Le CREMIS et les voies alternatives de la recherche en santé et services sociaux

« Un CHU c’est un CHU […] on les connaît bien », répondait le ministre Christian Dubé aux partis d’opposition, qui le questionnaient sur les différentes désignations possibles pour reconnaître les infrastructures de recherche au sein des établissements de santé et de services sociaux.

Ces échanges ont eu lieu dans le contexte de l’adoption de la Loi visant à rendre le système de santé et services sociaux plus efficace en décembre 2023. Dernière en date d’une longue suite de réformes managériales menées dans ce secteur depuis une vingtaine d’années (Grenier et Bourque, 2018), cette loi annonce un réaménagement organisationnel important du système. Sur le plan de la recherche, elle prévoit un resserrement des « désignations universitaires », soit les catégories qui ont été développées pour administrer les infrastructures de recherche intégrées à des établissements. Dans le domaine des services sociaux, la nouvelle loi retient une seule désignation, celle d’institut universitaire (IU), alors que l’ancienne loi incluait également la désignation de centre affilié universitaire (CAU).

Ce changement n’a pas été débattu en commission parlementaire. Durant la période consacrée à l’examen des deux articles traitant des désignations universitaires (sur les quelque 1200 articles contenus dans le projet de loi 15), les échanges ont surtout porté sur les infrastructures de recherche dans le domaine de la santé, en premier lieu les centres hospitaliers universitaires (CHU). Les discussions autour des infrastructures de recherche dans les services sociaux ont été, en revanche, beaucoup plus évasives. Cette prédominance de la santé sur le social n’est pas nouvelle, et trouve écho dans la longue histoire des désignations universitaires dans le système de santé et des services sociaux au Québec. Depuis les années 1990, les désignations IU et CAU ont été utilisées pour soutenir le développement de la recherche dans les services sociaux et rattraper le retard dans ce domaine, comparativement aux services de santé. À l’origine, la désignation CAU a été conçue spécifiquement pour les centres locaux de services communautaires (CLSC) responsables d’offrir les services sociaux de première ligne. Malgré sa richesse, cette forme de recherche « dans l’État social » demeure aujourd’hui méconnue et peu documentée (Rhéaume, 2009; Suárez-Herrera, White et Battaglini, 2013; Sallée, 2022; Godrie, 2023).

Cet article explore cette forme de recherche à partir de l’exemple du CREMIS, un CAU développé initialement au CLSC des Faubourgs au centre-ville de Montréal. À l’occasion de l’anniversaire de ses 20 ans, le CREMIS a mené une démarche visant à retracer son parcours et à réaliser, plus largement, une socio-histoire1 des désignations universitaires dans les services sociaux. S’appuyant sur une collecte documentaire et une série d’entretiens avec des acteurs-trices ayant exercé différentes fonctions (chercheurs-euses, gestionnaires, coordonnateurs-trices, etc.), cet article revient sur les principales phases de son développement.

Malgré les contraintes institutionnelles, le CREMIS a réussi à tracer des voies alternatives pour la recherche au sein du système de santé et des services sociaux. Par sa programmation axée sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté, ce CAU a mis en place un modèle de recherche permettant de réfléchir de manière critique aux conditions de production des inégalités et de contribuer au développement de pratiques d’intervention pour les réduire. En utilisant sa désignation universitaire comme un cadre pour créer de nouvelles relations entre différents types d’acteurs-trices et de savoirs (scientifiques, pratiques et expérientiels), le CREMIS démontre qu’il est possible de rendre les services de santé et les services sociaux plus sensibles aux rapports sociaux inégalitaires.

Les conditions préalables à l’émergence

Bien qu’il ait été fondé officiellement en 2004, le CREMIS a bénéficié d’un ensemble de conditions préalables à sa création. Les premiers constats sur le faible niveau de financement de la recherche sociale appliquée et la quasi-absence d’infrastructures dans ce domaine remontent à la Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux, présidée par Jean Rochon. Dans son rapport paru en 1988, la Commission souligne que « la recherche en santé au Québec est en progression, alors que la recherche sociale appliquée est nettement sous-développée dans tous ses aspects » (Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux, 1988, p. 634).

