« L’homme, de ce que je vois en général, a une certaine obligation dans la société. Puis là, quand il est en situation d’itinérance, de consommation, il ne remplit plus ce rôle-là. Pour lui, il n’est rien, il sert à rien, il ne servira jamais à rien, il ne pourra jamais s’en sortir. Puis dans le fond, il abandonne. » (Personne intervenante)
D’un point de vue sociohistorique, la conception de l’itinérance chez les hommes s’est longtemps limitée à la figure du « hobo » (Anderson, 1923) ou du « clochard » (Gaboriau, 1993). Bien que des travaux suggèrent l’importance de rompre avec cette image homogène de l’itinérance (Roy et Grimard, 2016), la documentation actuelle s’appuie néanmoins majoritairement sur un groupe dominant, soit des hommes adultes, blancs, hétérosexuels et cisgenres pour penser et conceptualiser l’itinérance masculine (Côté et al., 2024). De plus, les travaux réalisés auprès des hommes en situation d’itinérance tendent à se concentrer sur les facteurs individuels, comme les problèmes de santé (dépression, stress post-traumatique, dépendance aux substances, Coohey et al, 2016; Montgomery et al., 2017), sans tenir compte des facteurs structurels qui façonnent cette situation de vie (Campeau, 2000). Ce portrait fragmentaire ne permet pas de saisir toute la complexité de l’itinérance en négligeant l’articulation des dimensions structurelles, institutionnelles et interpersonnelles dans les parcours de vie de ces hommes.
À partir d’une étude qualitative1 réalisée dans huit régions au Québec2, cet article documente les points tournants dans le passage à l’itinérance chez les hommes. Inspirés de la théorie des parcours de vie (Wheaton et Gotlib, 1997), les points tournants sont conceptualisés comme des événements, des contextes ou des expériences qui déclenchent un changement considéré comme substantiel dans les trajectoires des acteurs. Cette perspective théorique est intéressante pour la présente analyse, puisqu’elle reconnaît l’enchevêtrement des dimensions individuelles et structurelles à l’intérieur de systèmes complexes, tels que la situation d’itinérance, plutôt que comme une suite d’événements prédéterminés et linéaires (Wheaton et Gotlib, 1997). En complémentarité, le concept de masculinité hégémonique, qui a été développé par Connell (1995), est mobilisé dans cet article afin d’analyser les rapports de genre dans les parcours de vie des hommes en situation d’itinérance. Le concept de masculinité hégémonique reconnaît la diversité des formes de masculinités selon les contextes historiques, sociaux et institutionnels (Connell et Messerschmidt, 2005). En s’appuyant sur la logique d’un système de genre patriarcal, cette perspective tient compte des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et entre les hommes eux-mêmes (Connell, 1995). La masculinité hégémonique correspond à l’archétype de la domination patriarcale qui se manifeste par des caractéristiques associées, entre autres, à l’autonomie, à la force, à l’agressivité et à la misogynie. Afin de capter cette dynamique, Connell (1995) identifie trois autres formes distinctes de masculinités : la masculinité « complice » qui désigne la reproduction de la masculinité hégémonique sans l’appropriation de toutes les caractéristiques, la masculinité « subordonnée » qui renvoie aux caractéristiques qui ne correspondent pas à la masculinité valorisée selon l’idéologie dominante (comme les comportements considérés féminins chez certains hommes), et la masculinité « marginalisée » qui décrit les rapports entre les masculinités des différentes classes sociales (comme les hommes en situation d’itinérance). Nous cherchons ici à capter les points tournants du passage à l’itinérance chez les hommes en tenant compte des rapports de domination et de subordination qui jalonnent leurs parcours de vie.
