont l’exclusion est vue comme « profonde » est la famille. Des politiques qui visent à identifier ces familles et les cibler par le biais d’un type d’intervention prenant la famille comme un tout ont été introduites. La conception de l’exclusion sociale qui ressort dans ce type d’approche est celle qui met l’accent sur les défaillances morales des parents de la classe « subalterne » (underclass). L’objectif de l’intervention est la transformation des caractéristiques sociales et culturelles de ces familles et, plus particulièrement, les comportements parentaux. L’accent mis dans les politiques sur la participation, l’empowerment, et le contrôle local disparaît. Les familles qui sont exclues « en profondeur » sont plutôt l’objet de programmes étroitement définis, formulés par des psychologues et livrés par des professionnels spécialement formés à cette fin. Les résultats sont évalués par le biais de tests appliqués à un échantillon aléatoire. Le but de ces programmes est de modifier les comportements individuels. Les effets du contexte social, culturel ou matériel sont exclus dans la formulation et l’évaluation de ces programmes (en n’étant que des variables de contrôle).
Modifier les comportements
Ces changements dans l’approche du gouvernement anglais face à l’exclusion sociale et sa conceptualisation ont coïncidé avec les résultats plutôt décevants de la première évaluation nationale du programme Sure Start (Belsky et Melhuish, 2007). Selon cette évaluation, ce sont les familles les moins désavantagées qui ont profité, un tant soit peu, du fait de demeurer dans une des zones ciblées par le programme. Les familles les plus désavantagées ont même souffert du fait de vivre dans une telle zone comparativement aux familles demeurant ailleurs. Ces résultats ont contribué à la différenciation entre les niveaux d’exclusion sociale et à la formulation d’approches diversifiées visant des groupes sociaux distincts.
En 2007, on a, par exemple, introduit un programme de visites intensives à domicile pour des jeunes mères « vulnérables » avant et après la naissance de leur premier enfant. Ce programme, baptisé « partenariat famille-infirmière » (Family-Nurse Partnership), a été inspiré par un programme similaire introduit aux États-Unis par David Olds. D’abord mis sur pied en Angleterre comme projet-pilote dans 10 zones ciblées, le programme a été étendu par la suite à une vingtaine de zones marquées par un haut niveau de privation sociale. Des infirmières spécialement formées effectuent les visites de manière intensive dès le début de la grossesse jusqu’au deuxième anniversaire de l’enfant. L’objectif est de construire une relation de proximité entre l’infirmière et la famille et d’aider les mères à « adopter des modes de vie plus sains, améliorer leurs compétences parentales et devenir autonomes ».4 L’accent est surtout mis sur les pratiques individuelles des mères, avec moins d’attention portée au contexte matériel dans lequel elles vivent. Des « projets d’intervention familiale » (Family Intervention Projects) ont aussi été introduits dans 173 zones en Angleterre et seront présents dans toutes les juridictions locales en 2010-2011. Cette initiative comporte aussi des interventions intensives afin de modifier les comportements parentaux et réduire ainsi les comportements criminels et anti-sociaux de leurs enfants (Nixon et Parr, 2008 ; DCSF, 2009).
Après ce changement d’approche fondé, en partie, sur les résultats de la première évaluation du programme Sure Start, les résultats d’une deuxième évaluation ont été publiés en mars 2008. Cette deuxième évaluation a permis de constater de légers avantages pour toutes les familles résidant dans une zone où le programme s’appliquait (NESS, 2008). Les effets négatifs constatés lors de la première évaluation n’ont pas été retrouvés. Selon les auteurs, ces résultats pourraient s’expliquer par le fait que les programmes ont eu plus de temps pour s’établir, qu’ils sont ainsi mieux connus par les familles et que ces dernières montrent davantage de confiance à leur égard. Cependant, avant même que les conséquences du programme original aient été véritablement établies, l’impatience des décideurs pour valider l’efficacité de leurs politiques en termes de dépenses a amené un changement d’orientation.
Le risque
Dans la conception originale du programme Sure Start, il y avait la possibilité d’aborder de front les dimensions sociales et matérielles de l’exclusion sociale en ciblant les communautés et les territoires plutôt que les familles et les individus. Ces dimensions de l’exclusion sociale n’ont jamais donné lieu à des objectifs par rapport auxquels le succès du programme aurait pu être mesuré et elles ne figurent pas dans les rapports d’évaluation nationaux. Les objectifs visés et l’évaluation ont porté surtout sur la transformation des attitudes et des comportements maternels comme moyens pour empêcher la reproduction de l’exclusion sociale. L’ouverture de ces programmes au contrôle local a créé la possibilité de prendre en considération des aspects importants de l’exclusion sociale qui vont au-delà de la maternité comme telle. Cependant, l’accent mis dans les politiques sur l’accès à l’emploi pour les parents et les familles « à problèmes » risque de faire disparaître toute reconnaissance du rôle des inégalités sociales dans la reproduction de l’exclusion sociale.5