Dans ce contexte et suivant l’adoption de la Politique de la santé et du bien-être2 en 1992, le Conseil québécois de recherche sociale (CQRS) met sur pied un premier programme pour soutenir la formation d’équipes travaillant en partenariat sur des problèmes sociaux jugés prioritaires (par exemple, l’itinérance). Certains établissements du réseau deviennent partenaires de ces équipes de recherche. C’est le cas notamment du CLSC des Faubourgs, qui contribue à la création du Collectif de recherche en itinérance (CRI) en 1994. Formé de chercheurs-euses, d’intervenant-es et de gestionnaires provenant des milieux communautaire et institutionnel, le CRI fait déjà le pari qu’il est possible de produire de nouvelles connaissances en alliant ces différent-es acteurs-trices (Roy et Hurtubise, 2007).

La mise en place de la désignation CAU à la fin des années 1990 marque un pas de plus dans l’intégration de la recherche aux services sociaux de première ligne. Au-delà des équipes en partenariat, cette décision vise à rapprocher davantage la recherche du développement et de l’évaluation des pratiques, en ancrant des infrastructures dans les établissements (MSSS, 2005). La désignation CAU s’inspire directement de l’expérience du CLSC Côte-des-Neiges et de son Centre de recherche et de formation qui fonctionne déjà depuis quelque temps comme une unité intégrée (Rhéaume, 2009). Cette désignation est rendue possible en vertu de l’article 91 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux. Pour l’obtenir, les CLSC doivent soumettre leur candidature au ministère, en identifiant un « créneau d’expertise » dans lequel ils comptent mener des activités de recherche et d’enseignement. En l’espace de quelques années, un total de six CLSC reçoivent ainsi une désignation CAU3.

Le CLSC des Faubourgs obtient ce statut en 2001, entre autres en faisant valoir sa participation aux activités du CRI. Le créneau identifié à l’époque est la pauvreté et l’exclusion sociale. Ce choix est cohérent avec la décision du CRI de réfléchir au-delà de l’itinérance et d’aborder plus largement ces questions (Roy et Hurtubise, 2007). Pour les gestionnaires du CLSC, il semble important que la thématique choisie rejoigne le travail de l’ensemble des professionnel-les de l’établissement qui interviennent auprès de différentes populations. Dans ses premières années, le CAU fonctionne cependant en grande partie à travers les activités du CRI.

La fondation (2004-2006)

La création du CREMIS en 2004 est étroitement liée à la nomination, la même année, de Christopher McAll comme directeur scientifique du CAU du CLSC des Faubourgs. Professeur en sociologie à l’Université de Montréal, McAll a déjà collaboré avec le CLSC, notamment dans le cadre d’une recherche sur la pauvreté au centre-ville de Montréal (McAll et al., 2001). Il a également été directeur adjoint du Centre de recherche et de formation du CLSC Côte-des-Neiges, qui a inspiré la désignation CAU.

L’arrivée d’un sociologue spécialisé dans l’analyse des rapports sociaux inégalitaires comme directeur scientifique mène à l’adoption d’une nouvelle programmation axée sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté. Partant du créneau de la pauvreté et de l’exclusion sociale, cette programmation doit permettre de développer de nouvelles connaissances sur les causes de ces problèmes, soit les inégalités sociales et les discriminations qui affectent les personnes dans ces situations. Elle doit également permettre de développer de nouvelles pratiques d’intervention — dans ce cas-ci, des pratiques alternatives de citoyenneté au sens large.

Les premières années sont consacrées à la mise en relation des différent-es acteurs-trices du CREMIS. Le centre bénéficie d’un financement de démarrage du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC), qui a remplacé le Conseil québécois de recherche sociale (CQRS) quelques années plus tôt. Il est composé de plusieurs chercheurs-euses du CRI, qui coexiste en parallèle comme équipe partenariale sur l’itinérance, et qui poursuit ses activités pendant quelques années. De nouveaux-elles chercheurs-euses, provenant des diverses universités (notamment l’Université de Montréal, l’UQAM et l’Université Concordia), se joignent également au centre, et élargissent les perspectives sur les différentes populations sujettes aux inégalités sociales (jeunes sans emploi, résident-es d’habitation à loyer modique, personnes aux prises avec un problème de santé mentale, etc.).