Entre novembre 2020 et octobre 2022, nous avons organisé des groupes de discussion avec 59 personnes intervenantes provenant d’organismes diversifiés incluant de l’aide alimentaire, de l’hébergement d’urgence, de la réinsertion sociale, du travail de rue et de proximité. Durant la même période, des entretiens individuels semi-dirigés ont été menés auprès de 44 hommes ayant connu l’itinérance (âgés de 23 ans à 66 ans). Cet article présente les éléments de convergence dans le discours des deux groupes rencontrés afin de mieux comprendre les points tournants du passage à l’itinérance chez les hommes. L’analyse qualitative montre que le passage à l’itinérance ne se limite souvent pas à un seul événement, mais plutôt à une multitude de points tournants qui s’entremêlent et s’alimentent tout au long des parcours de vie des hommes. S’il est possible d’organiser ces points tournants en quatre facteurs de vulnérabilité distincts, soit les facteurs structurels (comme les normes sociales, les lois gouvernementales ou les discriminations sociales), institutionnels (soit les règles et les mécanismes des différentes institutions, comme les services de santé et les services sociaux), interpersonnels (soit les relations qui jouent un rôle essentiel dans la socialisation, comme la famille ou les partenaires intimes), et individuels (soit les caractéristiques individuelles qui influencent les comportements des personnes, comme la santé mentale et physique), les récits mettent l’accent sur le fait qu’ils sont en constante interaction les uns avec les autres. Nous avons conceptualisé les interactions entre ces facteurs par le terme de « toile de vulnérabilités ». Les prochaines sections documentent chacun de ces facteurs de vulnérabilité en tenant compte de leur enchevêtrement dans les parcours de vie des hommes, ainsi que leur rapport à la masculinité.
Vulnérabilités structurelles
« Quand je n’avais plus d’argent, j’étais aux crochets de la société et des ressources. Oui, ça m’a aidé, j’ai quand même mangé, mais c’est quand même pénible comme vie à faire. Ça tirait beaucoup d’énergie. Avoir l’effet de rien faire, de l’inutilité. Comme là, je ne travaille pas présentement. Mais, tu sais, je m’entraîne, je prends soin de moi. Je vais être capable de retourner sur le marché du travail. » (Christian, 44 ans)
L’une des vulnérabilités structurelles rapportées renvoie aux expériences de perte d’emploi auxquelles les hommes sont confrontés dans leur parcours de vie. Selon les personnes rencontrées, ces pertes d’emploi peuvent être provoquées par la dépendance aux substances qui constitue souvent une stratégie pour compenser des défis de santé mentale, des traumas dans l’enfance ou des souffrances. Il est expliqué par exemple que la consommation de substances des hommes entraîne des absences injustifiées à leur travail pouvant se solder par des congédiements. Pour d’autres hommes, les expériences de perte d’emploi sont plutôt la conséquence d’événements subits qui les plongent dans l’incapacité de travailler ou de payer leur loyer, comme des fermetures d’usines, des accidents de travail ou des faillites. Les récits révèlent que les pertes d’emploi n’impliquent pas seulement une précarité financière, mais s’accompagnent également d’un « sentiment d’inutilité » où les hommes ont l’impression de se retrouver « aux crochets de la société ». En opposition aux traits liés à l’indépendance et à l’autonomie propres à la masculinité hégémonique (Connell, 1995), ces pertes d’emploi renvoient aux hommes une image d’eux-mêmes marquée par la dépendance aux services et l’incapacité de subvenir à leurs besoins. Cet écart avec la représentation de la masculinité hégémonique renforce, chez ces hommes, leur position sociale subordonnée.
« Quand j’ai commencé mes hormones, ce n’était pas si pire. Mais, j’ai eu une boss qui cherchait un emploi “pour homme” et, puis, quand elle a su que j’étais trans, elle m’a carrément viré… Je vis plus de discrimination cette année que les dernières années je dirais. » (Justin, 37 ans)
Une autre vulnérabilité structurelle est celle des expériences de discrimination sociale vécues chez les hommes aux statuts minorisés. Il est notamment question des hommes en situation de handicap, des hommes issus de l’immigration et des hommes trans. Les personnes rencontrées disent que ces hommes sont confrontés à de multiples expériences de discrimination sur la base de leur statut minorisé. Ces expériences viennent faire obstacle à l’obtention d’un emploi ou d’un logement. Par exemple, l’un des hommes rencontrés, issu d’un parcours migratoire, parle de son incapacité à trouver un emploi depuis son arrivée au Québec. Il explique que les employeurs-euses ne reconnaissent pas ses compétences et ses diplômes, ce qui le contraint à fréquenter les ressources en itinérance pour se loger et se nourrir. Également, un homme trans mentionne subir de la discrimination de la part des employeurs-euses sur la base de son identité de genre, ce qui l’empêche d’avoir accès à des emplois ciblés pour les hommes. À l’instar des analyses de Connell (1995), ce constat montre que, dans les sociétés patriarcales, les hommes qui ne correspondent pas à la figure hégémonique de la masculinité, soit celle des hommes blancs, hétérosexuels, cisgenres et sans handicap, doivent composer avec différentes pratiques discriminatoires. Ces expériences de discrimination entraînent une impression de subordination chez ces hommes, qui amplifie leur exclusion sociale.
