Mère de deux jeunes enfants et immigrée au Québec depuis 2000, Héla souhaite que ses enfants sachent d’« où vient leur mère ». À travers son récit, nous avons accès à une mise en scène des souvenirs de son enfance et, surtout, une réminiscence de ses origines. De par sa naissance, Héla est tunisienne, mais son récit est parsemé de références à plusieurs autres origines. D’abord, à l’Algérie, car ses parents sont originaires de ce pays ; ensuite, à la Kabylie, région natale de son père et de ses racines berbères ; et, finalement, à Aix-en-Provence, en France, où elle a étudié pendant dix ans. Tout au long de son récit, Héla fait des allers-retours nostalgiques entre ces trois ailleurs, la Tunisie, l’Algérie et la France. Ensemble, ces trois pays forment des lieux de mémoire (Muxel, 1996), c’est-à-dire des lieux sans cesse reconstruits dans les souvenirs du passé familial.
Même si elle est de nationalité tunisienne, ses allégeances sont multiples. Elle a gardé la nationalité et le passeport algériens, en plus d’avoir un pied à terre à Aix-en-Provence. Elle raconte avec émotion l’histoire du peuple berbère qui se croise à l’histoire de sa propre famille. Dans son récit, elle note que la preuve de ce croisement est inscrite dans un livre « écrit par les anciens », dans lequel figurent quelques pages consacrées à sa lignée familiale. Héla fait l’éloge du passé glorieux de ce peuple : « c’étaient des guerriers à l’époque, c’étaient des grands chefs ». L’importance accordée aux origines berbères est également évoquée dans les souvenirs de vacances familiales en Kabylie. Elle se souvient de la beauté des montagnes, des singes dans la forêt, des enfants qui couraient après l’auto et de sa mère qui avait toujours un grand sac de bonbons à leur offrir. La réminiscence de ces voyages suscite des moments heureux : « Je pleure quand j’y pense, c’est magnifique, magnifique ! Ce sont des souvenirs. »
Les souvenirs de la Kabylie se greffent à d’autres fragments de la mémoire familiale en Algérie, notamment en lien avec le passé colonial du pays. Héla raconte avec fierté la façon dont sa grand-mère, enceinte, a caché des armes sur son ventre dans ses efforts pour soutenir la résistance algérienne. L’année de l’indépendance de l’Algérie, 1962, marque également un point tournant dans son récit. Ses parents quittent alors ce pays pour la Tunisie, où Héla naîtra trois ans plus tard. Toutefois, les raisons de ce déplacement sont scellées par un secret familial : histoire politique ou histoire amoureuse, elle ne le saura jamais. Ici, l’histoire familiale se lie à l’histoire collective.
D’autres souvenirs évoquent la grande mobilité de sa famille. Outre l’Algérie et la Kabylie, elle se remémore des séjours passés à Paris, Aix-en-Provence et dans une villa au bord de la mer à Port Lafayette. La mobilité familiale s’exprime aussi par la valorisation d’une diaspora familiale, plusieurs membres étant dispersés en Angleterre, en France et aux États-Unis. Le thème de la mobilité traverse son récit et définit en quelque sorte sa conception de l’identité familiale : « je te dis, nous sommes une famille d’aventuriers. »
Repères identitaires
C’est aussi dans les souvenirs du passé que l’on retrouve un lien entre les fonctions de réminiscence et de transmission de la mémoire familiale. Étant maintenant mère, Héla réfléchit à ce qu’elle souhaiterait transmettre à ses propres enfants. Surtout, elle voudrait que ses enfants connaissent leurs origines. Il y a d’abord la Tunisie, pays de sa naissance : « Je rentre tous les ans en Tunisie. Ça me revient hyper cher de rentrer deux mois en Tunisie, mais c’est ce que je transmets à mes enfants ». Elle y a grandi, elle y a vécu au quotidien, elle connaît ses mœurs et ses façons de faire. Elle voudrait montrer aux enfants cette Tunisie, qu’elle nomme « la vraie Tunisie », et non seulement la Tunisie des livres scolaires. En même temps, elle sait que le pays de sa jeunesse a beaucoup changé et que ses enfants n’auront jamais la proximité quotidienne qui leur permettrait d’appréhender la Tunisie de ceux qui y vivent. Comme compromis, elle leur parle de son pays, y voyage avec eux en été, les initie à des traditions religieuses et les fait participer à des activités organisées par une association tunisienne à Montréal.
