La capacité à aspirer de jeunes Européens: raisons d’être

La capacité à aspirer de jeunes Européens1: Raisons d’être

Quand on s’intéresse à la façon dont les individus pensent à l’avenir, on croise souvent la notion d’«aspiration». L’usage de cette notion est assez fréquent, spécialement s’agissant des jeunes générations, mais cet usage est variable et rarement questionné. Une aspiration est tantôt, dans le champ de l’éducation, une réponse à la question posée à un adolescent : «Qu’est-ce que tu aimerais faire plus tard?», tantôt, dans le champ des politiques publiques, un paramètre dont on se demande s’il est pris en compte ou non (par exemple les aspirations des habitants quant à l’aménagement des espaces publics de leur quartier). Mais pourquoi utiliser le terme «aspirations» dans ces situations, plutôt que «rêve», «envie» ou «valeur» ? Ce n’est souvent pas clair. Pourtant, en pointant vers les désirs et la motivation des individus, la notion d’aspirations pourrait contribuer utilement à l’analyse des forces qui poussent les trajectoires individuelles dans telle ou telle direction, un enjeu fondamental de la sociologie mais aussi de l’intervention socio-éducative.

Au terme d’enquêtes sur les occasions qu’ont les adolescents de réfléchir à un avenir désirable en contexte européen (Pays-Bas; Espagne; Royaume-Uni; Belgique; France), je propose de définir les aspirations en tant que représentations positives d’un avenir potentiel procurant un élan capable d’inspirer une conduite, des engagements dans la vie quotidienne, comme par exemple l’implication scolaire, l’implication dans une activité sportive ou artistique en dehors du temps scolaire, etc. Définie de cette manière, la notion permet de pointer vers un horizon mais aussi la démarche qui pourrait y mener (conduite/commitment) et la dimension émotionnelle qui relie l’individu à cet horizon (élan). En m’appuyant sur cette définition des aspirations, j’aimerais souligner dans ce texte trois enseignements tirés de ces enquêtes permettant d’éclairer le rapport que les individus engagés dans la transition vers l’âge adulte entretiennent avec les représentations désirables de l’avenir : les aspirations structurantes, les élans et épreuves et l’élargissement des horizons.

Aspirations structurantes

Premièrement, s’agissant des représentations désirables de l’avenir parmi les jeunes générations, on met souvent l’accent sur l’établissement d’un projet professionnel, ce qui n’est pas étonnant dans un contexte où le monde des adultes pousse les adolescents à «se projeter dans l’avenir» en tant qu’individus autonomes et pleinement intégrés au monde du travail. Cependant, établir un lien implicite entre un projet professionnel et le dessein de trouver sa place dans la société est problématique pour bon nombre de jeunes qui peinent à se projeter dans un profil professionnel capable de répondre pleinement à leur quête de sens ou à leurs questionnements métaphysiques.

Ce lien est par ailleurs erroné, tant il est évident que bien des individus trouvent à «se réaliser» en dehors de leur cadre professionnel : que ce soit dans la vie familiale, dans l’implication en politique, ou bien dans une activité extra-professionnelle plus gratifiante que le travail (coach sportif, voyageur au long cours, etc.). Il me paraît donc utile, pour comprendre le rapport que les individus entretiennent avec un avenir désirable, de situer les aspirations professionnelles au milieu d’autres aspirations structurantes, qui font suffisamment sens pour orienter les choix d’implication personnelle au quotidien : aspiration à fonder une famille; aspiration à avoir un pouvoir d’achat élevé; aspiration à contribuer au bien-être de sa communauté – entre autres exemples d’aspirations mentionnées explicitement dans les entrevues avec des adolescents – mais aussi des aspirations moins explicites et pourtant parfois très prégnantes, comme l’aspiration à la reconnaissance sociale, particulièrement parmi les jeunes issus de milieux défavorisés.

En tant que «confirmation par autrui de la conviction acquise par l’individu de sa propre valeur, à l’issue de différents processus d’identification» (Renault, 2004), la reconnaissance par autrui participe à conférer à l’individu une «raison d’être» (Bourdieu, 1997, p. 283). Pour certains jeunes, la satisfaction de cette aspiration à la reconnaissance est loin d’être évidente, si l’on en juge par les situations conflictuelles que certains vivent dans les cercles de socialisation élémentaires que sont la famille (dans le cas de jeunes placés par exemple) ou à l’école (dans le cas de jeunes en situation de décrochage scolaire par exemple). Certains se tournent d’ailleurs vers la «rue», qui, elle, permet à certains jeunes d’accéder à la reconnaissance à laquelle ils aspirent et qu’ils ne reçoivent pas ailleurs (Coutant, 2005). On peut ainsi se demander à quel point le projet professionnel (entre autres formes d’implication) vise-t-il à satisfaire des aspirations structurantes?

