Travail de proximité et réduction des méfaits1
La réduction des méfaits auprès d’usagers de drogues par injection et inhalation2 dans le milieu communautaire à Montréal nécessite une grande flexibilité d’approche dans l’intervention. Comment cette approche se met-elle en œuvre et comment l’intervention arrive-t-elle à s’effectuer malgré la désynchronisation entre la vie de l’institution et celle de l’individu? (Gardella, 2014).
Nous expliciterons, dans un premier temps, les enjeux propres à ce type d’intervention. Il faut par exemple, par l’outreach, atteindre des populations invisibles et marginalisées en facilitant leur accès aux soins et aux services, dans le cadre de politiques et de dispositifs à bas seuils d’accès et d’exigences. Il faut aussi, parfois, intervenir auprès de personnes ne souhaitant pas être aidées, conseillées ou accompagnées, c’est-à-dire, travailler avec la non-demande, tout en s’adaptant à leurs rythmes de vie et réalités propres et en créant un lien de confiance. Nous contextualiserons alors certaines critiques de la réduction des méfaits qui suivent la logique de la nouvelle gestion publique et qui soulignent les limites de cette approche en termes d’efficacité de traitement et de prise en charge des besoins des usagers de drogues. Ces limites sont appuyées, par ailleurs, par l’émergence de la problématique des troubles concomitants liées à l’usage de drogues et à la santé mentale.
Quatre piliers
Apparue dans les années 1980 pour répondre à l’épidémie du VIH/Sida, la réduction des méfaits est une philosophie s’arrimant sur quatre piliers (CCSA-CCLAT, 2008) : un pragmatisme qui accepte la consommation comme une pratique ne pouvant disparaitre totalement; un humanisme qui s’écarte du jugement moral des consommateurs; une concentration sur les méfaits de la consommation plus que sur la consommation elle-même; et une hiérarchisation des objectifs de l’intervention en fonction de ce que veut la personne. Cette hiérarchisation privilégie les aspects les plus urgents et qui ne relèvent pas nécessairement de la consommation.
Les populations concernées sont souvent invisibles et marginalisées et loin des institutions traditionnelles comme l’hôpital. Il fallait donc développer de nouvelles pratiques d’intervention dans le milieu pour atteindre ces personnes et mieux connaître leurs réalités. Entre répression et médicalisation, la réduction des méfaits est ainsi une troisième approche de la consommation, mettant l’accent sur des dispositifs de première ligne.3 Ce qu’on appelle aujourd’hui l’outreach est un travail de proximité qui vise à aller à la rencontre de la personne en intégrant les quatre piliers de la réduction des méfaits mentionnés auparavant.
Si ce travail de proximité, y compris le travail de rue, permet de mieux atteindre les personnes dans leur milieu de vie, l’accès aux institutions reste parfois problématique et restrictif, ne permettant pas aux intervenants d’entreprendre de réelles démarches auprès des personnes. Obtenir une aide ou suivre un programme suppose en effet l’emploi, par les personnes, de certaines compétences sociales et de normes de bon comportement. Elles doivent adapter leur manière d’interagir avec les représentants des institutions, en restant polies dans des situations de domination symbolique et de profilage social. Pensons, par exemple, à une mère consommatrice de drogues qui reçoit une contravention abusive de la part de la police ou un traitement inadéquat par le personnel soignant d’un hôpital.
Il est aussi nécessaire, parfois, de s’organiser des mois à l’avance tout en étant dans une situation de précarité et de survie, de pouvoir se présenter à des heures fixes, de prouver son identité à partir de l’inscription dans un registre officiel, d’attendre plusieurs heures, d’être sobre et de s’impliquer dans le traitement d’une ou de plusieurs maladies qui ne sont pas totalement comprises et qui sont parfois asymptomatiques. Pérenniser la réduction des méfaits a ainsi nécessité l’amélioration de l’accès aux soins, notamment par l’accompagnement des personnes, la réduction des barrières administratives et la mise en place de bas seuils d’accès et d’exigences. On peut arriver ainsi à atténuer ou à contourner les problèmes bureaucratiques et les stigmates liés aux conditions de vie des personnes (Paumier, 2018; Dassieu, 2013; Trepos, 2007).
Un moment particulier
Face à des personnes qui ne souhaitent pas nécessairement être en contact avec les institutions ni recevoir de l’aide, la réduction des méfaits vise à travailler avec la non-demande d’intervention de ces personnes en s’adaptant à leurs besoins et en refusant d’imposer des normes ou d’avoir recours à la contrainte.4 Ce type d’intervention s’inscrit, en outre, dans le temps long des trajectoires individuelles.