Vulnérabilités institutionnelles
« Je suis sorti du centre jeunesse, rendu à 18 ans, les services sociaux c’est comme fini là. C’est “vole de tes propres ailes”. Tes ailes sont cassées ben raide là. Oublie ça. Mais faut que tu voles pareil. Je n’ai pas eu de suivi ni d’aide à ma sortie, non… J’ai cherché des logements, mais c’était impossible… On ne m’a pas montré. » (Patrick, 46 ans)
En ce qui concerne les vulnérabilités institutionnelles, l’ensemble des personnes rencontrées mentionne que les hommes ont vécu une multitude d’expériences antérieures de jugement et d’exclusion au sein des institutions. À titre d’exemple, plusieurs hommes mentionnent avoir fait de longs séjours au sein des services de protection de l’enfance ou des centres carcéraux, desquels ils gardent des souvenirs amers. Selon l’analyse du discours, ces expériences institutionnelles sont souvent caractérisées par un encadrement autoritaire ou des situations de violence qui briment le bien-être et l’épanouissement des hommes. Une fois leurs séjours institutionnels terminés, certains hommes disent être « jetés » à la rue, sans réelle planification ni soutien pour les accompagner à la sortie de ces services. Ce manque de soutien évoque une récupération de la figure hégémonique de la masculinité (Connell, 1995) dans la mesure où les institutions perpétuent l’image de l’homme fort et autonome qui est capable de s’organiser par lui-même. C’est dans ce contexte que les hommes peuvent développer de la méfiance, voire de la rancune, à l’égard des institutions. Cette méfiance les pousserait à rejeter le plus longtemps possible le recours aux services jusqu’au moment où ils n’ont plus d’autres options.
« On développe beaucoup de services, qui sont souvent tous en silo, donc on ne peut pas avoir à la fois une difficulté en santé mentale, une difficulté en consommation, une difficulté en vie de couple, ou personnelle. Il faut choisir notre étiquette, et ça c’est triste un peu parce qu’on est un tout dans le fond, et on l’oublie. » (Personne intervenante)
Une autre vulnérabilité institutionnelle est l’inadaptation des services à la complexité de l’itinérance, comme documentée dans l’étude de MacDonald et al. (2020). Autant les personnes intervenantes que les hommes rencontrés évoquent que l’organisation des services dans une logique de spécialisation des problèmes ne tient pas compte de l’enchevêtrement des enjeux vécus par ces hommes. Comme mentionné par certaines personnes intervenantes, cette organisation en « silo » favorise la mise en place de programmes ou de services surspécialisés qui nuit à une compréhension globale des réalités des hommes à risque d’itinérance. Par exemple, des personnes intervenantes dénoncent le fait que les solutions proposées aux hommes seraient surtout axées sur le logement, ce qui ne serait pas toujours adapté aux besoins de tous. Également, la complexité des procédures administratives et des règles institutionnelles rigides dans les services, comme la production de cartes d’identité, la complétion des déclarations de revenus ou la réalisation des démarches pour l’aide sociale, créerait de l’anxiété et un découragement chez les hommes. En plus, certains hommes ont le sentiment de ne pas être pris au sérieux dans les ressources ou de s’y présenter avec des demandes qui ne sont pas comblées.
