Septembre 2009. Dans un sous-sol quelque part dans le nord de Montréal. Un musicien et une danseuse discutent ensemble.
– Mais, au juste, qu’est-ce qu’on va faire là-bas ? Et qui sont les autres ?
– Euh… c’est pas encore très clair… Les autres, ce seront tous des chercheurs, des gens assez calés dans les questions de discrimination.
– Ah oui ? Super… mais… nous, on n’est pas des experts. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir dire qu’ils n’auront pas déjà entendu mille fois…?
– On ne sait même pas si on va participer aux discussions. Peut-être qu’on va rester entre nous. On est là pour que le fruit des réflexions sorte des tables de discussions… pour les diffuser à travers l’art.
– Qu’est-ce qu’on fait alors ?
– On pourrait se mettre à créer comme groupe… faire des jeux, apprendre à connaître nos forces et nos faiblesses.
Sans le savoir, nous étions déjà en plein processus de déconstruction de préjugés.
Tout ce que nous avions au départ, c’était une thématique proposée par le CREMIS, le croisement des discriminations, et un point de chute, le vendredi 23 octobre à Paris. Le collectif CréArt existe depuis presque trois ans et, à l’image de la création spontanée et fugace, ses membres sont constamment en mouvement. D’une création à une autre, de nouvelles têtes surgissent, des anciens reviennent, les vétérans subsistent… Réunis quelques semaines avant le départ, nous avons pu constater une diversité surprenante au sein du groupe : origines, talents, façons de s’exprimer et façons d’être. Considérant la disparité de nos champs d’expertise, ce fut un véritable plaisir que de se découvrir les uns et les autres à travers la création collective, dans un contexte excluant la compétition. La perspective de partir en voyage nous allume, nous fait rêver et nous encourage à nous ouvrir les uns aux autres – certaines personnes s’épanouissant mieux loin de leur milieu social. Au cours de ce voyage, pas le temps de nous installer, pas le temps de se créer un chez-soi : notre chez-soi, ce sont les rames de métro, les salles de travail, les cafés où on se détend le soir venu et, surtout, l’espace social qui s’est créé entre nous, avec les amitiés qui se forment, les gens qu’on découvre sous un autre jour et soi-même qu’on croyait connaître…
En arrivant, nous ne ressentons aucune distance avec les autres et participons aux réflexions sans même que la question ne se pose. Rester dans notre coin ? Hors de question. Notre curiosité est trop forte et nous sommes mis sur un pied d’égalité avec les autres participants, familiers dans les questions sociales. Dans la salle de travail, pas de fausse convenance, mais un respect bien senti.
Nous sommes une trentaine de personnes. Les équipes de réflexion sont divisées au hasard – qui fait bien les choses ici – et il y a un incroyable brassage d’idées et de personnalités. Les discussions tournent autour des facteurs causals des discriminations croisées et des moyens pour limiter leurs effets néfastes. Quel est le rôle de la famille, de l’école, du milieu de travail, du gouvernement ? Quels sont les processus cognitifs en cause ? Faut-il se donner des moyens d’action contraignants ? Sous quelle forme ? Dans quel contexte ? L’art peut-il vraiment changer les choses ? Au bout d’une fin de semaine de réflexion intense sur les causes et les moyens, nous optons pour la création d’une œuvre théâtrale qui présentera des résultats de recherche et des expériences personnelles et professionnelles des participants sous les thèmes des discriminations croisées et de leurs impacts.
Après trois jours à Paris, direction Lille, une ébauche de ce que pourrait être la pièce prend forme. Par la suite, nous sommes appelés à nous auto-organiser pour travailler sur les thèmes qui ont émergé des ateliers de discussion (par exemple, sur l’enfance, les conditions de travail, les rapports de genre, le racisme) selon notre préférence. La pièce commence tranquillement à se former dans l’esprit des participants. S’inscrivant dans une longue tradition de théâtre populaire, notre pièce se veut à la fois dénonciatrice, humoristique et informatrice. Elle inclut mimes, musique, dialogues, chant, danse, cirque et projections de photos. Se déroulant autour de l’histoire d’un personnage central, de la naissance à la mort, elle intègre des éléments de la recherche et de l’expérience des participants afin d’éclairer et de soutenir l’action dramatique. Il n’y a pour ainsi dire pas de fiction, mais une représentation pluri-artistique de faits vécus, ce qui donne force et intégrité aux discours; les recherches qu’on nous présente s’enracinent dans le réel. Nous optons pour une dynamique d’alternance entre le jeu et le discours, pour ne pas noyer le spectateur dans une mer d’informations audiovisuelles. Ainsi, l’action dramatique se fige pour laisser libre parole aux témoignages de chercheurs et d’intervenants qui, à leur tour, se taisent pour céder l’espace au jeu. Le défi est de taille et la perspective d’être acteur/actrice pour un soir est perçue par certains comme intimidante. Cependant, une fois réunis en petits groupes, les idées fusent, l’enthousiasme nous gagne et même les plus réservés y donnent du leur. L’ambiance informelle des rencontres invite à la spontanéité.