La période de quelques jours autour du premier de chaque mois représente un moment particulier. À cette date, une partie non négligeable des personnes fréquentant les ressources reçoit son chèque de «solidarité sociale» et une bonne partie des programmes dont la mission principale n’est pas la distribution de matériel, se dépeuple pour quelques jours. Les intervenants de site fixe savent alors que le principal de leur action sera de fournir les usagers en matériel pour s’assurer que dans cette phase d’afflux de ressources économiques provoquant une hausse temporaire des transactions, les pratiques de consommation puissent se faire de la manière la plus sécuritaire possible. Les autres programmes, par exemple, d’implication sociale5, s’organisent alors en conséquence, réduisant, notamment, le nombre de couverts prévus pour les repas communautaires. Ce n’est que quelques jours plus tard que les ressources communautaires voient leurs participants revenir, lorsqu’une bonne partie des montants reçus a été investie dans la consommation et le remboursement de dettes. C’est à la suite de plusieurs jours d’une consommation intensive, que les demandes d’intervention et d’accompagnement peuvent être exprimées le plus fréquemment. C’est alors l’heure de la descente, le moment de soigner les blessures physiques et la fatigue mentale découlant de cette période.
Pour ceux, au contraire, qui ont choisi de ne pas participer à cette effervescence et de contrôler leur consommation, l’arrivée du chèque constitue le moment où le contact avec les organismes et leurs intervenants se fait le plus précieux, leur permettant d’échapper à l’effervescence du milieu. Un participant régulier d’un programme d’implication sociale me confie : « C’est toujours un peu stressant les premiers du mois. Puis j’ai des dettes, alors faut que je m’assure de régler ça en premier [une fois l’argent de la solidarité sociale touché]. Hydro puis…J’aime bien venir ici. Quand je suis ici, je sais que je suis pas dehors ».
Le gros de l’activité des programmes change ainsi en partie de nature, l’implication des usagers fluctuant en fonction du contexte social et économique du moment. Les meilleurs moments pour intervenir et référer à une autre ressource ou service peuvent alors soit suivre ces phases collectives de grande consommation si la personne y a pris part soit, à l’inverse, coïncider avec ces mêmes phases, si la personne cherche à s’éloigner temporairement du milieu. L’activité des organismes fluctue ainsi en fonction de l’économie du milieu et notamment de la quête, cette dernière étant facilitée les jours de beaux temps (parce qu’il y a plus de monde dehors) ou lors d’évènements rassemblant beaucoup de visiteurs ou de riverains.6
Pour travailler avec la non-demande, il faut comprendre que tous les moments ne sont pas bons pour intervenir, ce qui exige un certain opportunisme, tout en créant et maintenant un lien de confiance. Ce travail de proximité accepte la non-demande des usagers comme l’expression de leur autonomie et de leur individualité et ne vise ni à les maintenir dans la précarité et la marginalité en oubliant leur (ré)habilitation sociale (Soulet, 2008), ni à les retourner à la «conventionalité» par un retour au travail ou au logement (Caiata-Zufferey, 2006). Le retour à une vie plus conventionnelle, quelle que soit sa forme, doit être décidé par les personnes elles-mêmes. Selon un coordonnateur de programme, établir la bonne distance veut dire «faire avec» les réalités de la personne : «sans lien, tu n’as rien».
L’intervention permet ainsi des modes alternatifs de retour à la conventionalité, la personne choisissant elle-même ses critères et ses normes7, y compris le refus de l’abstinence comme seul horizon. Ce type d’intervention est donc bien plus que sanitaire. Elle est aussi fondamentalement politique en permettant un éventail de rapports possibles entre l’individu et l’institution. Les façons de faire sont aussi multiples et variées que les trajectoires et les besoins des personnes elles-mêmes, avec une manière d’«être citoyen» qui est particulière à chaque personne.
Contours de proximité
Pour travailler avec la non-demande et permettre des possibilités de changement, il est impératif pour les intervenants de définir les contours de leur proximité avec l’usager. Deux composantes de cette proximité peuvent être distinguées. Premièrement, une forme de proximité physique, encadrant l’espace commun dans lequel l’intervenant est admis. Cette proximité physique peut, par ailleurs, évoluer au fil de la relation, le cadre de l’intervention se déplaçant, par exemple, d’un point de rencontre dans l’organisme au domicile de la personne, s’il y a lieu. Cette forme de proximité, que je nomme le «voisinage courtois» (Paumier, à paraître), permet la mise en confiance. Elle permet aussi à l’intervenant de se démarquer d’autres figures institutionnelles souvent vues comme plus menaçantes, au premier rang desquelles figurent les policiers et parfois les professionnels de la santé et de la justice.
La deuxième forme de proximité est verbale. Elle délimite les critiques et suggestions que l’intervenant peut faire, dessine ce qui peut être dit ou pas dans le cadre de la relation, ainsi que les questions qu’on peut poser. Ce type de proximité permet de «tendre des perches», expression utilisée régulièrement au cours des entretiens pour désigner la marge de manœuvre permise par l’usager à l’intervenant dans son référencement vers d’autres organismes. Il peut s’agir, par exemple, de moyens concrets pour améliorer les conditions de vie de la personne et permettre l’expression, si nécessaire, d’une demande dont la personne serait la principale instigatrice.8
Ainsi, un vendredi soir, j’assiste à la discussion entre un usager et un intervenant. L’usager, épuisé et se disant de lui-même en descente, est «tanné». Il aimerait ne plus être dans la rue et aller en cure, mais pas ce soir (il est deux heures du matin). L’intervenant propose alors à l’usager de se reposer un peu et de profiter de la nourriture déposée plus tôt par un boulanger du quartier, puis de repasser bientôt pour voir ensemble ce qui serait le plus adapté à ses besoins. L’intervenant se voit ainsi «tendre des perches […] pour voir s’il accroche ou s’il n’accroche pas», tout en ouvrant une fenêtre pour une intervention future.
