Par les écrits des commissaires de police du 18e siècle, pour éclairer les pratiques populaires, les échos de la rue parisienne, la curiosité pour les secrets du roi, les bruits, les rumeurs et le droit de savoir, Arlette Farge (1986 ; 1992) nous a donné la fringale de cette archive, celle qui fait flotter les corps du petit peuple entre un passé et un futur antérieur. On a ainsi redécouvert le goût d’une attention soutenue, un appétit d’entrer de biais dans les vies sans histoire, pour montrer à quel point elles n’en ont pas. De même, avec les écritures des prisonniers, suscitées par le docteur Lacassagne, ou celles des billets d’anarchistes, d’invertis, de vagabonds, de malades à la fin du 19e siècle, Philippe Artières (1998) a mis en scène le regard clinique. La mise en scène permet au lecteur de s’y glisser, à la faveur d’un passage clandestin ou d’un changement de plan, et de produire lui-même ses points de suture.
Du côté des écritures contemporaines, le travail pionnier de Bernard Lahire (1993) et de Claudine Dardy (2004) est remarquable par la qualité de leurs observations. L’avantage du sociologue tient dans la connaissance précise des contextes, des informations sur les usages réels, des postures vues et discutées, de l’épaisseur du social en somme. Dans cet enchevêtrement d’écritures et de situations, Daniel Fabre (1997) et Béatrice Fraenckel (1982) ont élargi l’exploration par une ethnographie des espaces domestiques, du travail et des métiers, des croyances et de ce rapport à l’invisible, aux dieux, à l’émotion. L’écriture de soi, l’autobiographie d’un inconnu, des écrits sur des murs, dans une église, un dépôt étrange de documents sans entrée, autant de traces d’histoire en attente de sens et qu’ils prennent en charge.
Par des centaines de photographies d’écritures prises dans un centre d’hébergement pour rapatriés en France, j’ai voulu interroger les conditions d’existence des écritures, tout ce par quoi l’institution se trouve en situation de fonctionner, de se définir et de se reproduire. J’ai essayé de « mettre au travail » les notions sociologiques d’institution, de relation d’aide, de réflexivité, mais aussi les idées d’archives personnelles, d’écritures personnelles et « d’action avec autrui ».
Comment s’écrit une institution sociale ? Comment vit-elle d’écriture ? Comment le dispositif des écritures ponctue-t-il le temps de l’institution, incite-t-il à agir et à réagir, autrement dit, compose-t-il un agencement de lieux, d’emploi du temps et d’hommes pour façonner les conduites ? Si les historiens ont étudié des mains courantes, la sociologie n’en a pas l’habitude. Or, elles recèlent des postures qui éclairent la vie quotidienne.
Écritures ordinaires
Dans Les nuits de la main courante (2008), j’étudie les mains courantes des institutions, soit les différents registres pour assurer la continuité du service, noter les écarts et les problèmes rencontrés, signaler une attention particulière à tel ou tel geste. Il en va ainsi chez certains gardiens d’immeuble, infirmières, aides médicales, éducateurs, psychologues et bien d’autres métiers d’accueil et d’orientation. Que faire et comment lire ces mains courantes professionnelles ? À première lecture, l’impression d’éclat est telle qu’elle nous bouscule immédiatement. On n’y voit pas grand chose. Les faits et gestes notés là sont si brusques qu’on se demande s’ils sont vrais. L’idée à poursuivre est la suivante : comment des gestes d’écritures ordinaires président-ils à des activités nouvelles telles administrer ou gérer les affaires quotidiennes de l’institution ?
Il s’agirait de camper dans ce lieu commun de la pratique professionnelle : écrire à plusieurs dans un cahier au fil des jours et des semaines. Gestions d’opérations concrètes, la main courante s’attache en effet à aménager le quotidien, au jour le jour. Par une attention minutieuse aux interactions, la résolution d’un problème, l’approbation d’une procédure ou d’une manière de faire, l’écrit confirme un accomplissement ou son envers, l’empêchement de l’action. L’écriture fait ainsi partie de la gestion d’un territoire commun : une salle, un service, un hall d’entrée, un étage, une rue ou encore, dans le cadre d’une procédure, une opération limitée, un type de personnel, un temps donné. Une autre caractéristique de cette écriture à plusieurs mains est qu’elle est réservée à la lecture « entre collègues » qui se connaissent bien ; de sorte qu’il n’est pas rare d’y lire des mots qui dépassent l’ordre du métier. Sont notés parfois un événement singulier, dont on ne sait que faire, un mécontentement ou une colère. Sous contrainte professionnelle, la main courante est à l’articulation de l’institution, du privé et des pratiques de contrôle continu. Nous avons cherché à suivre de près ces écrits, souvent des scènes mineures, des réponses et des postures, afin d’interroger les enchaînements d’action.
Contrôle fugitif de la réalité
Ce travail de domestication est un véritable travail de l’écriture sur le travail, où la pensée de celui qui écrit se corrige elle-même. C’est aussi un amplificateur de ce qui s’est passé, de sorte que les mots minimisent la réalité pour ne pas déclencher d’alertes au feu et, en ce sens, il empêche l’action de s’enflammer vers d’autres horizons (signalement, protestation, plainte, tribunal). Dans ce dispositif d’écritures, les ressources partagées forment des présupposés, des formules, des supports pour éclairer l’action et alimenter les biographies institutionnelles.
On l’aura compris, ce ne sont pas là des écrits administratifs au sens fort, mais plutôt le dépôt des regards, des surveillances ordinaires, des formes de subjectivation qui passent par des frottements quotidiens. Les descriptions peuvent changer et plusieurs points de vue se succéder. Ce sont en quelque sorte des brouillons professionnels. Non pas qu’ils soient plus ou moins vrais que les rapports officiels, mais ils indiquent plus aisément l’incertitude ou la brutalité des situations qui n’étonnent pas les initiés.