Le CREMIS devient très rapidement le CAU d’un établissement de plus grande taille, à la suite de l’adoption du projet de loi 254 et de la création des centres de santé et de services sociaux (CSSS) en 2004. Le CLSC des Faubourgs, qui compte quelques centaines d’employé-es, est alors fusionné à d’autres CLSC et différents centres d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) pour former le CSSS Jeanne-Mance, qui compte désormais 1200 employé-es (Godrie, 2023). Cette réorganisation du système provoque des délais dans le renouvellement du financement du CREMIS et de la désignation universitaire du nouvel établissement.

La consolidation (2007-2013)

Malgré les reports, le CREMIS passe avec succès à travers son premier processus de renouvellement. Comme pour les autres CAU, cette démarche se déroule en deux temps : une demande de financement d’infrastructure de recherche est d’abord déposée au FQRSC puis, suivant une évaluation scientifique positive, le CSSS soumet à son tour un dossier de candidature au ministère pour voir sa désignation universitaire renouvelée (Godrie, 2023). Ce processus s’échelonne sur un an, et prend fin en 2007.

Cette reconnaissance permet au CREMIS de se consolider. À l’image de sa double évaluation, scientifique et administrative, son financement repose sur une subvention de cinq ans, accordée par le FQRSC, ainsi qu’une contribution financière du CSSS Jeanne-Mance. À cette période, le centre regroupe une quinzaine de chercheurs-euses universitaires, un chercheur gouvernemental à la santé publique et une chercheuse d’établissement. À cela s’ajoutent une dizaine de praticien-nes chercheurs-euses, des professionnel-les du CSSS qui consacrent une partie de leur temps de travail à des projets de recherche.

Cette phase de consolidation est marquée par l’apparition de nouvelles composantes permettant au CREMIS de déployer pleinement sa programmation. En 2008, le centre se dote de sa propre revue (Revue du CREMIS) dédiée à la publication de textes en lien avec les inégalités sociales et les pratiques alternatives permettant de les réduire5. En 2011, le centre met aussi en place une nouvelle équipe de recherche, financée par le FQRSC et dirigée par Christopher McAll, sur les Pratiques de participation citoyenne dans la recherche et l’action sur les inégalités sociales (Équipe PRAXCIT, 2011). À travers différents terrains d’enquête, les membres de cette équipe s’interrogent sur les effets que peut avoir la participation citoyenne sur les inégalités sociales. Pour ce faire, ils et elles documentent des espaces participatifs déjà existants (comme des comités d’usagers-ères) et en initient de nouveaux (comme des démarches de création collective), (Godrie et al., 2018). Les activités de cette équipe marquent l’embauche d’une première coordonnatrice de recherche au CREMIS.

Parmi les projets réalisés à cette période, mentionnons la démarche « Au-delà des étiquettes ». Conduit par différent-es chercheurs-euses et praticien-nes chercheurs-euses du centre, ce projet vise à comprendre comment la stigmatisation et la discrimination à l’égard des personnes percevant de l’aide sociale peuvent les mener à perdre leur logement. Ce questionnement est exploré à partir des trajectoires de vie de 40 personnes qui vivent dans un logement précaire ou dans la rue. Lors de la diffusion des résultats, les témoignages recueillis sont repris sous forme de scènes théâtrales pour montrer le poids qu’exercent les étiquettes à l’aide sociale. Le projet est développé en collaboration avec la compagnie de théâtre Mise au jeu et fait l’objet d’une tournée provinciale, organisée avec le Front commun des personnes assistées sociales du Québec. Celle-ci permet de rejoindre près de 400 personnes (personnes en situation de pauvreté, intervenant-es du milieu communautaire et du système de santé et services sociaux, agent-es d’aide sociale, etc.) dans huit régions différentes, en 2008 et en 2009 (McAll et al., 2012).