Élans et épreuves

Deuxièmement, les adolescents ne réagissent pas tous de la même manière à l’injonction à se projeter dans l’avenir posée par le monde des adultes. Pour bien des adolescents, se projeter dans l’avenir est un exercice épanouissant auquel ils se prêtent spontanément et qu’ils vivent avec enthousiasme et entrain. De cette expérience il se dégage alors un élan, capable d’inspirer et de guider leurs actes et leurs engagements au quotidien, tant à l’école qu’en dehors. Pour d’autres adolescents cependant, se projeter dans l’avenir est une réelle épreuve, qui s’avère parfois insurmontable. En plus d’être privés de l’élan qui en inspire bien d’autres, certains jeunes vivent la tension entre l’injonction à se projeter et leurs difficultés à le faire comme une souffrance, parfois une honte. Comment expliquer ces difficultés à se projeter dans l’avenir?

Pour répondre à cette question, il est utile d’avoir recours à la notion de capacité à aspirer (capacity to aspire), fournie par l’anthropologue Arjun Appadurai (2004, 2013). Selon Appadurai, la capacité à aspirer est l’aptitude qu’ont les individus – jeunes ou non – de concevoir une «bonne vie» (good life), d’envisager l’avenir en des termes désirables (2004, p.67). Les aspirations ne sont pas innées, et la capacité à aspirer se développe au cours de la vie, certes en fonction de la personnalité des jeunes mais aussi en fonction de leur ancrage dans un contexte familial, social, culturel. Pour ce faire, bon nombre de sociologues contemporains s’appuient sur les enseignements de Pierre Bourdieu, mettant en évidence le rôle de l’habitus dans la reproduction de la distribution du capital culturel et donc dans la formation des préférences des jeunes concernant leur avenir professionnel.

Ainsi, les choix d’orientation scolaire et/ou professionnelle épousent généralement les normes de réussite sociale en vigueur dans le milieu d’origine, lesquelles normes se transmettent au gré des interactions entre différentes institutions qui négocient les conditions de la reproduction sociale. (voir Archer et al., 2014; s’appuyant notamment sur Bourdieu et al., 1970). Cela étant, l’exposition à des normes dans le milieu social primaire n’explique pas tout, car on constate aussi des disparités : il arrive qu’au sein d’un même milieu, confrontés à un même niveau d’adversité, certains individus aspirent à en sortir et s’y emploient activement, tandis que d’autres n’aspirent qu’à un statu quo, voire à rien du tout.

Pour comprendre comment la capacité à aspirer se développe au cours de la vie, il est aussi important de prendre en compte d’autres paramètres tels que l’expérience sociale des individus, c’est-à-dire de considérer les occasions qu’ils ont eu d’entrevoir des perspectives d’avenir non fournies par leur milieu social d’origine, à travers des interactions avec des tiers, par exemple lors d’un stage d’immersion en milieu professionnel pendant les années d’étude. Ces interactions sont susceptibles de donner aux individus des occasions d’analyser leur propre situation et de la comparer à d’autres mais aussi de fournir d’autres «figures d’exemple» (role models), et ainsi d’ouvrir l’horizon des possibles et de suggérer du choix entre plusieurs options désirables. Une explication possible aux difficultés de certains jeunes à se projeter dans l’avenir est un déficit de réflexion par rapport à leur situation personnelle; une autre en est le déficit d’options permettant de satisfaire pleinement leurs aspirations les plus structurantes.

Horizons élargis

Troisièmement, suivant le sillon tracé par Appadurai à l’aide d’observations ethnographiques en Inde, l’analyse des conditions d’épanouissement de la capacité à aspirer des jeunes en contexte européen met en évidence de fortes disparités. On admet généralement que bon nombre d’adolescents puisent dans leur réseau social primaire et dans leurs expériences pour déterminer quelle serait une orientation désirable (par exemple, Archer et al., 2014). Ceci tend à confirmer que plus les adolescents grandissent dans un milieu susceptible de leur offrir un réseau social large et une variété d’expériences (par exemple des voyages, des activités extra-scolaires variées), plus l’horizon des possibles leur paraîtra large.