Par des gestes, postures, techniques, attitudes, dispositions, c’est la contingence qui en commande l’orientation. En marchant dans un couloir, sur un chemin, vers un dortoir, on écrit à l’aller ou au retour. Au ras du paysage des corps, ces regards nous disent le désordre, ce qui ne va pas, l’anormalité, les risques et les dangers. Le contrôle fugitif de la réalité en est l’enjeu. Les cahiers transforment l’anonyme en connaissance, révèlent les ondes de choc des services publics, la gestion du temps et celle des événements, ne serait-ce qu’en quelques mots. Ils montrent aussi combien chaque métier cherche sa grille de lecture, son canevas et ses codes pour dire la réalité. Le quotidien, tel est, en somme, leur terrain d’élection.
Le sens au quotidien
Si l’impératif de sécurité et de surveillance y préside, on y consigne aussi les coordinations positives de l’action avec les personnes vulnérables. Ne pas prendre de risques inutiles, adapter sa réaction à l’inattendu, faire montre de jugement, signaler le danger à bon escient. Dans de nombreuses situations, la sécurité présente une véritable polysémie et l’écriture peut être l’antidote à la violence et à la faute grossière. Que la prescription d’une dose de médicament soit mal retransmise, qu’une décision soit contredite le lendemain, qu’une règle pratique soit contrariée, et le désordre s’installe dans le service. L’écriture est synonyme de continuité : enchaînement, prolongement ou reprise de l’action du service. Veille et permanence supposent de la persévérance. Parce qu’il faut rendre compte par écrit, l’exaspération (qui sourd parfois) est contenue par ce cadre contraignant, la puissance compensée par les limites de la retransmission à un collègue. C’est pourquoi la main courante agit au-delà d’elle-même. Elle rétroagit sur les absents. Elle bride la rude énergie et désamorce la provocation et la colère. Suivant le métier exercé, elle sert à la bonne entente ou inspire la nécessité de la paix. Disons-le, les espaces institutionnels sont couleur de conflits. Que des chocs surgissent, la main courante se lève pour les aplanir. Elle témoigne néanmoins de la forte incertitude qui pèse sur l’action en situation d’aide.
Il faut dire que les travailleurs sociaux éprouvent un profond sentiment d’émiettement et d’isolement dans leurs activités au jour le jour. Dans le travail en institution d’hébergement où le travail de la nuit s’impose, comme pour les personnes âgées et les détenus, il est courant que des professionnels ne se rencontrent pas d’une semaine à l’autre. Tout au plus se croisent-ils dix minutes. Dès lors, comment réduire cette distance et ce sentiment de solitude ? Et comment échanger ?
Les traces consignées dans le cahier avec la réunion de service forment ce dispositif de réciprocité. Pour produire un sentiment d’équipe, une assurance pragmatique se réalise au fil des lignes lues par tous. Pour atténuer les luttes larvées et les rivalités, ce dispositif résorbe les tentations de brutalité et d’intolérance. Les événements dispersés, repris dans la main courante permettent une information synthétisée, rafistolée. En quelques minutes, les fils de la journée ou de la semaine seront tirés pour l’essentiel, un bilan rapide semblant faire cohésion. Malgré la brièveté des instants notés, leur insignifiance parfois, le cahier assure une sorte de permanence. C’est un réservoir de gestes et d’expériences qui requiert une écriture courante, rapide, automatique, de précision et d’humeur parfois. Parce que les mains courantes s’écrivent de façon presque machinale, bien des gestes y sont dits sans justification. Or, notre lecture consiste à lever cet « allant de soi », à lire le code sous l’habitude, bref, à interroger le sens de ces métiers au quotidien.
L’emprise sur autrui
Ce faisant, ces écritures sont conçues comme une contre-source qui éclaire le champ de bataille des lieux d’hébergement. L’institution ne serait plus la seule productrice d’archives. Un cahier de liaison, une lettre personnelle, une boîte à idées et à suggestions, un rapport de ronde de nuit, voilà que les événements s’éclairent autrement.
Qu’avons-nous vu ? Des écrits d’observations, écrits de vérifications, écrits de rondes, écrits d’appels téléphoniques, écrits de bilans, écrits d’actions, écrits de dépositions. Bref, un vaste dispositif d’écritures qui mêle procédures de subjectivation et techniques de contrôle. Au-dessus, les circulaires et les règlements intérieurs prétendent faire la loi. Au-dessous, les lettres personnelles demandent secours et orientent la prise de l’action. Au beau milieu, la main courante veut tenir « son petit monde », par des prises d’écritures qui se superposent, s’écartent, vont et viennent d’une colonne à l’autre. La main courante — ce discret dispositif institutionnel — apparaît comme une emprise mineure sur autrui, d’autant plus efficace qu’elle se tient au plus près des corps.
Références
Artières P. (1998). Clinique de l’écriture. Une histoire du regard médical sur l’écriture, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
Dardy, C. (2004). Objets écrits et graphiques à identifier, Paris, L’Harmattan.
Fabre, D. (1997). Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, Paris, Maison des sciences de l’homme.
Farge, A. (1986). La vie fragile. Violence, pouvoir et solidarité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Hachette.
Farge, A. (1992). Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil.
Fraenkel, B. (1982). La signature. Genèse d’une signe, Paris, Gallimard.
Laé, J.-F. (2008). Les nuits de la main courante, Paris, Stock.
Lahire, B. (1993). La Raison des plus faibles, Lille, PUL.