Les jours avancent et les liens se resserrent entre nous, mais le temps file et le jour de la première, qui semblait au départ confortablement lointain, est maintenant redouté. La tension monte. Certains voient leur travail écarté au profit de l’unité de la pièce et ragent de voir les heures perdues et leurs bonnes idées avortées. La fatigue se fait sentir, attribuable autant à nos journées de travail ardu qu’aux soirées de temps libre. Le stress gagne les troupes, on tranche pour des solutions plus réalistes, nécessitant moins de préparation. Il y a tant à faire en si peu de jours ; les interventions sont encore hésitantes, la pièce ne semble avoir aucune cohérence et nous n’avons toujours pas de finale ! Malgré cela, nous continuons à travailler, confiants qu’avec l’immense potentiel que nous devinons en notre groupe, nous arriverons à un résultat dépassant les espérances de nos hôtes.
Dans les derniers kilomètres, l’équipe est plus fragmentée que jamais. Pour la première fois, nous ne sommes pas tous dans le même espace, mais disséminés là où les gens peuvent travailler sans se faire déranger. Chacun donne son énergie restante, se dépasse et une sorte de magie s’opère à notre insu : le tout se met en place. La veille du spectacle, nous faisons notre premier enchaînement complet et nous voyons le travail incroyable de chacun se dévoiler, nous surprenant acte après acte. Épuisés mais ravis, nous apercevons la lumière au bout du tunnel. Le jeu sur scène pousse les gens à nous montrer d’autres facettes de leur personnalité, à se surpasser, et nous avons l’impression d’assister à un moment privilégié.
Vendredi soir. De retour à Paris. De voir la salle et la scène, qui sont beaucoup plus grandes que nous le pensions, et de voir l’installation des projecteurs, des caméras et des décors, nous plonge dans la réalité du spectacle. L’atmosphère est à la fébrilité mais en même temps, un soulagement est palpable : nous nous sommes préparés de notre mieux et il ne reste plus qu’à se concentrer et espérer que tout se passe bien. Pour bon nombre d’entre nous, il s’agit d’une grande première.
Notre surprise est grande devant l’intérêt du public. Nous qui pensions jouer pour un public de chaises vides, avons vu la salle se remplir d’un assortiment tout à fait hétéroclite de personnes : enfants, adultes, personnes âgées de différentes origines sociales et ethniques. Finalement, nous avons manqué de chaises pour accueillir tout ce beau monde.
Dans cette expérience, le processus lui-même fût plus intéressant et riche que le résultat, c’est-à-dire la performance de la pièce de théâtre. Si nous avions pu faire une pièce témoignant de tout ce qui a été apporté autour des tables de réflexion, elle aurait duré une dizaine d’heures. L’ultimatum d’arriver à un produit fini pour le vendredi soir nous a forcés à sortir de notre zone de confort, à aligner les heures de travail, à faire de ce voyage une œuvre. Souvent, dans le travail en équipe, l’idée qu’on croit excellente n’est pas reconnue comme telle par les autres, et il faut garder le sourire, aller de l’avant, écouter les autres, bref, faire des compromis. Le travail de création de groupe exige une remise en question de l’apport créatif de chacun. D’une certaine façon, c’est le stress de l’événement de vendredi qui a poussé les gens à passer à travers cette remise en question. Ce à quoi nous sommes arrivés avec ce spectacle est un moment privilégié, unique dans la vie de tous les participants, une rencontre entre l’art et la science, entre la performance artistique et les connaissances issues de la recherche et de l’intervention.
Les discussions en équipes précédant le travail de création ont été, pour moi, riches en déconstruction de préjugés. J’ai appris beaucoup. Ce fût précieux de prendre le temps d’écouter ce qu’ont à dire les autres, et la théorisation de la dynamique inhérente aux rapports de discrimination a suscité bien des réflexions. Au-delà des réflexions, le contenu référentiel de la pièce est renforcé par le contenu artistique. Le spectateur peut vivre certaines émotions avec le personnage principal qui passe à travers les différentes phases de la vie, et mieux comprendre sa situation par empathie. Cela permet de voir l’être humain derrière les étiquettes des discriminations croisées.
Au retour, après quelques heures à peine d’éloignement, la première chose que je réalise, c’est que je m’ennuie des gens avec qui j’ai tant partagé, avec qui j’ai osé et qui m’ont tant donné. J’ai envie de partager cette expérience en la racontant et, surtout, d’appliquer dans ma vie et mon travail ce que j’ai appris au contact des autres.
L’atelier international de Recherches et d’actions sur les discriminations et les inégalités (RADI) s’est déplacé à Paris et à Lille du 17 au 23 octobre 2009 pour permettre à des Français, Belges et Québécois de poursuivre la réflexion et les actions entamées sur le croisement des différents types de discrimination lors d’une rencontre au CREMIS, à Montréal, en mars 2009. Dix-sept Québécois étaient du nombre, notamment des étudiants, des chercheurs du CREMIS et des artistes du Collectif CréArt. L’atelier a été organisé par le CREMIS en collaboration avec l’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ), la mairie de Bondy, la mairie de Tourcoing et la Clé Nord-Pas de Calais. Une pièce de théâtre citoyen a été montée et présentée devant public à Paris le 23 octobre.