Les données recueillies lors d’enquêtes qualitatives réalisées auprès d’adolescents scolarisés dans l’enseignement secondaire, ainsi qu’auprès intervenants socio-éducatifs impliqués dans la prévention du décrochage scolaire et dans l’accompagnement des jeunes décrocheurs – principalement dans des quartiers populaires voire défavorisés dans de grandes villes européennes – confirment ces inégalités mais permettent également de montrer qu’elles ne sont pas une fatalité. Interrogés sur les lieux et les occasions qu’ils ont eues de réfléchir à un avenir qui leur paraîtrait désirable, les adolescents ont bien sûr pointé la sphère familiale, où les personnes qui s’avèrent inspirantes sont parfois les parents ou les frères ou les sœurs plus âgées, parfois des membres de la famille un peu plus éloignée, ou bien des amis de la famille ou encore des voisins. Ils ont aussi pointé la sphère scolaire, où l’inspiration peut venir d’enseignants dont la capacité à enthousiasmer leurs élèves suscite des vocations parmi eux, à l’instar d’un enseignant de mathématiques capable de lier le contenu de son cours aux préoccupations quotidiennes de ses élèves.

Mais l’impact des interactions entre élèves et enseignants ne se limite pas à cela. Aux Pays-Bas, c’est aux mentors (professeurs principaux) qu’il incombe de dispenser des cours d’orientation aux élèves du secondaire. À travers un accompagnement au cheminement personnel, ou bien à travers des activités collectives telles que faire participer leurs élèves à des journées portes-ouvertes organisées par les établissements d’enseignement supérieur de la région, les mentors peuvent également être amenés à faire office de miroir pour leurs élèves. Mais l’inspiration peut également venir de sorties scolaires qui ont pour effet de mettre les élèves en contact avec des professions dont ils n’avaient qu’une connaissance très restreinte jusque-là (par exemple une élève intéressée par les métiers de la traduction après avoir visité un tribunal lors d’un voyage scolaire organisé par son professeur d’éthique).

Entre famille et école, on retrouve les principaux lieux de socialisation des adolescents, dont bon nombre d’observateurs disent que les interactions qui s’y produisent tendent à pousser les jeunes générations dans le sens de la reproduction de la stratification sociale. Cela étant, les enquêtes menées aux Pays-Bas ont permis de mettre en évidence d’autres interactions qui contribuent à l’élargissement de la capacité à aspirer. Il y a bien sûr des interactions ayant lieu lors d’activités extra-scolaires dans lesquelles les adolescents sont en mesure de rencontrer des adultes ou des pairs inspirants (un coach sportif, un animateur invitant un groupe de jeunes à organiser un concert public dans leur quartier). D’une manière générale, ces échanges tendent également à suivre la stratification sociale (les jeunes issus de milieux favorisés ayant accès à des activités extra-scolaires plus variées et plus susceptibles de leurs ouvrir des horizons que celles auxquelles les jeunes des milieux moins favorisés). Néanmoins, les enquêtes révèlent l’influence d’interactions d’un autre ordre.

D’une part, dans les grandes villes néerlandaises, les «écoles de fin de semaine» (weekendscholen, initiative privée à but non lucratif et bénéficiant partiellement de fonds publics) procurent aux collégiens issus de couches sociales les moins favorisées des occasions de développer leurs horizons d’études au-delà de ceux procurés par leur milieu d’origine : entre autres activités d’aide aux devoirs et d’acquisition d’«aptitudes sociales», ces écoles organisent des rencontres entre des collégiens et des professionnels qui viennent leur parler de leur trajectoire d’études et de leur expérience professionnelle. À travers ces échanges, les jeunes peuvent développer leurs connaissances au sujet de métiers qui ne sont pas représentés dans leur propre monde social : chirurgien, pilote d’avion, avocat, chercheur, etc. et explorer les voies qui mènent à de telles professions.

D’autre part, divers projets menés par des organismes locaux – le plus souvent financés sur fonds publics dans le cadre de la lutte contre le décrochage scolaire et de la prévention de la délinquance – visent à mettre en rapport de jeunes décrocheurs avec un adulte qui pourrait faire office de «figure d’exemple» (role models). Identifiés en concertation avec les jeunes en fonction des centres d’intérêt de ces derniers, ces adultes – souvent des coaches sportifs ou bien des artistes ayant développé des compétences éducatives – sont chargés d’établir une relation de confiance avec les jeunes et de les accompagner vers un retour à l’école ou à un emploi.

