L’explosion de la médication des jeunes diagnostiqués avec un trouble de déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH) est telle qu’on peut en parler comme un mode de gestion et de contrôle social. La vie trépidante, combinée à la prolifération des technologies et à l’hyperindividualisme produisent un contexte favorable au déficit d’attention et à l’hyperactivité des jeunes. Beaucoup sont soumis à des stimulations sensorielles continues, principalement avec l’Internet, la télévision et les multiples jeux et « gadgets » technologiques. L’adaptation émotionnelle et cognitive nécessaire pour suivre ce rythme effréné fait en sorte que nous vivons non seulement plus rapidement, mais que nous développons également le besoin d’être plus rapides que jamais. Comment préserver une attention stable lorsque que le cerveau des jeunes est sur-sollicité ?
Performance et médicalisation
Le DSM-IV insiste sur le fait que le TDAH, en tant que trouble de maturation du cerveau, doit être diagnostiqué avant l’âge de 7 ans afin de ne pas le confondre avec un problème d’apprentissage ou de comportement. L’âge limite de la prise de Ritalin est sans cesse repoussé. Monzée (2003) rappelle que la littérature médicale soulignait en 1996 que le Ritalin devait être pris chez les jeunes dont le cerveau était encore en maturation et ce, jusqu’à l’âge de douze ans, âge où le cortex préfrontal acquiert une certaine maturité. En 1999, l’âge de prescription est repoussé à quinze ans. Depuis 2002, c’est la population adulte qui est également ciblée. Selon Witten (2007), l’élargissement des prescriptions auprès des adultes s’inscrit dans la gestion de symptômes avec des difficultés liées à un manque d’organisation et une trop grande distraction.
Savoir que la prise de Ritalin améliore de 30 à 85% les résultats scolaires aide à expliquer le recours massif à cette substance. Les parents ne sont-ils pas préoccupés par le fait que leurs enfants puissent suivre, jusqu’à un certain point, le « tempo » institutionnel et social ? Si l’action du Ritalin est efficace lors de la période de maturation du cerveau, comment se fait-il que la prescription auprès des adultes soit en nette progression ? Le Ritalin est-il un symptôme d’une culture de la performance qui traverse les âges et qui conduit à une médicalisation des conditions sociales de vie ?
Côté surmédication, l’Angleterre remporte la médaille d’or avec la plus grande augmentation au monde de prescriptions de méthylphénidate,1 soit 7600% en 10 ans, passant de 6000 à 458 200 cas (1994-2004) (Lloyd, Stead et Cohen, 2006). Au Québec, la prescription de Ritalin a doublé en l’espace de 5 ans (Saint-Onge, 2005) et il en est de même avec l’usage grandissant de psychotropes dans les centres d’accueil pour les jeunes, où le taux de surconsommation est inquiétant (Lafortune, 2007). Aux États-Unis, la United States Food and Drug Administration (USFDA)2 a récemment autorisé le Prozac pour des enfants de 7 ans.
Chaque mois, une vingtaine d’articles sont publiés sur le TDAH et la majeure partie des contenus sont traités du point de vue de la neurobiologie et la génétique. Classifiés dans le DSM-IV dans la catégorie des désordres de comportements (disruptive behaviors disorders), et dans la même famille que les amphétamines et la cocaïne à cause de leur action neurostimulante similaire, les problèmes de comportement chez les jeunes avec difficulté d’attention, d’impulsivité cognitive ou comportementale sont d’abord à comprendre à l’intérieur d’un discours du modèle psychiatrique dominant, essentiellement d’origine américaine. Axé sur une approche de la maladie du cerveau (brain disease approach), ce modèle remplace de plus en plus les alternatives issues des individus, de leurs familles et de leurs réseaux.
Expérimentations
Si l’efficacité du Ritalin peut être foudroyante à court terme sur le cerveau, les effets pervers peuvent l’être tout aussi : perte d’appétit, maux de tête, changements d’humeur ou insomnie. À titre d’exemple, 185 décès de jeunes sont survenus en lien avec ce médicament entre 1990 et 2000 aux États-Unis.3 Une autre étude citée par Macdonald (2006) révèle que la prescription de médicaments pour contrer l’insomnie auprès des enfants âgés de 10 à 19 ans a grimpé de plus de 85%, dans certains cas, pour réduire les effets secondaires du Ritalin. En ce qui a trait à l’action du Ritalin sur le cerveau, les travaux de Monzée en neurophysiologie révèlent que si l’enfant réussit mieux à l’école grâce à ses habiletés attentionnelles accrues avec l’absorption du Ritalin, il y a, à moyen et à long terme, un risque que ce psychotrope puisse empêcher ou réduire dramatiquement la maturation des réseaux nerveux qui permettent l’attention et la concentration à l’âge adulte (Monzée, 2003). Des psychiatres et chercheurs questionnent l’usage abusif de médicaments psychotropes auprès des jeunes en soulignant que ces pratiques dépassent nos connaissances réelles (Lloyd, Stead et Cohen, 2006 ; Breggin, 2002). Dans quelle mesure sommes-nous en train d’expérimenter ces substances sur des enfants ?
L’augmentation de la médicalisation des jeunes est dénoncée par Compton et Volkow (2006), qui suggèrent de se tourner vers des pratiques de prévention et de traitement afin de réduire les effets pervers qui lui sont associés. Plusieurs études canadiennes et américaines récentes révèlent l’existence d’un risque cardiovasculaire dans la prise des médicaments pour les jeunes et les moins jeunes avec TDAH (Convay et al., 2008 ; Nissen, 2006). Ces recherches suggèrent d’évaluer les risques avant-coureurs en termes cardiovasculaires dans le processus de prescription de ces puissants psychostimulants.