Interventions et trajectoires
La nature même de l’intervention communautaire de première ligne auprès d’usagers de drogues par injection et par inhalation, permet de mettre en contexte certaines critiques qui visent la réduction des méfaits. En premier lieu, des chercheurs et acteurs institutionnels prennent compte de la complexité des situations des individus ayant des troubles concomitants, tels la consommation de drogues et un problème de santé mentale. Ainsi, selon Landry et al. (2012 :1) la question «lancinante des 25 dernières années» est « comment intervenir auprès des personnes qui présentent des troubles concomitants de toxicomanie et de santé mentale ?» Cette question, qui se serait manifestée de «façon constante à chaque fois que les cliniciens et gestionnaires de ces centres ont été invités à énoncer leurs besoins, tant sur le plan clinique que sur celui de la recherche, s’explique certainement par la complexité du tableau clinique présenté par ces personnes, le sentiment fréquemment ressenti d’être dépourvu pour intervenir auprès d’elles et les risques importants que l’association de la consommation de substances avec des troubles mentaux comportent pour leur sécurité et celle d’autrui.»
Au cœur des difficultés de coordination entre les différents services et les contraintes économiques, le «travail en silo» des organismes communautaires amplifierait les difficultés à intervenir auprès de ces personnes (OTSTCFQ, 2006 ; Tremblay, 2013). Sur ce plan et aux yeux de ces acteurs, l’évolution de la complexité des problématiques rencontrées nécessiterait un changement de paradigme permettant d’assurer l’accès aux soins et aux services de manière plus constante et de diminuer le phénomène de la porte tournante. Cependant cela signifie également une transformation du rapport de l’intervention en s’inscrivant dans le temps long de la non-demande des personnes. Dans le contexte de la réorganisation massive du système de santé et de la nouvelle gestion publique (Bellot et al., 2013), le principal objectif devient alors d’assurer le continuum de soins et de services par le biais d’une intégration des services.
Enjeu historique de l’État providence québécois (Jetté, 2008), l’intégration des services permettrait une meilleure intervention sur la dangerosité envers soi et envers autrui liée à ce genre de situation et diminuerait le malaise des professionnels. Puisque «parmi les clients des services de toxicomanie, la présence de troubles concomitants constitue la règle et non l’exception» (Landry et al., 2012, p. 17), cette intégration faciliterait le référencement de personnes avec plusieurs problématiques vers d’autres services et ressources, en améliorant l’évaluation des situations individuelles, notamment par les intervenants de première ligne (Simoneau, 2012; Demers et al., 2002). Or, pour pouvoir être effective, cette intégration nécessiterait d’améliorer les diagnostics, les outils de dépistage et d’évaluation des situations, d’harmoniser la terminologie pour désigner tant les situations que les actes de l’intervention de première ligne et de réduire le chevauchement des mandats entre les organismes et les institutions (Paumier, 2017).
Adopter l’intégration des services pour mieux coordonner les différents paliers de l’action sociale comporte cependant le risque de bureaucratiser l’intervention communautaire. Cette approche nécessite de mieux comprendre les effets de la complexification des situations individuelles9 sur les méthodes du travail de proximité. La promotion de l’intégration des services (qu’il faudrait d’ailleurs plutôt nommer «intégration des pratiques»), questionne la pertinence de l’homogénéisation des pratiques de première ligne en termes d’évaluation, de diagnostic et de référencement. Elle suppose ainsi de profondes transformations, tant sur le plan de la réduction des méfaits que sur celui du milieu communautaire lui-même.
Travail de proximité et intégration des services partagent le même-but : rejoindre des populations difficilement accessibles autrement et faciliter les trajectoires de soins et de services des usagers. À ce titre, améliorer l’efficience du système de santé en réduction des méfaits, en renforçant le rôle de l’intervention communautaire dans l’évaluation et le référencement des personnes vers d’autres services semble contreproductif (au risque d’en faire un simple passage préinstitutionnel). On risque de réinstaurer des seuils et des contraintes dans des pratiques qui ont justement été mises en place pour les réduire. L’optimisation des trajectoires de soins nécessite-t-elle, pour autant, une polarisation de l’intervention sur les tâches d’évaluation et de référencement? Dans quelle mesure cette polarisation affectera-t-elle le lien de confiance entre l’intervention et l’usager, basé sur le temps long ? Enfin, là où le référencement fluide est l’objectif, quelle place sera laissée à la participation des personnes à la coconstruction, avec les intervenants, de leur propre trajectoire ?