Vulnérabilités interpersonnelles
« Je me suis séparé, j’étais avec une copine qui avait des enfants, je l’ai aidée à élever les enfants. Quand on s’est séparés, j’avais une entreprise, j’ai comme tout perdu. Je me suis retrouvé à la rue… Parce que j’ai perdu le business, j’ai perdu les meubles […]. Parce que je sortais d’une relation amoureuse, j’étais en burn-out, j’ai vendu mes affaires à la perte pour ce qui me restait de paiement. » (Frédéric, 40 ans)
Pour ce qui est des vulnérabilités interpersonnelles, autant les personnes intervenantes que les hommes rencontrés disent que les expériences de perte relationnelle peuvent venir chambouler la vie des hommes, jusqu’à les propulser en itinérance. Pour certains hommes, ces expériences prennent la forme de la fuite de la violence perpétrée au sein de leur famille ou d’une expulsion de leur milieu familial en raison de conflits avec leurs parents. Pour d’autres, ces expériences renvoient à une séparation conjugale ou au décès d’une personne significative, comme d’un membre de famille ou d’un-e conjoint-e. L’ensemble de ces expériences peut engendrer à la fois de la détresse psychologique et de la précarité économique au sein desquelles les hommes ont l’impression « de tout perdre ». Or, la détresse ressentie par les hommes évoque une expérience de vulnérabilité émotionnelle avec laquelle ils sont souvent peu familiers. Ces expériences de vulnérabilité sont contraires à la masculinité hégémonique qui est, pour sa part, plutôt centrée sur la valorisation du contrôle de soi et la stabilité émotionnelle, comme le documente Connell (1995). En réaction à ces expériences, certains hommes mobilisent la consommation de substances comme stratégie palliative à la souffrance d’être seul, ce qui peut accroître leurs difficultés économiques et leur instabilité domiciliaire.
« Plus tard, j’ai été recruté par le même groupe que mon père, parce que j’étais visible, j’étais soldat, tu sais. Ça a duré quelques années… J’avais trouvé ma famille avec mes frères, comme je les appelle. J’ai adhéré tout de suite. Entre nous autres, on s’entraidait. On était solides. On comblait nos besoins : l’argent, les femmes, les motos, la liberté… Mais, quand je suis sorti de prison, c’est à partir de ce moment que ma vie a commencé à dégringoler. [J’ai divorcé] et puis j’ai perdu [la maison]. » (Daniel, 42 ans)
L’implication dans le milieu criminel constitue une autre vulnérabilité interpersonnelle qui contribue au passage à l’itinérance chez les hommes. Plusieurs hommes rencontrés soulignent avoir appris la criminalité dès leur enfance, à travers leur milieu familial ou en côtoyant d’autres jeunes lors de placements en centre jeunesse. Cet apprentissage de la criminalité les conduit à tisser des liens avec le milieu criminel, comme celui des motards, qui joue, dans certains cas, un rôle important de socialisation par la marge. En effet, certains hommes rapportent que le milieu criminel représente une forme de famille choisie qui leur a procuré de l’aide et du soutien, comme un emploi, de l’argent et des amitiés. Cette implication criminelle s’accompagne toutefois d’un risque accru de judiciarisation pouvant se traduire par des périodes d’incarcération. La sortie de ces milieux peut engendrer une « dégringolade » de pertes relationnelles et de précarité socio-économique. Les hommes disent être souvent confrontés à des expériences de stigmatisation liées à leur situation « d’ex-détenus » qui peut entraîner des difficultés à trouver un logement et un emploi. Comparativement aux traits liés à l’indépendance et à la réussite associées à la masculinité hégémonique (Connell, 1995), ces expériences de stigmatisation viennent amplifier une image dévalorisante d’eux-mêmes.