La transmission des origines s’étend également à la Kabylie et à l’histoire berbère : « moi, tout ce que j’ai dans la tête, c’est leur apprendre leurs origines. Je veux les emmener en Kabylie ». Tout comme pour la Tunisie, elle sait que la Kabylie d’aujourd’hui n’est pas la même que celle des souvenirs de son enfance. Elle est tiraillée entre la nostalgie du passé et la réalité du présent, mais tient, dans tous les cas, à ce que ses enfants sachent que leurs racines sont à la fois tunisiennes, algériennes et, plus spécifiquement encore, kabyles. Au-delà des origines en tant que telles, elle souhaiterait surtout leur transmettre le goût de la mobilité : « c’étaient mes plus belles années de jeunesse. J’ai eu une belle jeunesse, magnifique jeunesse […]. Quelle belle époque, c’était la belle vie. Pour ça que je veux que mes enfants, qu’ils aient… je ne sais pas, la merveille du monde. […] à mes enfants, je leur transmets ça. L’aventure. »
À travers la fonction réflexive, la mémoire familiale devient en quelque sorte une mesure permettant de comparer les expériences du passé et celles du présent. Dans le récit d’Héla, la nostalgie d’une jeunesse heureuse se heurte à une vision du présent qui, sous plusieurs angles, lui paraît décevante. Comme beaucoup de personnes immigrantes, elle est venue au Québec dans l’espoir de trouver un bon emploi et d’avoir de bonnes conditions de vie pour ses enfants, mais elle se rend vite compte qu’« ici, c’est une autre réalité, c’est une autre vie. » Sa perception de l’immigration est à la fois dure et franche : « Nous, nous sommes une génération foutue, moi j’appelle ça… On est une génération foutue. Quand on a fait l’immigration, je parle d’ici, la vérité. » Elle craint que ses enfants ne soient leurrés par le « rêve américain » et les valeurs de la surconsommation : les GameBoy, les Dodge Caravan et les souliers Nike. Toutefois, selon Héla, le vrai drame de l’immigration n’est pas tant la dimension matérielle que le fait que ses enfants soient arrachés de leurs racines et que leur repères identitaires soient réduits au plus simple : « Et les enfants, et leurs petits- enfants et nos arrières petits-enfants. C’est quoi leur culture ? C’est quoi leurs origines ? Ils vont dire, ‘Ah oui, je crois que j’avais une grand-mère en Tunisie’… » Malgré ses déceptions, elle fonce dans sa nouvelle vie. Elle a créé son propre emploi, se dévoue corps et âme à ses enfants et se permet quelques folies qui lui rappellent ses années d’aventures.
La mémoire sociale
Héla a été rencontrée dans le cadre des projets « Roman familial et parcours migratoires » menés au CSSS de la Montagne.1 Ces projets s’inspirent de l’approche biographique du roman familial (de Gaulejac, 1999 ; Rhéaume et al., 1996 ; Montgomery, 2009). Cette approche invite les participants à raconter leurs parcours individuels et familiaux à la façon d’un « roman », c’est-à-dire à partir d’un récit subjectif structuré autour de divers fragments de leurs expériences de vie auquel peuvent s’ajouter d’autres types de supports jugés significatifs pour les familles (photos, dessins, poèmes, objets, anecdotes).2 Nos projets s’intéressent surtout à la façon dont les transmissions familiales peuvent servir d’ancrage pour orienter les parcours d’insertion en contexte de migration. La migration est conçue non seulement comme un événement marqué par la rupture mais aussi, et de façon importante, par plusieurs formes de continuité. Dans le processus migratoire, la mémoire familiale agit comme un vecteur de transmission qui relie les expériences pré- et post-migratoires. Le récit d’Héla illustre quelques-unes des fonctions de la mémoire familiale qui permettent aux individus de naviguer entre les multiples « ici et ailleurs » façonnant leurs parcours.