Durant ces années, le CREMIS organise aussi plusieurs ateliers internationaux de recherche et d’action sur les inégalités sociales. Tenus au Québec et dans différentes villes en France et en Belgique, ces ateliers réunissent pendant une semaine des personnes qui vivent des inégalités (par exemple, des jeunes de la rue) ou qui agissent en solidarité avec des personnes dans ces situations (par exemple, des travailleurs-euses communautaires). Pour favoriser le croisement des différents types de savoirs (scientifiques, pratiques et expérientiels), la composition des groupes est variée et inclut, notamment, des intervenant-es et des gestionnaires du CSSS Jeanne-Mance. Tout au long de la semaine, les participant-es réfléchissent aux inégalités et aux pratiques qui permettent de renforcer leurs capacités d’agir face à celles-ci. Les ateliers culminent par un événement public où les personnes présentent le fruit de leurs réflexions, aussi sous une forme théâtrale.

À travers ces expériences, le CREMIS peaufine son approche, à la fois critique des inégalités, axée sur la co-construction des connaissances et tournée vers l’action. Pendant cette période, il participe également à une table de concertation regroupant les six CAU. Cette instance permet d’échanger sur le modèle de recherche que ces centres sont en train de mettre en place dans leurs établissements respectifs. Le milieu est toutefois rapidement bouleversé par de nouveaux événements.

La reconfiguration (2014-2019)

En vue du second renouvellement de ces infrastructures, le ministère annonce en 2013 que les CAU pourront postuler pour obtenir la désignation « institut universitaire » dans leur créneau d’expertise. Ce changement de statut viendrait avec une hausse potentielle de leur financement, mais aussi des exigences accrues à leur endroit (en termes de rayonnement, de développement de pratiques de pointe, etc.). À peine un mois avant le dépôt des candidatures, le ministère revoit ses directives et précise que seuls les CAU qui déposent des demandes sur des thématiques prioritaires pour le gouvernement pourront accéder au statut d’institut. Les deux thématiques ciblées alors sont les communautés culturelles et la première ligne en santé et services sociaux.

Incité par l’Université de Montréal à laquelle il est affilié, le CREMIS décide de tenter sa chance sur la thématique de la première ligne. Marie-Dominique Beaulieu, médecin et professeure spécialisée en soins de première ligne à l’Université de Montréal, se joint à la demande de financement à titre de codirectrice scientifique avec Christopher McAll. Dans des délais très courts, les deux codirecteurs-trices développent une programmation axée sur les inégalités sociales, les maladies chroniques et les populations vulnérables, et recrutent de nouveaux-elles chercheurs-euses, issu-es notamment du domaine de la santé. Mais la demande, rédigée dans l’urgence, ne convainc pas le Fonds de recherche du Québec — Société et Culture (FRQSC). En 2014, le CREMIS est alors reconduit comme CAU. En fait, sur les six CAU existants (qui n’ont pas nécessairement tous postulé pour devenir des instituts), trois changent de désignation. La dynamique de collaboration qui prévalait entre eux et autour de ce modèle de recherche est affectée par cet épisode et la table de concertation des CAU est dissoute.

La désignation CAU du CSSS Jeanne-Mance est renouvelée officiellement en 2015. L’annonce est faite tout juste avant l’entrée en vigueur du projet de loi 106 et d’une nouvelle réorganisation complète du système de santé et services sociaux. Encore une fois, le CREMIS se retrouve dans un établissement de plus grande taille, le Centre intégré universitaire de santé et services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, qui compte 13 000 employé-es (Godrie, 2023). Au sein du nouvel établissement, le CREMIS n’est plus la seule infrastructure de recherche, et rejoint d’autres centres et instituts du domaine de la santé et du domaine social qui sont également rattachés au CIUSSS7.