À travers un travail de compréhension de la trajectoire des jeunes, ces adultes peuvent être amenés à parler avec ces jeunes d’avenirs potentiellement enthousiasmants pour eux. Ce faisant, ils peuvent contribuer à élargir les horizons des jeunes au-delà des références en cours dans leur milieu social d’origine. Si de surcroit ils en viennent à aborder avec eux la question des obstacles qui pourraient entraver le cheminement vers de tels avenirs et des moyens de les surmonter, ils peuvent aussi contribuer, dans certaines circonstances, à atténuer le pouvoir des mécanismes de reproduction sociale (Baillergeau et al., 2019) – à l’instar de l’action des organisations non gouvernementales observées par Appadurai à Mumbai. Ainsi, les enquêtes suggèrent que les aspirations des individus sont moins déterminées par des caractéristiques individuelles que par leur expérience des interactions qui jalonnent la trajectoire biographique des individus, en l’occurrence, principalement dans la sphère familiale et scolaire mais aussi au-delà, dépendamment des opportunités qui s’offrent aux individus.

Cheminements

De par leur caractère exploratoire, ces enquêtes ne permettent pas de porter une appréciation sur la capacité à aspirer des jeunes des milieux populaires en général. Elles ont cependant permis de repérer une diversité de cas de figure : des adolescents ont déjà beaucoup réfléchi à leur avenir, mis leurs idées de départ à l’épreuve et cheminé vers autre chose, à l’instar de Myriam, qui se destinait initialement à être assistante sociale et qui suite à un stage assorti d’échanges avec des personnes d’horzons divers s’est tournée vers l’éducation en milieu fermé (detentiewerker). D’autres associent un centre d’intérêt incarné dans une activité extra-scolaire et avenir professionnel sans s’être réellement renseignés sur les métiers vers lesquels leur activité extra-scolaire pourrait mener, ni même avoir envisagé plusieurs voies, tel Adam – très investi dans la pratique du football et sans réel «plan B». D’autres encore, jeunes de 15 ans et plus, ont déjà connu une orientation en fin de primaire, mais sont peu enclins à parler de l’avenir dont bien des adultes préoccupés par l’inscription de ces adolescents dans une voie professionnelle déplorent une apathie apparente en la matière.

En tant qu’élan vers un mieux-être, les aspirations se dessinent parfois en réaction à ce qui fait souffrir dans le présent et ce à quoi les individus aimeraient se soustraire ou bien en réaction à ce qui manque dans le présent. Cela étant, les aspirations ne se définissent pas qu’en creux des souffrances vécues, elles peuvent aussi être inspirées par un système de valeurs ou bien par des figures d’exemple. De la même manière, les aspirations ne sont pas nécessairement tournées vers soi : il est aussi des aspirations formulées par les individus qui renvoient à des causes visant à l’amélioration de la situation d’un groupe, d’une collectivité (auxquels les individus appartiennent ou non).

Réfléchir sur les aspirations permet d’aborder le rapport à l’avenir en partant de ce que les individus ont à cœur de mettre en œuvre, au vu de leur situation et en fonction du sens qu’ils donnent à celle-ci. A défaut d’apporter une explication complète aux difficultés de certains jeunes à établir un projet professionnel, la recherche sur les aspirations permet d’inclure une réflexion sur le point de vue des jeunes quant à un avenir désirable : non pas simplement recueillir leur opinion sur les options qui leur sont proposées par les institutions (réactif – utile mais insuffisant pour s’assurer que l’on n’est pas passé à côté d’aspirations structurantes pour eux) mais s’interroger sur la façon dont ils perçoivent leur situation – et ce qui y pose problème – dans leurs propres termes.

Notes

  1. Avec mes remerciements à Pascal Jobin, pour ses commentaires sur une première version de cet article.

Références

Appadurai, A. (2004). The capacity to aspire: Culture and the terms of recognition. In R. Rao, & M. Walton (Eds.) Culture and public action, Stanford, Stanford University Press, p. 59-84.

Archer, L., DeWitt, J., & Wong, B. (2014). “Spheres of influence: What shapes young people’s aspirations at age 12/13 and what are implications for education policy?” Journal of Education Policy, 29(1), p.58-85.

Baillergeau, E., & Duyvendak, J.W. (2019”) “Dreamless futures: a micro-sociological framework for studying how aspirations develop and wither” Critical Studies in Education, DOI: 10.1080/17508487.2019.1707250

Bourdieu, P. (1997). Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil.

Bourdieu P., & Passeron, J.C. (1970). La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit.

Coutant, I. (2005). Délit de jeunesse. La justice face aux quartiers, Paris, La Découverte.

Renault, E. (2004). « Reconnaissance, institutions, injustice », La revue du MAUSS. 2004/1(23), p. 180-195.