C’est à Halbwachs (1992) que l’on doit l’une des premières réflexions sur la mémoire sociale. À l’instar des traditions psychanalytiques pour lesquelles la mémoire est avant tout une propriété psychique de l’individu, Halbwachs situe la mémoire à la croisée des rapports entre l’individu et la société. C’est l’ancrage dans des contextes sociaux qui permet aux individus de se remémorer des événements liés à l’expérience personnelle ou à l’histoire sociale d’une collectivité. Dans l’interface entre les parcours de vie individuels et des phénomènes sociaux plus larges, la mémoire familiale prend tout son sens. Comme le suggère Vatz Laaroussi (2007 : 1) : « la mémoire familiale joue ainsi un rôle d’articulation et de co-construction entre l’identité individuelle et l’identité familiale de groupe, mais plus encore, au travers de ses fonctions de transmission, de revivification du passé, de conscientisation d’une trajectoire et d’un temps parcourus, elle ouvre un nouvel espace entre l’individu et le social, entre l’intime, le privé, le collectif et le public ». Ainsi, la famille agit comme médiatrice d’expériences, de vécus et de sens.
Une fiction vraie
Parler de mémoire familiale ne veut pas dire raconter une histoire définitive, factuelle ou même « véritable ». La mémoire est sélective : elle est reconstruite à partir de référents disparates et fragmentaires. Ainsi, comme le suggère Muxel, « la mémoire familiale est-elle d’abord une histoire personnelle et sa reconstruction. Il y a du roman en elle ; une fiction vraie à travers laquelle l’individu, mobilisant son passé, se donne du sens » (Muxel, 1996 : 9-10). La mémoire familiale servirait trois fonctions précises : la réminiscence d’images-souvenirs qui évoquent des sentiments et événements du passé, la transmission d’un cadre de référence et de valeurs ainsi que la réflexivité qui permet à l’individu de tirer des leçons de l’expérience familiale à partir d’un regard distant et critique.
Dans le récit d’Héla, la mémoire familiale agit à la fois comme un refuge – la reconstruction de moments heureux afin de contrebalancer les déceptions de l’immigration – et une motivation pour l’action. L’inscription des enfants dans une association tunisienne où ils apprennent l’arabe, le maintien de pratiques religieuses, le choix de prénoms ayant une symbolique familiale et des retours fréquents ou prévus dans les lieux de mémoire que sont la Tunisie, la Kabylie et Aix-en-Provence, constituent autant de stratégies lui permettant de naviguer entre l’ici et l’ailleurs. C’est aussi dans ces stratégies que l’on reconnaît le statut d’acteur d’Héla. À travers ses trois fonctions de réminiscence, de transmission et de réflexivité, la mémoire familiale constitue une force importante qui informe et oriente cette capacité d’agir.
Le récit d’Héla est présenté ici comme une histoire unique ; un retour réflexif sur les liens à construire entre son passé et son présent. En même temps, son histoire est aussi celle de nombreuses personnes immigrantes avec, bien sûr, des variations et nuances ; la mémoire familiale n’existant pas en isolation. Elle est ancrée dans la vie sociale et prend son sens dans les rapports sociaux et l’environnement qui l’entourent. De ce fait, elle constitue un moyen par excellence pour comprendre plus globalement les enjeux de la transmission en contexte migratoire.