Vulnérabilités individuelles
« [Quand je me suis fait enlever ma fille], je me suis dit fuck it esti. Je suis tombé sur la dépression, je bougeais plus de chez nous… J’étais en grosse dépression, ils m’avaient ôté mes droits parentaux. Je pesais 237 livres, parce que j’étais sur la médication pour l’épilepsie, parce que c’est des antidépresseurs qui me donnaient. Pis, c’est ça, ça ne marchait pas, pis j’étais gras, pis j’étais en dépression. » (Mathieu, 45 ans)
Quant aux vulnérabilités individuelles, l’analyse des récits montre que les hommes font face à de multiples défis de santé mentale et physique qui viennent fragiliser leur parcours de vie. Pour ce qui est des enjeux de santé mentale, les hommes sont confrontés à des expériences d’anxiété, de dépression et de stress post-traumatique, des épisodes d’épuisement et de fatigue, des tentatives ou des idéations suicidaires, ainsi que des troubles psychotiques. En regard des défis de santé physique, autant les personnes intervenantes que les hommes rencontrés décrivent que l’itinérance masculine peut être provoquée par des maladies chroniques et des blessures physiques, des épisodes de surdose, ainsi que des commotions cérébrales. Les propos révèlent que ces défis de santé constituent des formes d’incapacités qui limitent les actions sociales des hommes comme leur capacité de travailler. À partir de la perspective de Connell (1995), il est possible de comprendre ces défis de santé comme la manifestation de la masculinité hégémonique dans la mesure où elle s’oppose à la maladie et aux incapacités chez les hommes. Comme cette figure valorise les hommes forts, les défis de santé vécus par ceux qui se retrouvent en itinérance ne viennent que renforcer l’impression d’être subordonnés, ce qui engendre des expériences de stigmatisation provoquant un sentiment de détresse.
« J’ai eu des démêlés avec la police parce que, quand j’avais 21 ans, je prenais de la bière et des séroquels, choses à ne pas faire, ça été vraiment l’enfer. J’ai badtripé, j’ai pété ma coche, mon père n’était pas là, j’ai tout cassé dans la maison. Après ça, je suis parti, c’était le matin… C’est ce que la drogue fait. C’est ce que la drogue peut faire de mal. La drogue peut briser des liens parentaux par exemple. » (Charles, 37 ans)
Une autre vulnérabilité individuelle est la dépendance aux substances et au jeu, qui constituent des expériences marquantes du passage à l’itinérance chez certains hommes. Selon l’ensemble des personnes rencontrées, ces expériences de dépendance peuvent entraîner de l’isolement social. Cet isolement s’explique par la perte de confiance de la part des personnes significatives dans l’entourage des hommes, comme leur famille, leurs amis ou leurs partenaires intimes. En plus de ces ruptures sociales, l’analyse des récits montre que la dépendance aux substances et au jeu peut engendrer une précarité socio-économique (pertes d’emploi, endettements et faillites) qui, du jour au lendemain, peut propulser les hommes vers l’itinérance. De plus, ces expériences de dépendance peuvent entraîner des difficultés avec le système judiciaire en raison, notamment, d’une amplification des comportements de violence, d’agressivité et d’impulsivité lors de périodes de consommation de substances. Comme le propose Dej (2018), il est possible de concevoir la consommation de substances et le recours à la violence comme des stratégies pour compenser la perte de caractéristiques associées à la masculinité hégémonique, comme l’accès à un emploi ou l’indépendance financière.
Une toile de facteurs de vulnérabilité
La présente étude montre que le passage à l’itinérance chez les hommes est complexe et s’explique par un enchevêtrement de facteurs de vulnérabilités. Ces vulnérabilités ne se limitent pas à des enjeux individuels tels que la consommation de substances ou les défis de santé. Les constats montrent que cette toile de vulnérabilités entraîne des conséquences matérielles et symboliques qui s’imbriquent entre elles pour créer un positionnement social subordonné. Ce positionnement amplifie le processus d’exclusion sociale des hommes. En se concentrant sur les expériences des hommes, l’analyse menée ici révèle que cette toile de vulnérabilités ne se tisse pas de façon aléatoire. Elle se déploie plutôt au prisme de la masculinité hégémonique qui renforce les rapports de domination et de subordination entre les hommes. Cette étude suggère l’importance de mettre en place de multiples mécanismes d’intervention pour prévenir l’interaction des facteurs de vulnérabilités. Au niveau structurel, cela implique de bonifier l’offre de logements sociaux et abordables afin de prévenir l’instabilité domiciliaire, d’améliorer le marché de l’employabilité afin de réduire les pertes d’emploi et de bonifier les politiques publiques (par exemple, avec un revenu minimum garanti) pour lutter contre l’appauvrissement. Au niveau de la relation d’aide, les constats reconnaissent l’importance du lien de confiance pour favoriser la réaffiliation sociale et institutionnelle des hommes à risque d’itinérance. Ce constat soulève la nécessité d’établir des relations empreintes d’humanité qui font sentir les hommes marginalisés comme des personnes à part entière, et non comme des numéros déshumanisés.