À travers cette séquence, le CREMIS entame une reconfiguration. En 2016, la programmation est réorganisée par champs thématiques (savoirs et participation citoyenne, santé et inégalités sociales, itinérance, État social, etc.) pour favoriser une plus grande collégialité dans l’animation des activités scientifiques. Les membres se regroupent en fonction de leur domaine de recherche et d’intervention autour d’un certain nombre de porteurs-euses dans chaque champ. La programmation prévoit aussi des axes plus transversaux, comprenant des analyses critiques sur les milieux de vie et l’intervention, le développement de pratiques alternatives visant la réduction des inégalités et la co-construction des savoirs. À contre-courant de la recherche calquée sur « l’expertise de pointe », le centre continue de défendre la transversalité et une lecture plus globale des rapports sociaux inégalitaires.

Pendant ces années, le CREMIS répond pour la première fois à des mandats ministériels en itinérance. Portés par des chercheurs-euses et plusieurs employé-es du centre, notamment une nouvelle coordonnatrice au transfert des connaissances, ces mandats permettent de développer des ressources servant à outiller les intervenant-es en lien avec des personnes en situation d’itinérance ou à risque de l’être. Ils donnent lieu, entre autres, à la publication d’un guide sur les bonnes pratiques en itinérance qui mise sur la posture et le jugement clinique plutôt qu’une approche standardisée du phénomène. Le guide accorde une grande importance au contexte des interventions et aux particularités de l’itinérance chez différentes populations (femmes, hommes, jeunes, personnes âgées, personnes immigrantes, etc.). Il montre que l’amélioration des pratiques dans un champ comme l’itinérance passe aussi par des outils qui stimulent la réflexivité des intervenant-es.

Un autre exemple de mandat ministériel est l’organisation du premier colloque national en itinérance, en 2017. Cet événement réunit près de 600 personnes, incluant des intervenant-es des milieux communautaire et institutionnel, des chercheurs-euses ainsi que des représentant-es du gouvernement. Au moyen d’une multitude d’ateliers, il permet à ces acteurs-trices de réfléchir aux responsabilités collectives face à l’itinérance et aux pratiques croisées à développer ou à renforcer. Cette reconnaissance de la part du ministère de l’expertise du CREMIS dans ce champ n’est d’ailleurs pas sans rappeler la genèse du CAU du CLSC des Faubourgs. Vers la fin de cette période, les deux codirecteurs-trices scientifiques décident l’un-e après l’autre de quitter leurs fonctions pour entamer leur préretraite. Un cycle de financement s’achève et le temps est venu de préparer la prochaine demande de renouvellement. Ayant rejoint le CREMIS depuis quelque temps, Nicolas Sallée, professeur en sociologie à l’Université de Montréal, est nommé directeur scientifique en 2018. Le lien historique entre ce département et le CAU est ainsi conservé.

La même année, le CREMIS accueille aussi une autre structure de recherche du CIUSSS spécialisée dans le domaine de la déficience intellectuelle et du trouble du spectre de l’autisme. Ce changement apporte des forces supplémentaires et permet l’ouverture d’un nouveau champ dans la programmation autour des capacités, des normes sociales et de l’intervention. Cette reformulation de la problématique dans ce champ illustre bien le regard critique du centre, et sa volonté de réfléchir aux conditions de production des inégalités plutôt que selon une approche par « clientèles ». À ce moment, le CREMIS n’a jamais été aussi bien pourvu en nombre d’employé-es. Il compte au total quatre chercheurs-euses d’établissement, une coordonnatrice de recherche, une coordonnatrice au transfert des connaissances, une spécialiste de l’évaluation et un technicien en recherche.

L’incertitude et le report constant du renouvellement (2020-2024)

Dès 2019, le CREMIS est prêt à se lancer dans son troisième renouvellement. Or, encore à ce jour, ce processus n’a pas été déclenché. Dans les dernières années, le centre a dû composer avec l’incertitude et le report constant de son renouvellement. Cette situation s’explique évidemment par la pandémie de COVID-19 qui a canalisé une grande part de l’attention et des ressources du système de santé et des services sociaux, mais aussi par l’adoption récente du projet de loi 15 qui, comme nous l’avons vu en introduction, prévoit des modifications aux désignations universitaires dans le domaine social.