Chimie et conditions sociales
Si plusieurs études établissent que le Ritalin fonctionne à court terme pour aider les jeunes à se concentrer ou à contrôler certains comportements « indésirables » au plan social, la question des bénéfices concrets et de la dépendance à long terme reste entière. Si on constate dans les faits qu’un enfant est plus docile, voire plus obéissant, après l’ingestion du produit, il n’en demeure pas moins qu’il faut questionner la fonction et les conséquences que le Ritalin a dans la vie des jeunes. Dans un article récent, Gagnier et Asselin (2008) démontrent que le diagnostic posé sur l’enfant modifie la conception qu’il a de lui-même et influence ses relations familiales et sociales tout en alimentant la logique de la structuration et de la gestion des services offerts. Devant la souffrance de l’enfant et de sa famille, l’émission d’un diagnostic TDAH a des effets perçus comme très positifs par le réseau primaire. Dans un premier temps, ce processus atténue généralement la culpabilité dans laquelle l’individu peut être plongé, parfois durant de longues périodes. Le fait de connaître la condition sous-tendant son comportement souffrant soulage ainsi le désarroi individuel en normalisant le sujet au plan psychologique et social. Dans un deuxième temps, les membres du réseau social élargi (l’école, les enseignants, les amis) sont à leur tour sollicités pour valider socialement le processus de médicalisation en contribuant ainsi à créer une dynamique sociale et familiale particulière. Dans cette lignée, Ausloos (1995) a démontré comment le processus de désignation et de sélection de tel ou tel comportement l’amplifie et le cristallise dans la construction graduelle de la pathologie.
Si ce psychotrope puissant aide les enfants à être plus attentifs ou plus calmes, personne ne peut prétendre, à ce stade-ci des connaissances, avoir la réponse sur les effets à long terme. On sait, par exemple, que certains neurotransmetteurs telles la dopamine et la noradrénaline, sont stimulés quand il y a prise de Ritalin. Ce même type d’explication neurochimique est également fourni pour des comportements de dépendance à l’alcool, au jeu compulsif et à la cocaïne. Or, on ne peut réellement démontrer que les comportements en question sont le produit, l’effet ou la cause de carences neurochimiques. Une meilleure chimie ne viendra pas à bout des problèmes de comportements issus des conditions sociales, car la médicamentation ne doit pas se substituer à la volonté des jeunes et de leur milieu familial et social (Suissa, 2008).
Un sens à la souffrance
Pour caractériser notre société hyperindividualiste et d’hyperconsommation en perte de rituels, Lipovetsky (2006) parle de « malaises de l’âme ». Gori et Volgo (2005) ont un point de vue semblable et soulignent que le mal d’être se transforme en « mal d’avoir ». Devant l’exposition de plus en plus grande au monde virtuel des communications (Internet, cellulaires et autres cyberdépendances), nous assistons à un processus « d’appartenance virtuelle au social » au détriment de liens sociaux réels. C’est dans ce vide de liens sociaux à combler que l’individualisme prend tout son sens. Autrement dit, devant le manque de rituels qui permettent de donner du sens aux liens sociaux réels en perdition, l’individu posera des gestes accompagnés d’un retrait social de nature plus privé, plus individuel (Suissa, 2001). C’est dans ce contexte de performance à tout prix que le recours aux psychostimulants pour les jeunes prend toute sa place et ce, comme une stratégie adaptative aux contraintes de ce type d’environnement. Une littérature scientifique dénonçant le recours à ces substances puissantes existe bel et bien (Weathers, 2008 ; Cook et O’Dell, 2004 ; Stein, 2002 ; Stevens, 2000). Considérant le Ritalin comme une drogue dangereuse, ces chercheurs suggèrent d’améliorer le comportement et d’élever la performance par une approche non médicamenteuse : améliorer les habitudes alimentaires, développer des aptitudes parentales, effectuer des exercices pratiques qui permettent de mieux se relaxer et de favoriser une meilleure attention.
Dans cette lignée, Massé, Lanaris et Couture (2006) proposent une intervention directe auprès des parents de ces jeunes à travers un programme d’habiletés parentales (PEHP). Les effets bénéfiques sur le stress parental et les comportements de l’enfant de ce type de programme ont été bien démontrés. Certains chercheurs proposaient déjà en 1999 d’inscrire l’approche et l’intervention en contexte de TDAH dans une perspective plus systémique et multimodale (Lavigueur et Desjardins, 1999). Dans la mesure où, tôt ou tard, le jeune questionnera sa médication, n’y a t-il pas lieu d’en parler avant ? Pour ce faire, il faut étendre le partage des informations pertinentes à moyen et long terme sur les questions de dépendance et d’ajustements relationnels à adopter en termes de dynamiques familiales par les proches. S’il est parfois difficile pour les parents de transiger avec des comportements de leurs jeunes en lien avec le TDAH, l’exploration d’autres mesures peut aussi aider les jeunes à se percevoir comme étant des acteurs qui peuvent poser des gestes en vue de réduire leurs difficultés. Médicaliser les jeunes et les moins jeunes, n’est-ce pas faire l’économie des liens et des efforts à investir de manière à donner un sens à la souffrance et au bien-être ? Peut-on aider sans nuire ?