Notes
- Il s’agit d’une action concertée Fonds de Recherche du Québec – Société et Culture (FQRSC) sur l’itinérance chez les hommes. L’équipe de recherche est composée de P.-B. Côté; Bellot, C.; Chesnay, C.; Flores-Aranda, J.; Fontaine, A.; Greissler, E.; Grimard, C.; Labrecque-Lebeau, L.; MacDonald, S.-A.; Ouellet, G.; Pariseau-Legault, P.; Namian, D. L’équipe de recherche remercie les bailleurs de fonds pour ce financement.
- Les huit régions sont : Abitibi-Témiscamingue, Capitale-Nationale, Estrie, Laurentides, Mauricie-Centre-du-Québec, Montérégie, Montréal, Outaouais.
Références
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Campeau, P. (2000). La place des facteurs structurels dans la production de l’itinérance. Dans D. Laberge (dir.), L’errance urbaine (p. 49-69). Éditions MultiMondes.
Carpentier, N., & White, D. (2013). Perspective des parcours de vie et sociologie de l’individuation. Sociologie et sociétés, 45(1), 279-300. https://doi.org/10.7202/1016404ar
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Connell, R. W. et Messerschmidt, J.W. (2005). Hegemonic masculinity: Rethinking the concept. Gender & Society, 19(6), 829-859. https://doi.org/10.1177/0891243205278639
Coohey, C. et Easton, S.D. (2016). Distal stressors and depression among homeless men. Health & Social Work, 41(2), 111-119. https://doi.org/10.1093/hsw/hlw008
Côté, P-B., Brisson, A., MacDonald, S.-A., Pariseau-Legault, P., Fontaine, A. Labrecque-Lebeau, L., Namian, D., Flores-Aranda, J., Bellot, C., Grimard, C., Chesnay, C., Greissler, E. et Ouellet, G. (2024). Les représentations des hommes en situation d’itinérance dans les politiques sociales : une tension entre une conception hégémonique et plurielle. Politique et Sociétés, 43(1).
Dej, E. (2018). When a man’s home isn’t a castle: Hegemonic masculinity among men experiencing homelessness and mental illness. Dans J.M. Kilty et E. Dej (dir.), Containing Madness (p. 215-239). Palgrave Macmillan.
Gaboriau, P. (1993). Clochard : L’univers d’un groupe de sans-abri parisiens. FeniXX.
MacDonald, S.-A., Côté, P.-B., Fontaine, A., Greissler, E. et Houde, S. (2020). Démarche qualitative du Deuxième portrait de l’itinérance au Québec : Regards croisés et approfondissement des connaissances. Ministère de la Santé et des Services sociaux.
Montgomery, A. E., Szymkowiak, D., et Culhane, D. (2017). Gender differences in factors associated with unsheltered status and increased risk of premature mortality among individuals experiencing homelessness. Women’s health issues, 27(3), 256-263.
https://doi.org/10.1016/j.whi.2017.03.014
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Wheaton, B. et Gotlib, I. H. (1997). Trajectories and turning points over the life course: Concepts and themes. Dans I. H. Gotlib et B. Wheaton (dir.), Stress and adversity over the life course: Trajectories and turning points (p. 1-25). Cambridge University Press.
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- Ariane Brisson
- B.A. Candidate à la maîtrise, département de sexologie, Université du Québec à Montréal