Ce survol de l’histoire du CREMIS montre que les reports dans le renouvellement des CAU ont été assez fréquents au fil du temps. Le fait que le projet de loi 15 ne retienne que la désignation IU reflète la volonté du gouvernement, déjà perceptible lors du renouvellement de 2014, d’orienter les manières de faire de la recherche en milieu de pratique. Tout se passe comme si le modèle des CAU, étroitement lié à la mission originelle des CLSC et aux services sociaux de première ligne, trouvait difficilement sa place dans un système complètement reconfiguré après vingt ans de réformes managériales et de fusions d’établissements. L’ancrage territorial, les échanges entre différents types de savoirs, les partenariats avec le milieu communautaire, tous des traits forts du modèle des CAU depuis ses débuts (Rhéaume, 2009; Suárez-Herrera, White et Battaglini, 2013), semblent perdre en reconnaissance à l’intérieur d’un système centralisateur qui tend à uniformiser.

L’expérience du CREMIS montre pourtant l’intérêt de conserver des désignations universitaires, qui permettent non seulement une diversité de pratiques et de conceptions de la recherche, mais aussi qui laissent des marges de manœuvre pour ouvrir des espaces de co-construction entre chercheur-euses, intervenant-es et personnes concernées par les enjeux abordés. Si le CREMIS a pu, à certains moments, percer des « brèches » dans les inégalités sociales (McAll, 2017) et diffuser une culture de la « réflexivité critique » au sein du réseau (Sallée, 2022), c’est parce qu’il a remis en question les façons de faire et qu’il a cherché des voies alternatives à la recherche en santé et services sociaux. Les travaux en socio-histoire de l’action publique révèlent souvent ces usages différenciés des catégories administratives par les acteurs-rices, comme le CREMIS s’est approprié de manière singulière la désignation CAU.

Le défi reste de poursuivre dans ces voies alternatives. Il faudra sans doute répéter que rendre le système de santé et des services sociaux plus « efficace », pour reprendre l’intitulé de la nouvelle loi, passe aussi par un approfondissent de la réflexion sur les rapports sociaux inégaux qui interfèrent sur ce système et sur les moyens de les atténuer.

Notes

  1. La socio-histoire de l’action publique renvoie à un ensemble de travaux développés depuis les années 1980, principalement en France, qui combinent les outils de la sociologie et de l’histoire pour aborder les politiques publiques. Cette tradition de recherche se distingue, entre autres, par son approche inductive, son recours à des informations de première main (par exemple, des archives), ses interprétations en termes de processus et sa volonté de saisir les institutions par les acteurs-trices qui les font exister (Payre et Pollet, 2013).
  2. La Politique de la santé et du bien-être fixe les orientations gouvernementales et les stratégies pour améliorer la santé et le bien-être de la population québécoise. Elle fait suite aux constats de la Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux, qui déplore l’absence d’objectifs communs entre les différents services (MSSS, 1998).
  3. Les CLSC ayant obtenu une désignation CAU sont : le CLSC Côte-des-Neiges (1998), le CLSC de Sherbrooke (1998), le CLSC Haute-Ville-des-Rivières (1999), le CLSC Nord de l’Île (2001), le CLSC des Faubourgs (2001) et le CLSC René-Cassin (2002), (MSSS, 2005).
  4. Pour plus de détails sur le projet de loi 25 : https://www.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/lois_et_reglements/LoisAnnuelles/fr/2003/2003C21F.PDF
  5. Pour une recension détaillée des articles parus dans la revue depuis sa création, voir le texte de Christopher McAll, Produire l’égalité : la Revue du CREMIS entre critique sociale et créativité citoyenne, dans le présent numéro.
  6. Pour plus de détails le projet de loi 10 : https://www.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_client/lois_et_reglements/LoisAnnuelles/fr/2015/2015C1F.PDF
  7. Les autres structures du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal ayant une désignation universitaire sont : l’Institut universitaire sur les dépendances (IUD), l’Institut de gériatrie de Montréal (IUGM), l’Institut universitaire Jeunes en difficulté (IUJF) et l’Institut sur la réadaptation en déficience physique de Montréal (IURDPM).

Références

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